Après avoir expliqué dans une première analyse[1. Veillard P. Décembre 2014. Une campagne sur le genre et l’artisanat équitable ?] en quoi une campagne sur le genre et l’artisanat équitable a du sens, notamment dans le contexte WFTO, l’objet de cette seconde analyse est de davantage préciser les objectifs, publics, thèmes et agendas potentiels de cette campagne. Ces différentes considérations font suite à un séminaire de travail avec les partenaires d’Inde et du Bangladesh ayant eu lieu à Bruxelles en décembre 2014. La construction de la campagne se voulant transparente et participative, nous essaierons ici de résumer les arguments ayant présidé les premiers choix effectués, et ce afin de contribuer à la suite des discussions durant la prochaine période de préparation de campagne (prévue entre janvier et août 2015).
Objectifs, format et publics cibles
Durant le séminaire, il est rapidement apparu que les différentes organisations membres – Oxfam-Magasins du Monde (OMM) en Belgique, Corr-The Jute Works (CJW) au Bangladesh, Sasha et Tara Projects en Inde – partageaient beaucoup de points communs. Plus précisément, différentes analyses SWOT[2. L’analyse SWOT (Strengths = forces, Weaknesses = faiblesses, Opportunities = opportunités, Threats = menaces) est un outil de stratégie d’entreprise permettant de déterminer les options stratégiques envisageables au niveau d’un domaine d’activité stratégique.] ont montré qu’elles sont toutes les quatre très orientées sensibilisation et éducation au bénéfice de publics marginalisés, sur les questions de changement social en général, et de genre en particulier. Côté faiblesses, toutes ont un public et une portée médiatique relativement circonscrits, manquent souvent de ressources pour le travail de campagne et s’impliquent peu dans le plaidoyer politique.
Pour ces différentes raisons, il a été proposé que la campagne se concentre sur des objectifs de sensibilisation et de changement de comportement du grand public dans un premier temps (2nd semestre 2015). Puis, dans une deuxième partie (1er semestre 2016), sur des objectifs d’éducation et de mise en action de publics cibles spécifiques. Pour chacune de ces deux périodes, le message contiendrait à la fois une composante « dénonciation » (sur un ou des aspects des inégalités hommes / femmes) et une composante « proposition » (sur un ou des aspects de l’artisanat équitable comme outil d’empowerment social, économique et politique, voir également plus bas thématiques et tableau de campagne). Etant donnée la relative faiblesse des différents membres sur toutes les activités de plaidoyer, celles-ci ne seraient conduites que dans un second temps (1er semestre 2016), de manière annexe et si possible en alliance avec des organisations plus expertes et/ou crédibles, telles que WIEGO ou WFTO.
Différents arguments ont dicté ces choix en matière de format :
- Comme indiqué ci-dessus, jouer sur les synergies et le cœur de métier de chacune des organisations, en l’occurrence la sensibilisation et l’éducation. Pour OMM en particulier, ce type de travail est relativement classique, notamment la campagne thématique grand public (2nd semestre 2015). Cela devrait faciliter la production puis le transfert d’outils vers les partenaires[3. Les campagnes thématiques d’OMM font appel à la presse, aux médias sociaux, etc., et sont portées par un public intermédiaire bénévole, sensibilisant les clients en magasin (notamment via l’approche dite PPP – Produit / Partenaire / Projet Politique) ou lors de divers activités / évènements de campagne (notamment lors des petits déjeuners durant la semaine du commerce équitable).].
- Le fait de procéder en deux étapes permet dans un premier temps de faire du bruit autour de la campagne, via différentes activités à grande portée médiatique et sous une forme relativement accessible et compréhensible par le grand public, les bénévoles, les sympathisants, etc. Les plus motivés et engagés d’entre eux peuvent alors être invités à participer à la deuxième partie de campagne, centrée sur une éducation / mise en action plus spécifique (voir plus bas les réflexions sur la thématique de campagne). Ce format est logique dans la mesure où le genre est une thématique relativement vaste et complexe, qui nécessite un changement profond des mentalités, étant inscrit dans les attitudes d’une grande partie des populations visées.
- La sensibilisation et l’éducation sont des domaines dans lesquels les outils sont relativement facilement transposables, notamment en termes linguistiques ou culturels, ce qui devrait faciliter la co-construction de la campagne au sens large.
Quelle thématique de campagne ?
Si, durant le séminaire, le format et les objectifs de campagne ont été relativement consensuels, le choix d’une thématique / sous-thématique spécifique a suscité beaucoup plus de débats. De par la taille du sujet, de nombreuses composantes des inégalités hommes / femmes pourraient être dénoncées et différents apports de l’artisanat équitable proposés (voir exemples dans le tableau ci-dessous).
Sous-thématique genre | Objet de la dénonciation | Composante de l’artisanat équitable faisant l’objet de la proposition |
Empowerment économique des femmes | Pauvreté, manque de ressources au Sud, en particulier chez les artisanes | Accès à un travail, salaire juste et égal à celui des hommes, bénéfices sociaux, formations, conditions de travail décentes (ex. flexibilité des horaires de travail, congés maternité). |
Travail décent des femmes | Conditions de travail majoritairement indécentes dans le Sud, en particulier chez les artisanes | Conditions de travail décentes, espace d’organisation collective, démocratie économique, formalisation du travail et reconnaissance des artisanes. |
Empowerment politique des femmes (participation à la prise de décision politique) | Faible représentation des femmes dans les instances politiques | Espace d’organisation et de conscientisation collective, démocratie économique, développement de leaders devenant potentiellement des leaders communautaires et/ou politiques défendant les droits des femmes. |
Lutte contre la violence envers les femmes (en particulier domestique) | Violence, comme symptôme d’une société patriarcale et d’inégalités hommes/femmes (attaques acides, viols, violences liées à la dot, crimes d’honneur, violences psychologiques, infanticides) | Acquisition de connaissances, de conscience critique, de confiance en soi par les femmes, ainsi que l’amélioration de l’image et donc du respect envers les femmes. L’ensemble est susceptible de diminuer les violences à leur égard. |
Défense des droits des femmes / filles dans la sphère familiale (droits sexuels, reproductifs, maritaux) | Mariages précoces, inégalités d’éducation des filles, dot, grossesse à l’adolescence, sélection prénatale en fonction du sexe, société patriarcale. | Acquisition de connaissances, de conscience critique et de confiance en soi par les femmes, leur permettant de davantage faire leurs propres choix en matière de mariage, reproduction, etc. |
Le principal enjeu était de trouver un bon niveau de « zoom », c’est-à-dire de faire un choix entre une sous-thématique bien précise ou bien de rester à un niveau très général. L’avantage de cette dernière approche est qu’elle permet d’aisément adapter le sujet au contexte de chaque partenaire, notamment en fonction des forces et faiblesses de chaque organisation (ex. mise en avant de l’empowerment économique par une organisation telle que Sasha, dont c’est la force principale). Cela permet également de rendre le message potentiellement plus accessible et moins technique auprès du grand public. Enfin, la campagne pourrait peut-être plus facilement s’inscrire au sein des nombreuses activités sur le genre et le développement se déroulant en 2015 (cadre Beijing+20, année européenne du développement, etc.)[4. Voir également à ce sujet : Veillard P. Décembre 2014. Une campagne sur le genre et l’artisanat équitable ?]. Les risquent incluent une simplification du message (notamment de faire percevoir l’artisanat équitable comme une solution universelle, alors que ce n’est qu’une alternative parmi d’autres) ainsi qu’un manque de crédibilité des organisations à parler de composantes trop éloignées de l’artisanat équitable et/ou des domaines où il a peu d’impacts ou des impacts négatifs (ex. violence envers les femmes, pour lequel le processus d’empowerment est complexe et/ou inégal).
Une thématique plus précise a les avantages et désavantages opposés. Elle donnerait en particulier à la campagne une identité plus marquée, c’est-à-dire un caractère distinctif par rapport aux autres acteurs traitant des thématiques de genre et développement. A noter sur ce point qu’un bon niveau de crédibilité, en termes de discours de campagne, requiert que la thématique soit liée relativement directement avec l’artisanat équitable.
« L’égalité hommes / femmes commence au travail »
Au final, les divers thèmes possibles ont été examinés selon différents critères : la proximité de chacun des thèmes avec l’artisanat équitable comme évoqué à l’instant, mais aussi leur potentiel d’attraction médiatique, leur adéquation avec les contextes socio-politiques de chaque organisation et avec les priorités stratégiques des partenaires en termes d’action sociale vis-à-vis des artisanes, l’attrait qu’elles peuvent avoir en termes de force de dénonciation, l’originalité vis-à-vis d’autres campagnes genre, l’applicabilité au Nord aussi bien qu’au Sud, etc.
Sur base de cette analyse, il a été proposé de garder les aspects de dénonciation relativement ouverts – les inégalités hommes / femmes au sens large, dans l’ensemble des pays concernés – mais, dans la composante « proposition », de croiser le genre plus précisément avec les questions de travail décent. Cette partie pourrait ainsi traiter, par exemple, de l’octroi de meilleures conditions de travail aux artisanes, des questions de formalité vs. informalité du travail, d’organisation collective comme espace de résistance, etc. (voir tableau plus haut). Au final, le speech reviendrait à proposer de traiter la question des inégalités hommes / femmes d’abord via le monde du travail, à l’image de ce qui est fait dans le secteur équitable. Sur cette base, l’ensemble du processus d’empowerment des femmes – aux niveaux individuel, familial, sociétal – pourrait ensuite être expliqué plus en détail. Exemple : comment le fait, pour une artisane, d’avoir un salaire propre lui permet ensuite de négocier avec son mari une participation accrue à la gestion du budget familial, de négocier une redistribution des tâches domestiques, de s’impliquer dans la vie associative locale[5. Veillard P. Décembre 2014. Genre et artisanat équitable. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en inde et au Bangladesh.], etc. Cette approche par l’organisation, en utilisant la question du travail décent comme porte d’entrée sur l’empowerment des femmes pourrait être illustrée via un slogan du type « travaillons ensemble à l’égalité hommes / femmes » ou « l’égalité hommes / femmes commence au travail ». Au final, dérouler le speech de campagne sous cette forme semble logique dans la mesure où cela correspond au processus général d’empowerment que connaissent les artisanes du secteur équitable.
Type | Campagne thématique grand public | Campagne projet |
Période | Sept. – Déc. 2015 | Janvier – Juin 2016 |
Thématiques | Dénonciation des inégalités de genre et proposition de l’artisanat équitable comme outil d’empowerment | Idem mais davantage orienté ‘travail de fond’ sur la question du travail décent et des droits des femmes |
Objectifs | Lancement / sensibilisation | Education / mise en action / (interpellation) |
Publics cibles | Public intermédiaire et grand public | Bénévoles Nord / artisan(e)s Sud |
Exemples d’outils / activités | Petits déjeuners, couverture medias, réseaux sociaux, etc. | Formations, ateliers (e.g. de cuisine équitable hommes / femmes), conférences, rencontres avec politiciens, etc. |
Dates clef | Début octobre 2015 : semaine du commerce équitable (SDCE) | 8 mars 2016 : journée internationale des femmesMi-mai 2016 : journée mondiale CE |
Les autres arguments ayant conduit à cette proposition incluent :
- Le thème du travail décent est cohérent avec le projet de changement social tel qu’imaginé par OMM, i.e. développer une relation privilégiée avec certains partenaires dans les domaines socio-politiques, afin de dépasser la simple relation commerciale. De manière plus générale, les liens entre l’artisanat, le travail décent et le genre sont assez forts et naturels pour OMM et ses partenaires.
- La crédibilité du secteur équitable est relativement bonne dans le domaine social. Les critères sociaux constituent en effet l’une des composantes de l’artisanat équitable ayant le plus grand impact pour les artisanes, via l’octroi par exemple de divers bénéfices sociaux spécifiques (congés maternité, flexibilité des horaires, etc.). Le résultat est qu’en comparaison avec d’autres thèmes, tels que la violence ou les droits des femmes dans la sphère familiale, la composante « proposition » est relativement forte, ce qui conduit à un meilleur équilibre entre « dénonciation » et « proposition » dans le message global.
- Le thème est moins basique et plus novateur que d’autres liés au commerce équitable (par exemple l’empowerment économique, un argument assez classique dès que l’on parle de l’impact du commerce équitable en matière de genre).
- La thématique est très pertinente dans le sous-continent indien, en particulier sur la question du travail informel (ex. le taux de travail informel chez les femmes indiennes est estimé à plus de 95%, l’un des plus élevés au monde).
- Pour OMM plus spécifiquement, ce thème permet à notre organisation de continuer son travail de fond auprès des bénévoles sur les questions de travail décent (travail entamé depuis quelques années, via notamment l’organisation de soirées débats) et de faire le lien relativement facilement avec la situation des travailleurs en Belgique (aspects d’applicabilité Nord/Sud du message plus important qu’avec d’autres thèmes).
- Enfin, la question du travail décent contient une dimension de plaidoyer relativement importante, notamment en termes de formalisation et de reconnaissance du secteur de l’artisanat (voir également les revendications politiques de la WFTO sur la question du genre[6. WFTO. 08/03/2013. WFTO urges change by governments. Fair trade agenda to improve women’s lives marking international women’s day.], ainsi que le travail de l’organisation WIEGO[7. WIEGO est un réseau international de recherche et de plaidoyer cherchant à accroître la voix, la visibilité et l’autonomie des travailleurs pauvres, en particulier les femmes (www. wiego.org). Voir également l’étude : WIEGO. December 2011. Trading our way up: women organizing for fair trade.], avec qui beaucoup de synergies pourraient être trouvées).
Conclusions
Ces différents éléments ne constituent pour l’instant qu’une ébauche de proposition de cadre de campagne. Un important travail de construction et de concertation entre partenaires doit encore être effectué dans les mois qui viennent afin de préciser les outils, activités et évènements communs vs. spécifiques à chaque organisation. L’idée est que les outils communs, qui concerneront principalement la première partie de campagne, soient développés par OMM puis proposés à chaque partenaire de campagne pour être potentiellement « traduits » (littéralement, mais aussi adaptés à chaque contexte socio-culturel). Le public atteint dépendra de la portée médiatique et de la notoriété de chaque organisation, à charge de chaque partenaire de choisir les medium de communication et d’action jugés comme les plus appropriés (exemple actions publiques de rue vs. communication virale via les réseaux sociaux). Après avoir créé du bruit autour de la thématique, la seconde partie de campagne permettra d’effectuer un travail plus en profondeur d’éducation / mise en action des publics cibles (ainsi qu’éventuellement de plaidoyer à destination des décideurs politiques). En Belgique, ce seront les groupes de bénévoles les plus motivés et intéressés par le thème qui pourront porter potentiellement cette campagne sur le long terme. En Inde et au Bangladesh, ce devraient être les artisanes et leurs communautés, dans une approche davantage orientée « conscientisation » (par exemple sur leurs droits, les lois existantes, les organismes de support).