Comme le montre les données chiffrées, le commerce équitable est une activité qui implique une grande majorité de femmes. Afin d’aller au-delà des chiffres et de parvenir à une idée de l’impact qu’a le commerce équitable sur les femmes et sur les relations entre hommes et femmes, nous nous penchons dans cette analyse sur trois aspects du commerce équitable : la place des femmes dans les règles et principes du commerce équitable ; les impacts rapportés par les femmes actives dans le commerce équitable ; et la manière dont les organisations du Sud conçoivent leur action dans le domaine des relations entre hommes et femmes.
Le commerce équitable : une affaire de femmes
Les chiffres parlent d’eux-mêmes, le commerce équitable doit beaucoup aux femmes. C’est une réalité chez les partenaires du Sud d’Oxfam-Magasins du monde : les femmes représentent 90% de la force de travail chez ACP au Népal, 70% chez Bombolulu au Kenya, 60% chez Sindyanna en Israël, 80% chez Sasha en Inde, 80% chez Craft Link au Vietnam, 85% chez Craft Aid sur l’Île Maurice, 93% chez Aj Quen au Guatemala, pour ne citer que quelques exemples. A une échelle plus large, une étude réalisée par la Fair Trade Federation nord-américaine indique que 76% du total de la production de commerce équitable est dû à des femmes [[highslide](1;1;;;)
IEZZI, Carmen K., Fair Trade for women, 6 mars 2011, www.wfto.com.
[/highslide]]. Dans la mesure où le commerce équitable d’Oxfam-Magasins du monde implique un partenariat entre des organisations du Nord et du Sud, il est tentant de compléter cette liste de chiffres du Sud avec un chiffre du Nord : une enquête réalisée en 2010 a révélé que plus de 90% des adultes exerçant une activité bénévole au sein du mouvement d’Oxfam-Magasins du monde sont des femmes. Une statistique qui confirmera certainement l’impression qu’aura eue toute personne ayant visité l’un des magasins wallon ou bruxellois de l’organisation.
Si les données sur le nombre de femmes impliquées dans le commerce équitable sont intéressantes pour avoir une idée sur un aspect de la réalité du commerce équitable, elles ne nous disent pratiquement rien sur l’apport qu’a le commerce équitable pour les femmes. En effet, pour ne prendre qu’un exemple, ce sont également des femmes, des ouvrières, qui produisent dans des conditions déplorables la plupart des vêtements qui sont vendus chez nous. La spécificité du commerce équitable par rapport au commerce international conventionnel réside dans la définition et le respect de principes et de règles permettant précisément de parler de « commerce équitable ». Cette caractéristique doit être soulignée dans le contexte actuel, marqué par une tendance à éliminer toute régulation des activités commerciales.
Les femmes dans les principes du commerce équitable
L’objectif de l’égalité entre hommes et femmes est clairement exprimé dans les critères à respecter par les organisations de producteurs et de productrices impliquées dans le commerce équitable.
L’égalité hommes-femmes chez WFTO
L’Organisation Mondiale du Commerce Equitable (WFTO, dont sont membres Oxfam-Magasins du monde et la plupart de ses partenaires du Sud) a défini dix principes devant être mis en œuvre par les organisations de commerce équitable, dont un qui vise à la fois la non-discrimination de manière générale et l’équité spécifiquement dans le domaine du genre.
Plus concrètement, dans l’évaluation de leurs relations avec des organisations de producteurs du Sud réalisée sur base des dix principes de WFTO, les organisations européennes membres de l’Association Européenne de Commerce Equitable (EFTA, qui regroupe les principaux importateurs européens spécialisés dans le commerce équitable, dont Oxfam-Magasins du monde) examinent différents éléments pour mesurer les efforts réalisés par leurs partenaires du Sud dans le domaine de l’égalité entre hommes et femmes :
- L’existence et le contenu d’une politique de non-discrimination aux différents niveaux de la filière de production (sur base de la race, de la caste, de l’origine ethnique, de la religion, du genre, de l’orientation sexuelle, de l’affiliation politique, de l’appartenance à un syndicat, du VIH-SIDA, etc.). Il ne s’agit donc pas seulement d’égalité entre hommes et femmes, mais entre les individus.
- L’existence et le contenu d’une politique spécifique de l’organisation en matière de genre.
- La rémunération égale des femmes et des hommes accomplissant des tâches similaires.
- Les programmes et les formations de l’organisation de producteurs spécifiquement orientés vers les femmes.
- La manière dont la participation des femmes à la décision et aux activités de production est promue par l’organisation.
- Le pourcentage de femmes actives dans les activités de production occupant des positions décisionnelles dans l’organisation.
Au-delà de la volonté des organisations de s’engager réellement pour plus d’égalité entre hommes et femmes, l’existence de ces critères d’évaluation constitue un encouragement à agir dans le domaine des relations hommes-femmes pour les organisations de producteurs souhaitant avoir des relations commerciales avec des membres d’EFTA.
L’égalité hommes-femmes chez Fairtrade International
La question de l’égalité entre hommes et femmes est aussi présente dans le système de Fairtrade International, qui définit et gère le contenu des standards de commerce équitable accompagnant le label « Fairtrade » (le label Max Havelaar en Belgique).
Le standard générique de commerce équitable pour les organisations de petits producteurs [[highslide](2;2;;;)
Les standards sont consultables sur le site de Fairtrade International : www.fairtrade.net.
[/highslide]] fait directement référence à la Convention 111 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) concernant la discrimination, comprise comme [[highslide](2;2;;;)
Article 1 de la Convention 111 de l’OIT.
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toute distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, qui a pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité des chances ou de traitement en matière d’emploi ou de profession.
Ce point vise à combattre la discrimination en général, sans apporter une attention spécifique aux relations hommes-femmes. Autrement dit, le genre apparaît comme un facteur de discrimination parmi d’autres et non comme un enjeu sur lequel travailler de manière prioritaire.
Ailleurs dans le standard, il est précisé, sous forme de recommandation, que
il est conseillé de porter une attention particulière à la participation des femmes.
La manière de formuler ce point montre bien qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour l’organe international de labellisation du commerce équitable.
Un accent sur la non-discrimination
Dans les standards de Fairtrade International et, dans une moindre mesure, dans ceux de WFTO, c’est avant tout sur la non-discrimination que l’accent est mis. L’objectif prioritaire de ces critères n’est donc pas d’intervenir spécifiquement sur les relations hommes-femmes dans un groupe ou une société donnée, mais d’empêcher les discriminations et de promouvoir la participation des femmes dans les activités des organisations de commerce équitable du Sud.
L’impact du commerce équitable vu par les femmes
Après avoir considéré la place de l’égalité entre hommes et femmes dans les principes et les règles du commerce équitable, nous allons nous pencher sur l’impact du commerce équitable sur les relations hommes-femmes.
Un impact économique, mais pas seulement
L’apport du commerce équitable sur le plan économique a évidemment une grande importance pour les femmes. En effet, le fait de disposer de meilleurs revenus grâce à leur travail a un impact pour de nombreuses femmes et pour leurs communautés, principalement au niveau de la satisfaction de leurs besoins de base. Par ailleurs, en plus de ses conséquences purement matérielles, l’obtention par les femmes actives dans le commerce équitable d’un statut économique autonome est un facteur de renforcement de leur position sociale. En endossant un rôle de type productif, elles acquièrent une place en-dehors des activités domestiques auxquelles elles sont généralement cantonnées.
Ce dernier point montre bien qu’en se limitant à une approche purement économique, on perd de vue une partie de la réalité du commerce équitable. L’aspect économique est important pour les femmes qui sortent de chez elles grâce à leurs activités dans le commerce équitable, mais [[highslide](4;4;;;)
CHARLIER, Sophie (et al.), Plan d’appui scientifique à une politique de développement durable, Le commerce équitable face aux nouveaux défis commerciaux : évolution des dynamiques d’acteurs, février 2006, p.65.
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elles accordent [rapidement] beaucoup plus d’importance au développement du réseau social, des espaces de discussion et d’échange qui se créent au sein de l’organisation.
Des entretiens menés par Sophie Charlier auprès de femmes membres d’organisations de commerce équitable actives dans l’artisanat en Inde, en Bolivie et au Pérou ont révélé que ces femmes valorisaient leur participation au commerce équitable sur différents aspects, en plus de l’augmentation de leurs revenus [[highslide](5;5;;;)
Idem., pp.66-67.
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- L’accès à un espace d’écoute et de respect où elles retrouvent une dignité et une reconnaissance extérieure.
- L’accès à un espace de formation, qui ouvre de nouvelles possibilités, notamment celle d’occuper un poste de dirigeante dans leur organisation.
- La possibilité de se repositionner, dans leurs familles et dans leur entourage, dans les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, grâce au regard positif porté sur leur activité par leur entourage.
- L’existence d’un réseau social et la possibilité de concilier plus facilement le travail et la vie de famille, grâce à la souplesse relative d’horaire et de fonctionnement qu’offre le commerce équitable et au réseau d’entraide constitué par les membres de l’organisation.
La réunion de tous ces aspects dans une même organisation et pour toutes les femmes de l’organisation représente une situation idéale. Dans les faits, toutes ces dimensions ne sont évidemment pas présentes avec la même intensité. Cependant, le fait que les femmes interrogées aient mis en avant ces apports positifs indique que le commerce équitable offre des lieux où peut prendre place un processus d’autonomisation – ou d’empowerment [[highslide](6;6;;;)
Sur la notion d’empowerment, voir l’analyse « Comment une organisation de commerce équitable relève-t-elle le défi du genre ? L’analyse de l’exemple d’ACP Népal » publiée dans ce cahier thématique.
[/highslide]] – des femmes [[highslide](7;7;;;)
CHARLIER, Sophie (et al.), op. cit., p.67.
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Quelle vision des rapports hommes-femmes dans les organisations du Sud ?
Paradoxalement, il semble que les dirigeants des organisations de commerce équitable du Sud travaillant avec des femmes ne soient pas toujours entièrement conscients de l’impact de leurs activités sur ces femmes. C’est ce qui ressort d’une enquête réalisée en 2009 auprès d’organisations de commerce équitable du Sud pour des organisations espagnoles actives dans le commerce équitable [[highslide](8;8;;;)
Voir le chapitre 3 de “El Comercio Justo en España. Cuestión de género” publié par la Coordinadora Estatal de Comercio Justo et la Fédération SETEM
[/highslide]]. L’enquête n’a pu récolter des informations que sur douze organisations, mais ses résultats méritent d’être pris en considération.
Lorsqu’on demande à ces organisations majoritairement composées de femmes si l’égalité de genre est une priorité pour elles, elles donnent toutes une réponse positive [[highslide](9;9;;;)
Idem., p.66.
[/highslide]]. On constate d’ailleurs que la majorité de ces organisations appliquent un critère de parité dans leurs organes de direction, afin de garantir la participation de femmes aux décisions de l’organisation [[highslide](10;10;;;)
Idem., p.69.
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Ces éléments positifs coexistent avec d’autres qui pourraient être améliorés. En effet, sur certaines questions, l’engagement de ces organisations sur la transformation des relations hommes-femmes apparaît moins clairement. Si la sensibilité de ces organisations du Sud aux questions concernant les femmes n’est pas remise en question par l’auteure de l’enquête, celle-ci met en évidence quelques faiblesses et contradictions, dont celles qui suivent :
- Les organisations de commerce équitable ayant répondu se concentrent sur des questions liées à leurs activités de production ou à l’amélioration des revenus ou des conditions sociales et culturelles des femmes, sans réellement s’attaquer aux raisons politiques et aux rapports de pouvoir privant un grand nombre de femmes de revenus. Autrement dit, les organisations accordent peu d’attention à la dimension politique des inégalités entre hommes et femmes.
- La plupart des organisations ayant participé à l’enquête considèrent l’objectif de l’égalité entre hommes et femmes uniquement d’un point de vue économique. Or, pour créer de réels changements vers l’égalité entre hommes et femmes dans une société donnée, il est nécessaire d’aborder non seulement la dimension économique, mais aussi les dimensions politique, sociale et culturelle des inégalités.
- Enfin, les réticences affichée par certaines organisations face au concept de féminisme, qu’elles perçoivent comme étant trop radical ou agressif, est révélateur d’une approche technique et dépolitisée de la question de genre par ces organisations.
En résumé : alors que les impacts positifs de leurs activités pour les femmes dépassent largement la sphère économique, les dirigeants de beaucoup d’organisations de commerce équitable du Sud se focalisent presque exclusivement sur l’objectif de la création de revenus pour les femmes impliquées dans les activités productives. Or, le fait que la participation des femmes au commerce équitable leur apporte bien plus que de meilleurs revenus représente justement une opportunité de travailler sur d’autres questions, notamment celles concernant les rapports de pouvoir structurellement défavorables aux femmes dans leur propre société.
Un modèle à faire évoluer et en évolution constante
Travailler avec une majorité de femmes dans une activité apportant à ces femmes de meilleurs revenus que le commerce conventionnel ne revient pas à mener une action pour changer en profondeur les relations inégalitaires entre hommes et femmes dans une société donnée. Toutefois, constater que les organisations de commerce équitable ont une action limitée à ce niveau ne doit pas nous empêcher de souligner l’intérêt d’une initiative commerciale permettant à des milliers de femmes d’améliorer leurs conditions de vie et de renforcer leur position sociale. Avec les moyens limités dont elles disposent, beaucoup d’organisations du Sud font le choix de se concentrer sur leurs activités et sur leurs membres, ce qui est compréhensible.
Pour situer ce constat dans un cadre plus large, il nous semble pertinent de rappeler qu’en tant qu’expérience alternative, le commerce équitable ne propose pas un modèle figé dans le temps. Ainsi, pour citer un exemple provenant d’un tout autre domaine, les préoccupations environnementales sont venues s’ajouter en cours de route aux considérations sociales et économiques ayant motivé les pionniers du commerce équitable. Rien n’empêche donc les organisations de commerce équitable de renforcer leur approche des relations de genre dans un futur plus ou moins proche. Elles disposent en tout cas de bases très intéressantes pour se présenter comme des exemples positifs et pour porter un discours ambitieux sur le genre dépassant leurs propres activités productives et commerciales.
François Graas
Service politique