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Près de 50 années de quotas sucrés
Introduits en 1968 dans le cadre des premières règles sur l’organisation commune du marché du sucre (OCM), les quotas sucriers s’accompagnaient d’un prix de soutien pour les producteurs à un niveau nettement supérieur au prix du marché mondial. Quelques années plus tôt, en 1962, la PAC avait été mise en place avec pour objectif principal d’atteindre l’autosuffisance du continent pour la production alimentaire, en encourageant la production agricole avec des prix rémunérateurs et stables pour les agriculteurs[1. Commission européenne – Fiche d’information, La fin des quotas de production de sucre dans l’Union européenne, Bruxelles, le 29 Septembre 2017.]. On comprend que dans ce contexte, les quotas, associés à un prix de soutien, ont été un réel stimulant pour atteindre les objectifs de la PAC dans le secteur du sucre.
Au sein de l’Union européenne (UE), la production de sucre de betterave a fortement augmenté grâce à des quotas de production élevés et à des prix garantis pour le sucre soumis à quota. Les quotas de production ont été alloués par l’UE – par l’intermédiaire de chaque État membre – aux entreprises productrices de sucre de betterave pour la production de sucre destiné au marché européen. Les entreprises productrices pouvaient donc compter sur un prix d’intervention garanti par l’UE pour leur quota. Cela signifie que si le prix du sucre sur le marché était plus bas que ce prix garanti, l’État intervenait pour faire remonter son cours jusqu’à ce niveau. Ces entreprises fixaient à leur tour des quotas pour les producteurs de betteraves et recevaient un prix minimum de l’UE, qu’elles devaient payer aux agriculteurs pour leurs betteraves sucrières.
En outre, des droits d’importation et des subventions à l’exportation élevés ont permis au sucre européen de rester complètement à l’abri de la concurrence extérieure et ont même bénéficié d’un avantage comparatif substantiel sur le marché mondial. La politique européenne combinait ainsi protectionnisme fort et concurrence déloyale envers les autres acteurs du marché mondial.
Au début des années 1980, la politique agricole est devenue un problème croissant pour la Communauté européenne : elle a englouti une part immense du budget européen. Les fortes incitations à la production ont conduit à une surproduction, qui a à son tour entraîné des coûts élevés pour le stockage et la vente des excédents. Le problème de la surproduction a été abordé par plusieurs réformes depuis les années 80, et en 1992 il a été décidé de réorienter le soutien aux produits (par les prix) vers une politique de soutien aux producteurs (au moyen d’aides au revenu par l’intermédiaire de paiements directs).
Mais pour le sucre, le régime de réglementation par produit, avec ses quotas de production élevés, ses prix garantis, ses subventions à l’exportation et ses droits d’importation élevés, n’a pas été modifié tout de suite. Ce n’est que lorsque l’Australie, la Thaïlande et le Brésil ont déposé une plainte concernant le régime sucrier de l’UE auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2005, que des changements structurels se sont produits. Ce différend a contraint l’UE à réduire directement ses subventions à l’exportation pour le sucre européen.
La réorientation prévue en 1992 n’a donc été mise en place pour le sucre que quatorze an plus tard par une importante réforme en 2006. Cette réforme adoptée par les États membres incluait :
- la réduction progressive des prix de soutien de la betterave et du sucre,
- la suppression progressive de l’intervention publique jusqu’en 2008-2009,
- la cessation du paiement des restitutions à l’exportation – qui consistait à compenser la différence entre les prix communautaires et les prix mondiaux, en subventionnant l’exportation de certains produits agricoles vers un pays tiers ou une destination assimilée – dès 2008.
Cette réforme s’accompagnait d’un mécanisme de soutien à la restructuration de l’ensemble du secteur qui a été mis en place entre 2006 et 2010. Suite à cette réorientation et après un report, le Parlement européen et les États membres ont décidé, dans le cadre de la réforme de la PAC de 2013, que la fin du système des quotas sucriers prendrait effet à la fin de la campagne 2016-2017 de commercialisation, c’est-à-dire à partir du 30 septembre 2017[2. Idem.].
La fin des quotas mais pas des freins à l’importation
Le 29 septembre 2017, le commissaire européen en charge de l’Agriculture, Phil Hogan, affirmait que : « la fin des quotas de sucre, dernier régime de quotas agricoles dans l’Union européenne, représente un tournant décisif pour le secteur sucrier européen ainsi que dans la mise en place d’une nouvelle politique agricole commune davantage orientée vers le marché »[3. Agence Belga, « La fin des quotas sucriers représente « un tournant décisif » pour le secteur et la PAC », 29 septembre 2017.].
Dans un article publié le 23 octobre 2017 sur le site du MO*[4. Bart van Besien, “Europese suikerhervorming smaakt extra bitter” https://www.mo.be/opinie/europese-suikerhervorming-met-bittere-nasmaak.], Bart van Besien – chargé de plaidoyer chez Oxfam-Wereldwinkels – souligne le fait que si les quotas disparaissent, les droits d’importation restent. La nouvelle politique agricole commune, qui devrait être davantage orientée vers le marché selon le commissaire européen, continue donc en réalité à jouer un rôle prépondérant sur le marché sucrier.
Les quatre multinationales qui contrôlent l’ensemble du marché sucrier européen – Südzucker, Tereos, Nordzucker et Pfeifer & Langen – semblent avoir fait pression sur l’Europe pour maintenir ces droits à l’importation afin de garantir la pérennité de leurs activités sur le Vieux Continent et de continuer à accroitre leur présence sur le marché mondial. Après un demi-siècle de prix élevés, ce « big four » du sucre est prêt à augmenter la production à des prix plus bas et à faire de l’Europe un exportateur prépondérant sur la scène internationale aux dépens des producteurs de sucre de canne.
Pour Bart van Besien, cette situation est un nouvel exemple qui montre que l’Europe a deux poids deux mesures dans sa politique commerciale, en plaidant d’une part pour le libre-échange et d’autre part en mettant en place des droits de douane élevés qui protègent son marché des importateurs étrangers.
Les droits d’importation comme « arme de négociation »
Dans ce contexte, les producteurs de canne à sucre du Sud sont doublement dupés dans la mesure où ils n’ont pas, ou peu, accès au marché européen et ce alors qu’ils sont concurrencés par les producteurs européens dans les autres pays (hors Europe) dans lesquels ils peuvent exporter.
Dans son article[5. Bart van Besien, “Europese suikerhervorming smaakt extra bitter” https://www.mo.be/opinie/europese-suikerhervorming-met-bittere-nasmaak.], le chargé de plaidoyer d’Oxfam-Wereldwinkels met en avant le fait que l’UE utilise les droits d’importation sur le sucre comme « arme de négociation pour les accords commerciaux bilatéraux ». Bart van Besien illustre son propos en évoquant le cas des négociations actuelles pour un accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay)[6. Pour en savoir davantage sur cet accord : https://www.courrierinternational.com/article/au-programme-aujourdhui-le-traite-de-libre-echange-ue-mercosur-sur-la-bonne-voie.]. Dans ces négociations qui opposent entre autres les lobbyistes européens et brésiliens, la question du sucre – notamment voué à la production de sucre-éthanol qui rentre dans la composition des biocarburants – est un enjeu primordial. Si l’UE veut un accès supplémentaire au marché des pays du Mercosur, les Brésiliens veulent surtout que les prélèvements à l’importation sur le sucre soient abolis. Pour B. van Biesen, « il s’agit donc d’un bras de fer entre les lobbys sucriers européen et brésilien ».
Si les droits d’importation sont supprimés dans le cadre d’un accord entre l’UE et le Mercosur, ce serait néanmoins une bonne nouvelle pour les partenaires producteurs de canne à sucre paraguayens d’Oxfam. Le tout sera alors de s’assurer qu’ils pourront faire face à la production industrielle brésilienne. Mais un tel accord n’aura par ailleurs aucune influence sur les producteurs mexicains, qui ne font pas partie du Mercosur, et qui devront donc toujours faire face à la double concurrence des producteurs européens.
De tels accords bilatéraux entre deux regroupements d’états producteurs – ici l’UE et le Mercosur – ne font qu’alimenter la concurrence déloyale envers les producteurs de pays tiers.
Politique commerciale durable
Le sucre est une matière première qui est cultivée par excellence dans un climat tropical. La production de sucre de canne à petite échelle dans le Sud est beaucoup moins intensive en capital et en énergie que la production industrielle de sucre de betterave dans le Nord. Par exemple, le processus de production du sucre de canne, y compris le transport vers l’Europe, a généralement un impact environnemental inférieur à celui de la culture du sucre de betterave en Europe[7. Prenons l’exemple du sucre de canne biologique du Paraguay: l’énergie nécessaire au traitement de la canne à sucre dans la plante est neutre du point de vue du climat, puisqu’elle est extraite des déchets du roseau lui-même. En outre, aucun pesticide et peu de machines sont utilisés dans la culture du roseau (http://www.pef-world-forum.org/2008/09/migros-bio-rohzucker-aus-paraguay-erhalt-co2-label/ ).]. Afin de répondre à notre demande de sucre, il semble donc judicieux d’acheter du sucre de canne auprès des nombreux petits agriculteurs du Sud.
Le constat que le processus de production du sucre de canne dans le Sud est à la fois plus efficace et moins nocif pour l’environnement démontre que la « durabilité » n’est pas prise en compte dans la réalisation des accords commerciaux. En effet, les petits acteurs durables restent en marge des grandes négociations qui favorisent la monoculture et notre production à grande échelle. Cette absence de considération est incompatible avec les objectifs climatiques, mais aussi avec les objectifs de développement durable – Sustainable Development Goals (SDGs) – de l’ONU qui ont été adoptés en 2015[8. Sustainable Development Goals : https://sustainabledevelopment.un.org/?menu=1300.].
Pour Oxfam, il est temps d’utiliser notre politique commerciale comme un instrument pour mettre en œuvre une politique de durabilité cohérente au niveau international. Aujourd’hui, nous investissons encore des millions d’euros et des tonnes d’énergie pour protéger une industrie européenne sucrière peu durable contre une version brésilienne tout aussi énergivore.
Ne serait-il pas plus judicieux d’investir ces fonds dans un modèle agricole plus durable, aussi bien au Nord qu’au Sud, dans lequel les agriculteurs favorisent la diversité des cultures et non la monoculture imposée par l’agro-industrie ?
Dans le même temps, Oxfam (Wereldwinkels) prône qu’au lieu d’inonder le marché international avec du sucre européen, nous mettions tout notre poids commercial dans la balance pour stimuler une production durable au niveau international. En établissant, lors de l’importation de sucre – et d’autres denrées – en Europe, des critères basés sur la production durable et non sur le pays d’origine.
Sébastien Maes
Sur base des propos de Bart van Besien (OWW)