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Fin du monde, fin du mois, même combat

Analyses
Fin du monde, fin du mois, même combat

L’enjeu le plus crucial de notre siècle est sans doute de réduire les inégalités croissantes tout en préservant l’habitabilité de la planète (climat, biodiversité). Autrement dit, de faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique. Mais quelles formes concrètes ces politiques intégrées peuvent-elles prendre ? Et quels rôles le commerce équitable peut-il jouer dans ce contexte ?

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L’articulation des enjeux sociaux et environnementaux dans les politiques publiques : quelles sources d’inspiration pour le mouvement du commerce équitable ?

« Fin du monde, fin du mois, même combat ». Ce slogan ne provient pas d’un manifestant mais de Nicolas Hulot, à l’occasion de la crise des gilets jaunes fin 2018 en France[1. La formule a par contre vite été reprise par de nombreux gilets jaunes (et pour certains verts), dans la suite des manifestations et dans une forme de convergence des luttes auparavant tentée par de nombreux autres mouvements (ex. Nuit debout, Occupy Wall Street).]. Quelques mois après sa démission fracassante du gouvernement d’Emmanuel Macron, l’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire résumait ainsi en une formule choc l’enjeu sans doute le plus crucial de notre siècle : réduire les inégalités croissantes[2. Pour rappel, Oxfam démontrait dans son dernier rapport sur les inégalités en 2018 que 26 personnes possédaient autant de richesses que les 3,6 milliards les plus pauvres de la planète. Sur cette même année, la richesse des milliardaires dans le monde a augmenté de $900 milliards, au rythme de $2,5 milliards par jour, alors que celle de la moitié la plus pauvre de la planète a chuté de 11%. Source : Oxfam International. 22/01/2018. Les 1 % les plus riches empochent 82 % des richesses créées l’an dernier, la moitié la plus pauvre de l’humanité n’en voit pas une miette.] tout en préservant l’habitabilité de notre planète face aux nombreux dépassements du ‘système Terre’, en particulier le changement climatique et la perte de biodiversité[3. Novethic. 23/11/2018. Pour Nicolas Hulot, la crise des gilets jaunes était évitable si le gouvernement avait su réconcilier écologie et social.].

Un défi que la chercheuse britannique Kate Raworth a popularisé ces dernières années de manière imagée via le concept du donut. Selon elle, la fameuse pâtisserie américaine en forme d’anneau est le symbole d’« un espace sûr et juste pour l’humanité » : un « plancher social » délimite les éléments essentiels  pour une vie digne (alimentation, santé, éducation, etc.), tandis qu’un « plafond environnemental » correspond à la pression maximale que l’humanité peut exercer sur les systèmes vitaux de la Terre (écosystèmes, climat, etc.) sans mettre sa survie en péril[4. D’Hoop R. Mars 2018. Le “donut”, une boussole pour mettre le cap sur un nouveau monde. Dossier de campagne #6, Oxfam-Magasins du monde.]. Comme le résument les auteurs d’une étude très médiatisée sur les mesures à prendre en matière de climat[5. Cette étude du cabinet B&L évolution fait la liste de mesures concrètes à mener pour parvenir à limiter l’augmentation de la température terrestre à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle, tel que le recommande le GIEC. Limiter le chauffage des bâtiments à 17°C après 22h, interdire la vente de véhicules consommant plus de 2L/100 km en 2027, interdire tout vol hors d’Europe non justifié, limiter l’achat de vêtements neufs à 1kg par personne et par an… À l’arrivée, leur constat est qu’il est très improbable que l’humanité réussisse à prendre une trajectoire compatible avec un réchauffement climatique limité à 1,5°C. Source : Reporterre. 04/072019. Climat : rester sous la barre de 1,5°C impose des choix radicaux sur la consommation.] : « la problématique écologique, mais également la décroissance, constituent un cadre dans lequel on doit s’inscrire impérativement, puisque de toute façon nous allons toucher aux limites du système actuelIl faut penser un système démocratique et social dans ce cadre écologique déterminé ».

« La bonne nouvelle », indiquait le militant écolo Cyril Dion dans une récente tribune du journal Libération, « c’est que la raison pour laquelle la planète est dévastée est la même que celle qui provoque les délocalisations, l’esclavage moderne dans les usines ou la montée des inégalités : le système capitaliste dérégulé » [6. Libération. 03/12/2018. Gilets jaunes, venez marcher pour le climat.]. L’analyse est partagée par Florent Compain, président des Amis de la Terre France, pour qui la crise sociale et la crise climatique « sont les deux faces d’une même pièce, celle d’un système guidé par la recherche du profit, qui concentre les richesses au sommet et détruit les écosystèmes »[7. Usbek & Rica. 07/12/2018. Fin du monde, fin de mois : même combat ?].

La quadrature du cercle ‘social + environnemental’

Si le constat d’un ennemi commun semble relativement consensuel, les solutions sont, comme souvent, plus difficiles à faire émerger et surtout, à implémenter. Plus particulièrement, l’équilibre des mesures politiques, c’est-à-dire l’arbitrage entre social et environnemental, s’apparente souvent à une quadrature de cercle.

La crise des gilets jaunes en est une bonne illustration. Pour rappel, elle est partie d’une hausse de la taxe sur le carburant qui se voulait un moyen d’orienter les usagers vers une mobilité plus durable, tout en contribuant au budget de la transition énergétique. En réalité, il a vite été clair que la hausse des taxes bénéficierait quasi-exclusivement au budget général de l’État[8. Cette diversion des écotaxes (ou manque de clarté sur leur objet) brouille leur image, freine l’internalisation des coûts environnementaux et peut réduire le ‘consentement à payer’. Source : Wikipedia. Fiscalité écologique. Consulté le 20/06/2019.], qu’elle serait inefficace en termes de réduction de l’usage automobile[9. La consommation de carburants est peu sensible à l’évolution des prix (ce que l’on appelle l’élasticité-prix), car elle est très largement contrainte. Autrement dit, la plupart des gens n’ont pas d’autre choix, par manque ou vétusté des infrastructures de transports en commun par exemple. Source : Attac. Novembre 2018.  Basculer la fiscalité carbone sur les entreprises les plus polluantes et jusqu’ici largement exonérées.] et surtout, qu’elle affecterait principalement les habitants des zones périurbaines et rurales, les plus dépendants à la voiture et souvent les plus précarisés[10. Les fameux « perdants de la mondialisation », en opposition aux populations urbaines, en moyenne plus éduquées et au taux de chômage plus faible. On retrouve cette fracture sociale et territoriale de manière croissante dans de nombreux pays, notamment au Royaume-Uni (cf. Brexit) ou aux Etats-Unis (cf. D. Trump), avec en parallèle une forte montée des populismes et nationalismes.]. Ainsi, une mesure se voulant écologique s’est révélée profondément inégalitaire et a suscité, en réaction, un mouvement social qui aura fortement ébranlé le pouvoir (jusqu’alors ‘jupitérien’ et ‘mitraillant’ les réformes). Evidemment, cette taxe n’est qu’un évènement cristallisateur d’une crise beaucoup plus profonde, résultat de politiques sociales, fiscales et culturelles oppressives. Par ailleurs, face aux accusations d’égoïsme et d’indifférence à l’avenir de la planète, de nombreux gilets jaunes ont indiqué bien vouloir payer des taxes, pour autant qu’elles soient redistributives et mieux réparties[11. Löwenthal A., Marion N. 2018. Faire de tout-le-monde un devenir. Autour des gilets jaunes et de ce qu’ils proposent. Analyse ARC.].

Quoi qu’il en soit, cette crise illustre à quel point il peut être difficile de mettre en œuvre des politiques de protection de l’environnement sans tenir compte des questions sociales, et vice versa. A l’occasion de cette crise ainsi que de bien d’autres, d’aucuns ont d’ailleurs parlé « d’écologie punitive », lui opposant des politiques davantage basées sur l’innovation et l’encouragement aux comportements vertueux[12. Voir notamment en Belgique les violentes attaques du MR envers Ecolo lors de la dernière campagne électorale.]. D’autres acteurs, notamment issus du mouvement syndical, prônent une « transition juste ». Derrière le slogan « no job on a dead planet », cette démarche vise le renforcement mutuel des objectifs de protection sociale et de l’environnement. Autrement dit, à faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique[13. Rosemberg A. April 2017. Strengthening just transition policies in international climate governance. Policy analysis brief, Stanley Foundation.].

Dans le cas d’une politique écologique, cela signifie qu’elle doit être accompagnée de mesures sociales afin de la rendre acceptable par les plus pauvres, souvent les plus grandes victimes des inégalités environnementales[14. Voir également le ‘pacte social et écologique’ présenté en mars dernier par 19 organisations de la société civile française, dont la Fondation Nicolas Hulot. Le Monde. 05/03/2019. Les 66 propositions de Hulot et Berger : un quasi-programme politique.]. C’est ce qu’indiquait encore N. Hulot dans une récente intervention : « J’assume la taxe carbone, qui alourdit le prix des carburants et est dénoncée par les manifestants, à partir du moment où on la met en œuvre avec une dimension et un accompagnement dignes de ce nom »[15. Novethic. 23/11/2018. Ibid.]. On touche là à des questions d’équité mais aussi de mise en œuvre de ces politiques, l’accompagnement social se révélant une condition le plus souvent indispensable à leur succès, en suscitant acceptation (voire adhésion) plutôt que rejet[16. Herinckx F. 2018. La transition juste : de quoi s’agit-il et quelle est son importance dans les négociations pour le climat ?].

Exemples de politiques de transition écologique et sociale intégrées

Dans l’optique de réduire la misère et « en même temps » éviter la catastrophe écologique (voire l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle[17. Sur la thématique de l’effondrement et de la collapsologie, voir notamment : D’Hoop R. Juillet 2018. Transition, collapsologie et commerce équitable. Urgent d’envisager « l’après ».]), des initiatives articulant mieux le social et l’environnemental sont donc indispensables. Mais concrètement, quelles formes les politiques de transition écologique et solidaire intégrées peuvent-elles prendre ?

Dans la mesure où l’essentiel de la pollution provient des plus riches (voir graphique), l’exercice politique ne demande pas nécessairement beaucoup d’imagination. Il existe en particulier de nombreuses opportunités en matière d’écofiscalité[18. L’écofiscalité, ou fiscalité environnementale, vise à intégrer dans les coûts supportés par les acteurs économiques (entreprises, ménages, secteur public…) le coût des dommages environnementaux causés par leurs activités. Expression la plus aboutie du principe pollueur-payeur, elle est destinée à encourager les comportements vertueux en matière environnementale et à dissuader les mauvais comportements. Incitative ou contraignante, elle peut prendre plusieurs formes : taxe, redevance, crédit d’impôt, exonération ou encore aides directes. Elle a donc pour objectif principal de protéger les ressources naturelles, en limitant leur dégradation et leur surexploitation. Accessoirement (ou pas), elle peut également avoir un objectif budgétaire. Boursorama. 2016. L’écofiscalité, qu’est ce que c’est?]. Seules 100 entreprises étant responsables de plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, majoritairement des producteurs d’énergies fossiles[19. Carbon Disclosure Project. July 2017. The Carbon Majors Database. 100 fossil fuel producers and nearly 1 trillion tonnes of greenhouse gas emissions.], on pourrait ainsi faire davantage peser la fiscalité carbone sur les entreprises les plus polluantes[20. En Europe, beaucoup d’entreprises sont exonérées des taxes carbones payées par les ménages et soumis à la place au marché carbone européen. Or, les conditions de ce dernier sont bien plus avantageuses, car se basant sur un système de quotas d’émissions : les entreprises ne payent une taxe qu’au-delà d’un seuil, beaucoup trop élevé, et le plus souvent à un prix dérisoire (en dessous de 7€ la tonne de CO2). Au final, la plupart reçoivent l’essentiel, voire même la totalité, de leurs quotas gratuitement ! Source : Attac. Novembre 2018. Ibid.]. C’est notamment l’une des idées du ‘Pacte finance – Climat’ récemment lancé par l’économiste Pierre Larrouturou et le climatologue Jean Jouzel. Les deux scientifiques français proposent de financer un Fonds européen du climat et de la biodiversité (FECB) via un prélèvement sur les bénéfices (avant impôts) des entreprises opérant dans l’Union Européenne (UE). Cet impôt fédéral varierait entre 1 et 5%, en fonction de l’évolution du bilan carbone des entreprises, tout en exonérant les artisans et les petites et moyennes entreprises (PME). Son budget de €100 milliards par an serait alloué, entre autres, à des projets d’adaptation au réchauffement climatique en Afrique ou à des aides pour l’isolation des bâtiments en Europe[21. Le Pacte finance-climat part du constat du manque de financements pour la transition écologique et solidaire en Europe (ex. en Allemagne pour la transition du charbon aux énergies renouvelables, ou aux Pays-Bas pour l’isolation des bâtiments ou la construction de nouvelles digues). En plus du FECB, ce pacte comprendrait également une Banque européenne du climat et de la biodiversité (BECB), en charge de rediriger la création monétaire vers une économie décarbonée. Adossée à la Banque Européenne d’investissement (BEI), cette banque prêterait aux États membres une somme correspondant à 2% de leur PIB et cela à taux zéro. Source : Le Taurillon. 17/03/2019. Que propose le pacte-finance climat ?]. A l’instar de différents députés français, on pourrait également imaginer un « impôt de solidarité écologique sur la fortune » (leur proposition concerne les fortunes de plus de 800.000€), afin de « financer la transition énergétique de manière plus juste »[22. Cette proposition fait suite à de nombreuses autres dans le passé, notamment du philosophe Dominique Bourg ou du mouvement Place Publique. Source : L’Info Durable. 13/02/2019. Des députés déposent une proposition de loi pour la création d’un « ISF vert ».]. Ou encore, comme C. Dion le proposait encore récemment, « financer la transition écologique et solidaire grâce à la taxation des transactions financières ».

Un autre axe potentiel de politique consiste à stopper les subventions aux énergies fossiles, pour les réorienter vers des industries vertes créatrices d’emplois, comme le prône le mouvement ‘Divest-Invest’[23. Initiée en juin 2011, la ‘Global Divest-Invest Coalition’ (GDIC) s’est développée initialement sur les campus américains, avant de se diffuser dans les cercles financiers. Elle regroupe aujourd’hui l’engagement de plus de 1000 entreprises et de près de 60.000 particuliers, pour un total de $6000 milliards d’actifs combinés. www.divestinvest.org/fr/. ]. A ce titre, une récente étude du WWF démontre que l’État belge distribue encore chaque année au moins 2,7 milliards € d’avantages fiscaux pour les énergies fossiles dans les domaines de la mobilité (défiscalisation des voitures de société et absence de taxe sur le kérosène et les billets d’avion) et du logement (mazout de chauffage)[24.  Étant donné le manque de transparence de l’État Belge sur les montants exacts alloués aux énergies fossiles, cette somme est sans doute encore plus élevée. Source : WWF. February 2019. Fossil fuel subsidies: hidden impediments on Belgian climate objectives.]. Ce alors qu’une enquête réalisée par le SPF Santé Publique en 2016 montrait qu’une transition vers une économie à faibles émissions carbone pourrait générer 80.000 emplois nets d’ici 2030[25. Climact. October 2016. Macroeconomic impacts of the low carbon transition in Belgium.].

Dans le cadre de la transition justeévoquée plus haut, les mouvements syndicaux préconisent également toute une série de mesures en matière d’emploi (ex. reconversion des travailleurs, acquisition de nouvelles compétences, diversification économique des régions sensibles) et de protection sociale (ex. schémas de protection sociale au sein des industries à risque, conditions décentes et attractives dans les secteurs durables)[26. Herinckx F. 2018. Ibid.]. Au travers de l’initiative ‘One million Climate Jobs’, un ensemble de syndicats et d’associations britanniques proposent ainsi l’instauration d’un Service National du Climat, qui prendrait en charge les travailleurs des secteurs devant fermer (ex. mines de charbon), afin de les ‘recycler’ au service de la transition écologique (énergies renouvelables, isolation thermique des bâtiments, transports en commun, etc.)[27. https://www.campaigncc.org/climatejobs. ]. Sur ce principe d’amélioration de l’environnement comme source d’emplois mais à une échelle plus réduite et locale, les régions de Bruxelles Capitale et de Wallonie ont mis en place au début des années 2010 des alliances Emploi – Environnement (AEE), principalement dans le secteur de la construction durable mais aussi dans l’eau, l’alimentation durable et les ressources et déchets[28. Voir par exemple: Bruxelles Environnement. 2015. Alliance emploi-environnement : bilan et enseignements.].

On pourrait encore citer des dizaines d’autres exemples de ce type de politiques, en projet ou en cours, notamment dans le domaine agricole[29. Dans le domaine des politiques agricoles, on peut avancer l’exemple du deuxième pilier (‘Développement rural’) de la Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union Européenne, qui fournit des aides aux agriculteurs corrélées à une série de pratiques environnementales. Plus globalement, l’agroécologie est souvent avancée comme une solution intégrée aux problèmes de pollution et de pauvreté rurale, notamment du fait qu’elle est une discipline scientifique basée sur des techniques et pratiques durables mais aussi un mouvement social, cf. ses origines dans le mouvement des paysans sans terre au Brésil. Voir par exemple : Delcourt L. 2014. Agroécologie : enjeux et défis. Alternatives Sud.]. S’il est impossible ici d’en faire tout le tour, on sent bien néanmoins qu’elles restent pour beaucoup à l’état d’ébauches, voire de vœux pieux. Les raisons, multiples, vont de la puissance des lobbys économiques au conservatisme du monde politique, en passant par les difficultés de conception et de mise en œuvre en comparaison de politiques plus ‘silotées’. Elles n’en restent pas moins indispensables. D’un point de vue éthique et d’efficacité comme on l’a vu, mais aussi en termes de cohérence, notamment avec les 17 objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015. Même s’il est aujourd’hui galvaudé et mis à toutes les sauces, le concept de développement durable reste pertinent dans sa dimension intégratrice parce qu’il souligne la nécessité de relever les défis de la pauvreté, des inégalités et de l’environnement de manière globale et simultanée[30. Herinckx F. 2018. Ibid.].

Quid du commerce équitable ?

Quelles leçons le mouvement du commerce équitable peut-il tirer de ce rapide tour d’horizon des politiques intégrées en matière de transition écologique et solidaire? Historiquement, le commerce équitable s’est construit comme un outil de développement basé sur l’équité des échanges commerciaux, afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des producteurs et travailleurs marginalisés du Sud de la planète. Ses dimensions de sensibilisation et de plaidoyer en faveur d’un changement des politiques locales et (inter)nationales ont toujours été présentes mais, de manière logique, surtout au bénéfice d’un changement des règles et pratiques commerciales.

Malgré la relative absence de dimension environnementale, le secteur a connu à partir du début des années 2000 un fort verdissement, dans un contexte d’essor du concept de développement durable. Certains auteurs parlent même alors d’une « quatrième ère du commerce équitable »[31. Les trois ‘ères’ précédentes comprennent : le commerce solidaire dans l’après-guerre (aux accents caritatif et religieux) ; le commerce alternatif dans les années 60 (politisé et militant, dans le contexte de guerre froide) ; et le commerce équitable à partir de la fin des années 80 (massifié et industrialisé, notamment via l’apparition de la labellisation). Source : Veillard P. 2012. Le commerce équitable aujourd’hui. État des lieux, tendances et positionnement d’Oxfam-Magasins du monde.], peu à peu intégré dans le concept plus large de commerce durable[32. Ramonjy D. 2012. Développement durable. Dictionnaire du commerce équitable, éditions Quae.]. Des critères ou principes environnementaux ont ainsi peu à peu été inclus, notamment dans la définition FINE de 2001[33. FLO / WFTO. January 2009. A charter of Fair Trade principles.], dans les principes WFTO (Principe 10)[34. Respect de l’environnement dans l’utilisation des matières premières, la production, la gestion des déchets, l’agriculture et l’emballage. WFTO-EU. August 2016. Les 10 principes du commerce équitable.], dans les différents cahiers des charges de Fairtrade International[35. On peut citer notamment la reconnaissance des critères biologiques lors des audits, l’amélioration des critères sur les modes de production durables, le développement d’un standard climat permettant aux petits producteurs d’accéder au marché carbone, etc. https://www.fairtrade.net/standards.html.], ou plus récemment dans la Charte Internationale du Commerce Equitable[36. The International Fair Trade Charter. How the Global Fair Trade Movement works to transform trade in order to achieve justice, equity and sustainability for people and planet.]. Dans le même temps, les études d’impact environnemental se sont multipliées (ex. PFCE, Artisans du Monde)[37. Audebert P. et al. 2009. Commerce équitable et environnement. État des lieux 2009 des pratiques des acteurs de la PFCE.], des labels historiquement biologiques ou environnementaux ont augmenté l’offre à la fois équitable et durable (ex. Ecocert Equitable, Naturland Fair), tandis que divers acteurs développaient une offre et un discours axés sur l’agriculture paysanne ‘Nord’ (ex. Ethiquable, Alter Eco, Oxfam-Magasins du monde)[38. Veillard P. 2012. Ibid.].

Mais cette fusion progressive des logiques développementalistes et environnementales est restée relativement cantonnée aux pratiques et produits (plus particulièrement dans le domaine alimentaire). Le discours politique est lui demeuré, jusqu’à récemment, relativement ‘conservateur’. Il s’est longtemps concentré sur les questions commerciales, de concurrence, de rapports de pouvoir au sein des chaines de valeur, de revenu vital, ou encore de marchés publics. C’est somme tout logique, l’idée étant de se positionner et de s’expertiser dans un domaine précis afin d’avoir une certaine crédibilité auprès des décideurs. On peut néanmoins arguer que ce type d’approche pourrait contribuer à une forme de fragmentation du camp progressiste (syndicats, ONGs d’environnement, de défense des droits des femmes, etc.) face au discours et au modèle néolibéral dominant.   

C’est probablement sur base de cette analyse, et dans un contexte d’urgence écologique de plus en plus pressant, qu’un certain nombre d’acteurs du mouvement équitable semblent adopter depuis quelque temps une approche plus intégrée et globale. On peut par exemple citer la récente campagne ‘The Fair Times’, coordonnée par le bureau Européen de plaidoyer pour le commerce équitable (FTAO) en vue des élections européennes de mai 2019. En plus d’une série d’organisations équitables européennes, cette campagne a réuni divers mouvements issus de l’économie sociale, de l’agriculture biologique et du développement, le tout autour d’un « agenda de production et consommation équitable et durable »[39. http://thefairtimes.eu.].

L’organisation mondiale du commerce équitable (WFTO) a également opéré récemment une ‘mue’, en développant un positionnement autour du concept de « mission-led organization », ou entreprise à mission. Selon la plateforme, les organisations équitables, de par leur objet social et leur gouvernance, sont particulièrement bien placées pour attaquer de front les questions sociale et environnementale. A l’opposé du modèle d’affaire conventionnel, uniquement orienté profits, elles mettent leurs bénéfices au service de leur mission, cette dernière pouvant intégrer d’autres approches que l’équitable (ex. économie sociale et/ou circulaire, agriculture biologique)[40. ahan E. 2018. The economy has been rigged. We can change that! ]

Ces démarches sont intéressantes non seulement en termes de cohérence des messages, mais aussi de portée et d’efficacité. Elles permettent en effet au mouvement équitable de porter un message plus global (et donc rassembleur), d’offrir de nombreuses opportunités d’alliance et in fine d’atteindre une masse critique au sein d’un mouvement progressiste plus large. Cela pourrait lui permettre d’influencer de manière plus effective la conception et la mise en œuvre des politiques publiques, notamment au niveau européen. Dans le cadre d’une campagne à venir sur les questions de justice sociale et environnementale, nous examinerons dans de futurs travaux des exemples de pratiques (bottom-up) et politiques (top-down) qu’Oxfam-Magasins du monde, et plus largement le mouvement du commerce équitable, pourrait défendre et mettre en œuvre dans ce domaine.

Patrick Veillard