Compte rendu d’une étude et d’un débat sur le thème « Mobiliser sur les enjeux mondiaux : une priorité des ONG belges en ce début de XXIe siècle ? ». L’objectif de cette démarche était de socialiser les résultats dans le secteur de la coopération et d’approfondir, par l’échange entre les organisations de société civile, les différentes pratiques et stratégies liés à la mobilisation ainsi que de réfléchir collectivement à ces défis.
Le groupe de travail « Mobilisation » composé d’ONG et piloté par ACODEV a commandé en septembre 2018 une étude sur les stratégies de mobilisation citoyenne des ONG[1]« Recherche et synthèse dans le domaine des stratégies de mobilisation citoyenne des ONG sur les enjeux de solidarité internationale » de P. Ledan. Suite à la parution de cette étude, le groupe de travail a organisé une journée d’échanges le 18 juin 2019 à Bruxelles, intitulée « Mobiliser sur les enjeux mondiaux : une priorité des ONG belges en ce début de XXIe siècle? ». Cette journée conviait des chargé·e·s d’éducation à la citoyenneté mondiale (animation, formation, mobilisation, plaidoyer politique) d’ONG belges mais également des collectifs citoyens, les pouvoirs publics liés à la coopération au développement (DGD, WBI, …) ainsi que le programme « Annoncer la couleur ». L’objectif était pour ACODEV de « socialiser les résultats dans le secteur de la coopération et approfondir, par l’échange entre les organisations de société civile, les différentes pratiques, stratégies liés à la mobilisation ainsi [que] réfléchir collectivement à ses défis ».
Cette analyse a pour objectif de faire écho des réflexions intéressantes de cette journée pour une ONG comme Oxfam-magasins du monde, corroborées par l’étude de Perrine Ledan.
Qu’est-ce que mobiliser ?
Beaucoup d’ONG font un travail de mobilisation avec leurs publics. Or, en allant regarder le terrain des uns et des autres, force est de constater qu’il n’est pas si aisé de s’accorder sur cette démarche : les organisations peuvent le faire de manière très différente et il y a peu de clarté quant à une définition commune. Les débats étaient d’ailleurs nombreux en amont de l’étude pour définir si telle ou telle activité relevait de la mobilisation ou plutôt de la sensibilisation, ou encore si l’engagement et la mobilisation avaient le même sens. Il est dès lors crucial de s’accorder des moments d’échanges entre professionnel.le.s du secteur pour se questionner collectivement sur ce qu’on entend par mobilisation ? Pourquoi mobiliser ? Quelle place et quel rôle les ONG jouent-elles dans les luttes citoyennes aujourd’hui ? Les ONG en font-elles une véritable priorité ? Où mobilisent-elles, avec qui, comment ? Quels sont les leviers ? Quelles sont les difficultés ?
Perinne Ledan souligne dans l’étude que malgré les difficultés des ONG interrogées à s’accorder sur une définition commune, des idées clés émergent toutefois pour expliquer ce qu’est la mobilisation :
- « façon d’exprimer publiquement des idées/opinions en vue d’impulser un changement ;
- se mettre ensemble, rejoindre un groupe pour dénoncer des injustices ou inégalités, passer à l’action de différentes façons ;
- pendant une période déterminée, créer un mouvement social pour attirer de la visibilité sur une cause ;
- la mobilisation rajoute à l’engagement une dimension collective. C’est inscrire son action dans un cadre collectif, se mettre en action avec d’autres. Cela nécessite d’autres connaissances et compétences que l’engagement comme par exemple développer une vision commune quant au constat et aux objectifs poursuivis, s’organiser ensemble, etc. La mobilisation peut inclure une dimension physique plus affirmée : se mobiliser, c’est se mouvoir, bouger ;
- processus visant à conscientiser des citoyens vis-à-vis d’une thématique de justice sociale pouvant servir de base à un engagement citoyen. » [2]Etude de P. Ledan p.12
Nous pouvons donc nous accorder pour définir « mobiliser » comme l’action de mettre ensemble des citoyen·ne·s à travers une action collective au service d’une cause ou d’un changement.
Lors de cette journée, quatre types de mobilisation ont été approfondis grâce à des ateliers d’échanges de bonnes pratiques:
- L’accompagnement dans la mise en projets en milieu scolaire (JM-Oxfam, mini-entreprises d’économie sociale, etc.). ;
- L’accompagnement dans la mise en projets de groupes de citoyen.ne.s dans la société hors cadre scolaire (Oxfam-Magasins du monde, GASAP, accueil de migrants);
- Les actions de mobilisation dans l’espace public (manifestations, masses critiques, actions directes non violentes, …);
- Les actions de mobilisation dans l’espace numérique (pétition en ligne, campagne en ligne, …).
Les considérations qui suivent s’appliquent globalement à ces différents types de mobilisation, sans distinguer les spécificités de chacun d’entre eux.
Quels sont les facteurs facilitants pour une bonne mobilisation ?
Lors des différents échanges, de nombreux facteurs facilitants ont été relevés pour une mobilisation efficace. Nous retiendrons ici les suivants :
Avoir une stratégie claire
Cela peut paraitre logique, mais il ressort de l’étude de Perrine Ledan que « certains représentants des organisations ont le sentiment qu’il y a une absence de stratégie spécifique au volet mobilisation citoyenne au sein de leur structure »[3]Etude de P. Ledan p.61. On remarque que la mobilisation relève parfois du ressort d’une seule personne, qui parfois n’a qu’une toute petite partie de son temps de travail à y consacrer, et qu’une réelle stratégie de mobilisation n’est pas mise au point sur le long terme en interne. La mobilisation fait parfois partie d’une activité marginale à côté de la formation ou de la sensibilisation. Il est pourtant crucial d’avoir une stratégie claire pour avoir une mobilisation efficace, pertinente et durable.
Avoir une base sociale bien informée, outillée, stimulée, …
Il est impossible de mobiliser sans un réseau ! Et ce réseau de bénévoles doit être motivé pour rester actif, mais aussi formé et sensibilisé pour passer à l’action. C’est un travail de tous les jours et qui s’insère dans une stratégie à long terme des ONG. Cela demande de mettre à disposition des ressources humaines importantes, mais aussi des ressources financières. Perrine Ledan souligne « qu’assurer la durabilité des engagements et de la mobilisation sur le long terme au-delà de la mise en œuvre d’un projet, d’une mobilisation dans l’espace public mais aussi élargir la base sociale est l’un des grands défis auxquels sont confrontés les ONG. Et ce d’autant plus qu’il est difficile d’évaluer la pérennité de ces mobilisations une fois l’action, le projet finalisé »[4]Etude de P. Ledan p.63 . Toucher de nouveaux publics avec une diversité sociale permettrait d’avoir un réseau de bénévoles large et inclusif et associer ceux-ci au cœur de la démarche la rendrait plus durable. On considère en effet que les projets de mobilisations sont d’autant plus pérennes s’ils ont été co-construits avec les bénévoles.
Travailler en alliance
Perrine Ledan annonce que 66% des ONG mobilisent dans le cadre de réseaux plus étendus, souvent en alliances avec d’autres organisations. « Différents types de synergies sont identifiées : opérationnelles (avec les ONG dont l’action complète celle mise en oeuvre), dans le cadre de réseaux, de plateformes et coalitions, avec d’autres acteurs (cf. éducation permanente, festivals, musées, etc.), avec les partenaires du Sud, avec les institutions. Travailler en collaboration avec d’autres parties prenantes, qu’elles soient partenaires institutionnels, financiers, techniques, scientifiques, ou partenaires du secteur éducation au développement, partenaires de l’éducation permanente, ou partenaires du Sud dans le cadre de collaborations, alliances ou réseaux constitue une réelle plus-value (impact de la mobilisation, renforcement des organisations). »[5]Etude de P. Ledan p.25 On remarque que les types de synergies sont variables en fonction des publics cibles mais toujours identifiées comme nécessaires.
Quelques défis ont été soulignés :
Changer de regard sur les mobilisations
Les mobilisations sont comme des vagues. Certains ont insisté sur l’impératif de casser le narratif qui consiste à dire qu’on assiste en 2019 à un réveil citoyen, comme si on entrait dans une période où la mobilisation émerge pour la première fois. Les mouvements sociaux sont cycliques, ils naissent, se transforment, se font parfois plus discrets, puis reviennent. Mais en toile de fond, les mobilisations ont toujours existé, occupant l’avant-scène médiatique à des moments précis. Les ONG doivent prendre en compte ce fonctionnement dans leurs stratégies et pouvoir rester réactives aux mobilisations qui émergent de collectifs citoyens.
Être nombreux et persistants
Il faut être nombreux à se mobiliser, beaucoup plus nombreux que ce qu’il se fait actuellement. Aller une fois dans la rue tous les mois, c’est déjà bien, mais ce n’est pas toujours suffisant. On pourrait aller plus loin et estimer que les ONG ne doivent pas soutenir les luttes mais entrer en lutte. Deux chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan ont étudié les mouvements civils de lutte non-violente et affirment qu’il suffit de 3.5% de la population mobilisée pour renverser un pouvoir. En plus d’être nombreux, il a également été relevé qu’il fallait être persistants. Les ONG ont peut-être trop tendance à être axées sur une campagne, avec un grand moment clé dans le viseur, puis à relâcher la pression car l’ONG passe à une autre campagne ou à d’autres impératifs, ce qui rend compliquée l’obtention de vrais changements politiques.
Se renforcer entre les ONG et les citoyen·ne·s engagé·e·s
Sortir de la distinction entre le « nous » et le « eux » permet de se renforcer mutuellement. Le « nous » serait les ONG qui pensent les actions de mobilisation pour leur public, leurs thématiques et leurs modes d’action. Et, le « eux » serait les mouvements sociaux spontanés, des citoyens qui se rassemblent, comme les jeunes pour le climat, le collectif 8 mars ou les gilets jaunes. Ces deux mondes sont pour l’instant fort cloisonnés, mais il est impératif de casser les murs et construire des ponts. Se rassembler et faire converger les luttes assurerait une masse critique plus nombreuse et influente pour obtenir du changement. Les mobilisations dépassent de toute façon les ONG, elles ne les attendent pas pour se mettre en action, et il est impératif que les ONG adaptent leur stratégie par rapport à ce constat.
Une révolution copernicienne pourrait s’opérer dans les formes de mobilisation avec les ONG qui iraient davantage vers les mouvements sociaux. Les ONG devraient arrêter d’amener leurs propres projets vers les citoyens et les citoyennes (projets qui ont été pensés dans leurs locaux, avec leurs objectifs et où le nombre de participants attendus n’est pas toujours atteint), alors que les collectifs citoyens manquent de ressources. Les ONG doivent sortir de leur bulle et se mettre en soutien de ces mouvements sociaux. L’enjeu est alors de parvenir à accompagner et soutenir les luttes citoyennes sans les récupérer, sans les déforcer par leur image.
On peut alors imaginer que le rôle d’une ONG, c’est d’être la mémoire des mouvements sociaux et de capitaliser l’expérience accumulée, des accompagnatrices de mouvements : pour permettre aux jeunes par exemple de ne pas partir de zéro quand ils se lancent dans la grève climat. Mais tout en les laissant innover car c’est leur mouvement.
Jongler entre l’interdépendance des luttes et la spécificité de certaines causes
De nombreux échanges ont porté sur la nécessité de renforcer l’interdépendance des luttes et sur la nécessité de rendre certaines causes visibles. En effet, pour espérer obtenir un changement, il faut être nombreux et pour cela il faut faire converger nos luttes pour former une réelle masse critique qui pèse dans la balance des décisions politiques. Mais les ONG ne sont évidemment pas en capacité de soutenir toutes les luttes qui émergent, il y a des choix qui s’opèrent. Malheureusement, choisir ses luttes, c’est en invisibiliser d’autres, pourtant tout aussi importantes. C’était le cas lors de la manifestation de Youth for climate début 2019 qui a mobilisé beaucoup d’ONG, et qui a alors fait de l’ombre à une autre manifestation qui se déroulait en parallèle, une manifestation contre le racisme.
Trouver une souplesse entre la planification stratégique et la réactivité à l’actualité
Il est de nombreuses fois apparu lors des échanges qu’il est primordial de se permettre d’être flexible et réactif au contexte, et ainsi faire parfois une entorse aux plans qui avaient été fixés. Il a même été suggéré de pouvoir se permettre de rester flous dans les plans rendus aux pouvoirs subsidiants en indiquant que des mobilisations citoyennes seront soutenues, sans pour autant savoir au moment où ces lignes sont écrites s’il se produira quelque chose ou non. Dans l’étude, Perrine Ledan relève qu’«être en phase avec l’actualité assure davantage de réaction du public et des médias et permet donc d’augmenter la pression sur le politique de manière indirecte. » Ceci demande un réel changement de mentalité, car parfois on assiste à un blocage à différents niveaux : il peut avoir lieu au sein des pouvoirs subsidiants mais aussi en interne, avec le CA, le comité de direction, le siège international de l’ONG ou avec des collègues eux-mêmes car s’adapter à l’actualité demande parfois de chambouler ses plans professionnels ou personnels.
Se réapproprier une indépendance par rapport aux pouvoirs publics
Il y a une nécessité pour les ONG de ne pas s’autocensurer par rapport aux pouvoirs subsidiants. Il faut rester ouvert, réactif et essayer. Les ONG pourraient sortir des discours rassurants, par exemple axés sur les alternatives qui obtiennent souvent une large adhésion, pour aller vers un discours plus réaliste de la situation mondiale actuelle : il faut se mobiliser rapidement et efficacement pour aboutir à des changements politiques qui permettront à notre système de sortir de l’impasse. En ce sens, les représentantes de la DGD présentes lors de la journée ont encouragé les ONG à innover et à être en phase avec l’actualité. Elles ont insisté sur le fait que travailler toujours le même genre de projet, avec les mêmes publics n’est pas un souhait de la DGD.
Diversifier les publics
Plusieurs participant·e·s ont soulevé l’homogénéité des publics visés par les actions de mobilisation des ONG : surtout des jeunes trentenaires, universitaires et blancs. Il est difficile de mobiliser d’autres publics. On remarque celles-ci restent dans « l’entre soi ». Il a été soulevé que les ONG ont un capital culturel, social et économique fort : il faut prendre conscience de ces privilègeset se poser la question du partage avec les citoyen·ne·s. Les ONG utilisent en partie l’argent reçu par la DGD, qui provient notamment des impôts des citoyens, alors comment faire pour un partage équitable ? Est-ce que toutes les classes sociales et toutes les régions belges bénéficient de nos actions de mobilisation ? En ce sens, c’est le devoir des ONG de soutenir les mobilisations citoyennes, quelles qu’elles soient (les gilets jaunes, les jeunes (ou les grands-parents) pour le climat, etc.).
Développer une stratégie de communication pertinente
Dans son étude, Perrine Ledan souligne que « la digitalisation des outils et moyens de communication est prise en compte par toutes les ONG, la diffusion des informations et outils via les réseaux sociaux étant considéré comme un vecteur de diffusion très efficace et devenu incontournable du fait de son impact. »[6]Etude de P. Ledan p.62 Malgré ce constat, les ONG estiment souvent être faibles en communication sur les réseaux sociaux, notamment pour toucher un public différent. En interne, il faudrait que les services communication et mobilisation travaillent mieux ensemble. Ces deux métiers demandent des compétences très différentes, d’où l’importance de travailler en transversalité entre services d’une même structure.
Conclusion
Nous retenons différentes recommandations pour continuer à faire avancer les pratiques de mobilisation. Il s’agit, pour les ONG de continuer à mettre en place des stratégies spécifiques à la mobilisation, tout en gardant un lien étroit avec les autres aspects de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire comme la sensibilisation, la formation, etc. Il est également important que les ONG continuent de renforcer leurs partenariats, que ce soit avec des acteurs du Sud ou du Nord, pour porter un discours commun et concerté. Travailler davantage de concert avec le plaidoyer permettrait de gagner en légitimité quand une action en parallèle s’opère pour mettre la pression par la rue et par les experts.
Il est important de continuer à renforcer les liens entre les ONG et leurs bases sociales en proposant des actions de mobilisation diversifiées, qui répondent aux attentes de différents publics et également en renforçant la communication afin de mieux montrer les résultats obtenus, gage de motivation. Et cela, tout en trouvant une manière efficace de soutenir les mobilisations citoyennes qui émergent spontanément et qui ont parfois besoin d’un coup de pouce humain ou financier pour perdurer.
Mais surtout, ces nombreux échanges ont montré que le concept de la mobilisation est en questionnement et en perpétuelle évolution. Ils ont permis de réfléchir à notre posture en tant qu’ONG, notre rôle, qui occupe le centre, la marge. L’importance de construire un « nous » et faire converger nos luttes à différents niveaux. Oser la prise de risque, sortir de l’enfermement, se mettre en danger, sortir de notre zone de confort seront les mots de la fin.
Image par Dominic Wunderlich de Pixabay
Notes