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Ces dernières années ont vu apparaître un regain d’intérêt pour des actions dites de désobéissance civile. En novembre 2017, neuf activistes de l’Ensemble Zoologique de Libération de la Nature (EZLN), suite à une action contre le glyphosate et accusés d’avoir dégradé les locaux de l’European Crop Protection Association, attendaient le verdict de leur procès. Quelques 200 activistes déguisés en animaux étaient venus faire une action devant le Palais de justice de Bruxelles pour leur apporter leur soutien. Plusieurs agences bancaires ont aussi été envahies en 2016 par des « faucheurs de chaises » qui protestaient contre l’évasion fiscale. D’autres mouvements tels que TTIP Game Over, Ende Gelande, 365.org ou encore les faucheurs d’OGM se sont également fait connaître par leurs actions désobéissantes.
Que nous disent ces actions et pourquoi connaissent-elles un regain d’intérêt ? Oxfam-Magasins du monde, en tant qu’acteur de la société civile belge et ONG reconnue, a-t-elle un enjeu à saisir à travers ces mobilisations ? Doit-elle les soutenir, les répercuter, mobiliser ses membres ou encore en organiser en son propre nom ?
Après avoir tenté de définir de ce concept et avoir passé en revue les sept critères qui décrivent les contours d’une action de désobéissance civile, nous nous pencherons sur le plan stratégique 2020 d’Oxfam-Magasins du monde et étudierons la place laissée à ce type d’actions dans ce plan. Enfin, nous tenterons de lister les risques et opportunités qu’elles constituent pour notre organisation.
Quand désobéir ne se fait pas n’importe comment…
Les premiers écrits sur la notion de désobéissance civile remontent aux 19e siècle, sous la plume d’Henry David Thoreau[1. THOREAU Henry David, La désobéissance civile, Gallmeister, 1849.]. C’est lui qui la théorisera en premier, avant que le concept ne soit repris au 20e siècle par de grands personnages historiques tels que Gandhi ou Martin Luther King. Ce type d’action politique est régi par des règles très strictes : « on ne désobéit en effet pas n’importe comment… c’est même tout le contraire »[2. http://www.cepag.be/sites/default/files/publications/analyse_cepag_-_novembre_2016_-_desobeissance.pdf].
Pour Manuel Cervera-Marzal[3. CERVERA-MARZAL Manuel, Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ?, Editions du Bord de l’Eau, « La bibliothèque de Mauss », 2016.], le centre de gravité de la contestation sociale s’est progressivement déplacé ces derniers temps du répertoire des actions légales (vote protestataire, syndicalisme, grèves, manifestations, pétitions) à des actions qui outrepassent de plus en plus fréquemment les frontières de la légalité (pirates informatiques, zadistes[4. ZAD pour Zones à Défendre], désobéissants civils). Les mouvements de contestation traditionnels sont en train de s’essouffler (il prend l’exemple du taux de syndicalisation en France qui est en chute importante)[5. DATA GUEULE #73 : Des obéissances civiles : https://www.youtube.com/watch?v=QTZJ3t-XA8c].
Une première distinction est à opérer entre deux types de désobéissance : la classique et la radicale. Les désobéissants classiques reconnaissent « que les Etats de droit occidentaux sont effectivement « démocratiques », mais tout citoyen, toute citoyenne a le droit et surtout le devoir de désobéir à une loi ou une décision qui lui semble injuste. Tout citoyen, toute citoyenne qui ne se reconnait plus dans le contrat social passé tacitement avec l’Etat, a le droit de s’en extraire temporairement pour montrer que le gouvernement ne respecte pas les engagements fondamentaux qui sont à l’origine dudit contrat social tacite »[6. http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2016_-_etude_-_la_desobeissance_civile_pour_retrouver_le_chemin_de_la_democratie.pdf]. Sous cette forme, toute action est régie par sept critères que nous décrirons ci-dessous. Pour les désobéissants radicaux, il s’agit de remettre en cause le système politique et économique dans son ensemble : l’illégitimité et la violence se trouveraient donc du côté de l’Etat. Dans le cadre de cette analyse, nous nous limiterons à la première conception.
Les sept critères derrière une action de désobéissance civile
Nous l’avons vu, une action de désobéissance civile doit être très cadrée dans sa conception, afin d’asseoir sa légitimité. Sept critères permettent de cerner les contours d’une action de désobéissance civile[7. Idem]:
- Sa dimension collective : l’action doit effectivement rassembler des citoyen.ne.s qui agissent collectivement autour d’un objectif précis et sous une forme non-violente. L’action peut donc rassembler des personnes n’ayant pas les mêmes convictions politiques, mais ayant un objectif sociétal commun. L’anonymat prédomine pour les militant.e.s pris.es individuellement, mais pas pour le collectif qui organise l’action. Lors des actions TTIP – Game Over, les militant.e.s se faisaient par exemple tou.te.s appeler « Camille », prénom mixte par excellence.
- L’action doit être publique : les désobéissant.e.s, par des modes d’action souvent spectaculaires, tendent à donner à leur revendication le plus grand retentissement possible. Il s’agit d’apporter la contestation dans le débat public. C’est pourquoi les auteurs de ces actions se font très souvent connaître s’ils ne sont pas pris sur le fait. « […] le refus d’obtempérer doit ostensiblement servir un but politique qui peut être décrit et raisonnablement être atteint en utilisant ce moyen »[8. http://www.cepag.be/sites/default/files/publications/analyse_cepag_-_novembre_2016_-_desobeissance.pdf].
- L’action doit être illégale (ou extra-légale) : Ce principe peut sembler aller de soi, mais l’action doit effectivement rentrer en opposition avec la loi pour en démontrer le caractère injuste. Si nous reprenons l’exemple des actions de l’EZLN, dont le slogan est « We are nature defending itself », nous voyons bien que ces militant.e.s se définissent comme « représentant.e.s » de la nature par rapport à toute une série de législations étatiques et européennes allant à l’encontre de sa subsistance. « On désobéit toujours au nom d’un principe de justice considéré supérieur, en importance et dignité, au devoir d’obéissance aux lois de son propre Pays »[9. http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?la-citoyennete-exclut-elle-la].
- L’action doit être non-violente : Ce critère est assez bien débattu dans la sphère activiste, notamment sur la définition même de la non-violence. Si un consensus est acquis sur la non-violence physique, le débat reste ouvert quant à la violence psychologique que les actions peuvent engendrer chez ceux et celles qui la subissent.
- L’action doit intervenir en plus d’une action en justice : La désobéissance civile est en effet considérée et justifiée comme le dernier recours possible pour faire changer une législation que l’on considère comme injuste. Il importe donc de démontrer que toutes les voies légales ont été utilisées et se sont avérées inopérantes.
- Les risques de sanction sont assumés :e militant.e qui veut se lancer dans une action de désobéissance civile est conscient.e des risques pénaux qu’il ou elle encourt. Les organisations encadrant ces actions informent bien au préalable les participant.e.s et une liberté leur est laissée par rapport au degré d’illégalité lors de l’action. Les sanctions pénales apparaissent comme moins importantes que l’obligation morale et éthique d’agir. « En acceptant sa peine, le désobéissant témoigne son attachement aux lois dans leur ensemble, même s’il en conteste une en particulier »[10. http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2016_-_etude_-_la_desobeissance_civile_pour_retrouver_le_chemin_de_la_democratie.pdf].
- L’action doit être constructive : Elle ne doit pas se contenter de dénoncer, mais doit aussi et surtout proposer une alternative.
Quelle place pour la désobéissance civile dans le plan stratégique 2020 d’Oxfam-Magasins du monde ?
Oxfam-Magasins du monde se donne pour mission de construire la justice socio-économique. Pour se faire, l’association articule son action autour de trois leviers d’actions[11. Plan stratégique 2020 d’Oxfam-Magasin du Monde : www.oxfammagasinsdumonde.be] :
- Le levier « alternatives » : via notamment l’aspect vente de produits issus du commerce équitable et le commerce de vêtements de seconde main.
- Le levier « éducation » : via des actions qui visent les citoyen.ne.s et les consommateurs/trices. C’est par exemple dans ce levier que se retrouvent toutes nos actions d’ECMS[12. ECMS = éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire] en milieu scolaire, nos campagnes thématiques annuelles, les actions des groupes Oxfam-en-Action, les petits déjeuners Oxfam, les grands événements du mouvement tels que la journée des partenaires, les formations, etc.
- Le levier « rapport de force » : qui regroupe toutes les actions à destination des décideurs.ses politiques et économiques.
Par ces différents leviers, Oxfam-Magasins du monde veut provoquer le changement social selon le principe de la tenaille, c’est-à-dire en mobilisant les citoyen.ne.s sur des alternatives (bras inférieur de la tenaille) et en faisant du lobbying auprès des décideurs.ses pour changer les choses (bras supérieur de la tenaille).
Pour se faire, Oxfam-Magasins du monde a défini trois axes stratégiques à l’horizon 2020 :
- Axe 1 : Déployer le mouvement
- Axe 2 : Développer l’esprit Nouvelle Terre
- Axe 3 : Prendre place dans le mouvement de la Transition. Développer une société éthique.
C’est à l’aune de l’axe 1 sur le développement du mouvement qu’il convient d’envisager un investissement éventuel dans des actions de désobéissance civile. Deux aspects de cet axe nous semblent opportuns à mettre en relation avec les actions de désobéissance civile. Premièrement la volonté de faire adhérer de nouveaux publics. Le mouvement d’Oxfam-Magasins du monde est constitué d’un public en école secondaire (environ 1500 membres), de jeunes aux études supérieures (une centaine de membres) et un public adulte (environ 2500 membres, organisés principalement autour de magasins locaux). A travers l’identification d’acteurs/trices de la société civile qui défendent une vision de société proche de la nôtre, nous comptons développer une stratégie afin qu’ils ou elles viennent renforcer notre mouvement et qu’en retour nous renforcions également leurs initiatives. Deuxièmement, nous voulons aiguiser notre discours en le rendant plus tranché et en phase avec l’actualité.
Opportunités et risques pour Oxfam-Magasins du Monde de soutenir et/ou d’organiser des actions de désobéissance civile
Nous l’avons vu, les formes de contestation ont considérablement évolué au cours de ces dernières années, et Oxfam-Magasins du Monde se doit de les prendre en compte et de les envisager sereinement. Force est de constater que beaucoup de jeunes s’engagent dans des actions de désobéissance civile, sans être passés par exemple par la case manifestation[13. http://www.revuenouvelle.be/TTIP-Game-Over-desobeir-pour-enfin-gagner], attirés par cette nouvelle forme de contestation ludique, décalée et plus radicale[14. https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2011/01/31/militer-aujourdhui/].
Via les groupes Oxfam-en-Action, l’ONG pourrait promouvoir ce type d’initiatives et encourager les différents groupes universitaires et des hautes écoles à y prendre part. De taille encore assez modeste par le nombre de ses militants, Oxfam-en-Action pourrait clairement aller capter un nouveau type de public par ces mobilisations. Nous ne désirons évidemment pas engager le public des écoles secondaires dans ce type d’actions, ce public n’ayant pas encore la majorité pénale : il serait donc totalement irresponsable de promouvoir ce type d’actions dans ce cadre (par contre, nous pourrions encore développer l’aspect actions de terrain de sensibilisation dans l’espace public avec cette partie de notre mouvement). Nous pensons par contre que le public adulte du mouvement pourrait répercuter, voire participer à ce type d’actions dans une certaine mesure. Un des objectifs pour Oxfam-Magasins du Monde est en effet de sortir de l’aspect vente du commerce équitable pour développer encore l’aspect sensibilisation.
Nous pensons aussi que ce type d’actions permettrait d’attirer un nouveau public au sein de l’association, les formes utilisées se distinguant effectivement des campagnes de sensibilisation « classiques ». L’aspect très concret de la désobéissance civile peut permettre de capter un public davantage réticent face à un aspect plus top-down de la sensibilisation. Le fonctionnement très horizontal dans l’organisation de ces actions permet un engagement plus souple et sur un moins long terme (vu qu’il s’agit de s’engager pour l’objectif précis de l’action). Le risque pour Oxfam-Magasins du Monde est donc d’avoir un engagement de moins long terme, le ou la militant.e réalisant une sorte de zapping associatif en fonction des idées qu’il ou elle veut défendre et des types d’actions qui lui sont proposées.
Dans son plan stratégique, Oxfam-Magasins du Monde défend l’idée d’aiguiser son discours et de le mettre plus en phase avec l’actualité. Comme nous l’avons vu dans la première partie de cette analyse, de nombreux.se militant.e.s sont fatigué.e.s par les formes de mobilisation plus classiques (manifestations, pétitions, etc.) parce qu’ils et elles ne constatent pas d’effets concrets à leur investissement auprès de nos dirigeant.e.s politiques et économiques. Les actions de désobéissance civile se revendiquent d’un militantisme plus concret, plus tangible : le ou la militant.e est en contact direct avec ce qu’il conteste. « Sans être sûrs de pouvoir faire mieux, il s’agit avant tout de laisser libre cours à notre indignation, d’exprimer une colère juste, de déranger, de créer du désordre, d’être un grain de sable de plus dans la chaussure des oligarques. Et si ce n’était que ça ? […] Ca ne serait déjà pas si mal ».[15. idem] Nous pensons qu’il s’agit aussi d’une opportunité pour attirer les médias sur les messages que nous portons, ces actions étant souvent à forte valeur en « images ajoutées ».
Enfin, un des objectifs principaux à défendre est de reconnecter la sphère des militant.e.s associatifs.ves avec la sphère des militant.e.s autonomes [16. Par sphère des militant.e.s autonomes, nous entendons des militant.e.s qui s’engagent pour défendre des causes bien précises (peu importe par quelles organisations elles sont défendues), en opposition avec les militant.e.s qui s’engagent à travers une association de la société civile.]. La première laisse en effet de plus en plus la place à la seconde. « Pour changer la donne, une meilleure articulation entre les formes d’actions (plaidoyer politique, sensibilisation, action directe, mise en place d’alternatives) est parfois plus porteuse que de chercher sans arrêt à augmenter notre nombre »[17. idem].
Face à cette analyse, nous pensons qu’ Oxfam-Magasins du Monde devrait porter ce débat au sein de ses membres et se positionner clairement face à ce type de mobilisation qui prend de l’ampleur et face auquel l’ONG ne peut jouer l’autruche. Il s’agit d’une question valable pour l’ensemble du monde des ONG, confronté à ce nouveau type de militantisme : c’est un véritable enjeu du monde militant actuel et Oxfam, ainsi que les autres ONG et associations de la société civile, se doivent d’entendre cette envie de renouvellement de l’engagement. En tant qu’ONG reconnue au sein du grand public, Oxfam-Magasins du Monde se doit en tous les cas de faire écho à ces actions et de les encourager. L’organisation l’a déjà fait précédemment à l’occasion de la forte mobilisation contre le TTIP et le CETA, ainsi qu’en soutien aux faucheurs d’OGM[18. https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2013/05/27/le-mouvement-de-liberation-des-champs-et-la-societe-civile-debattent-des-ogm-et-de-lavenir-de-notre-alimentation/]. La question de savoir si Oxfam doit organiser elle-même ce type d’actions doit être débattue et appropriée par ses membres : porter ce débat est déjà un pas vers la réalisation des objectifs de son plan stratégique 2020.
Bruno Gemenne
Responsable du service « Mobilisation jeunes »