Sur base d’une interview avec Géraldine Bogaert, Ebullition théâtre
Le projet Jeune-Magasins (JM-Oxfam) propose aux jeunes, dans leurs écoles secondaires, de défendre des valeurs de justice économique et de solidarité ainsi qu’un modèle de société plus durable. Ces jeunes vendent des produits équitables lors des récrés et organisent des activités afin de sensibiliser le reste de l’école à des thématiques comme la souveraineté alimentaire, le travail décent, la consommation responsable, etc. Depuis quelques années, Oxfam-Magasins du monde utilise le théâtre comme moyen de sensibilisation auprès de son public jeune. L’ONG collaborait chaque année avec une compagnie de théâtre afin d’écrire une pièce de 30 minutes. Lors de la représentation, la pièce était suivie par une intervention des animateurs JM-Oxfam afin de donner du contenu supplémentaire suivi d’un débat avec la salle. Bien que ludique et didactique, cette forme de théâtre ne remplissait plus totalement nos objectifs d’éducation au développement. Les élèves peuvent-ils ingérer autant d’infos en si peu de temps ? N’abordons-nous pas des thématiques trop complexes et abstraites sans permettre une réelle appropriation du contenu? Leur permet-on vraiment de co-construire la réflexion ?
L’envie de continuer avec du théâtre était là, mais dans une forme plus active pour le public, avec sa propre réalité comme point de départ.
Et pourquoi pas du théâtre forum !
Le théâtre de l’Opprimé est initié dans les années 60 par Augusto Boal, un dramaturge brésilien engagé, qui fait référence aux travaux de Paolo Freire (pédagogie des opprimés). L’idée est de mettre à la disposition du peuple un outil de lutte contre l’oppression politique. Comme l’explique Géraldine Bogaert de la compagnie Ebullition « On utilise le théâtre pour mettre le doigt sur les injustices que les gens vivent au quotidien et essayer ensemble de lutter contre celles-ci, en dégageant des pistes concrètes pour les dépasser et faire basculer des rapports de force inégalitaires. Mon fil rouge est de faire du théâtre avec un objectif politique : le but est toujours d’utiliser le théâtre comme outil de transformation sociale. »
Une des techniques les plus dynamiques et interactives du théâtre de l’Opprimé est le théâtre forum. Il se déroule en deux phases. D’abord les acteurs jouent devant un public une scène qui se termine sur un conflit non résolu lié à une injustice, une inégalité, un rapport de force. Ensuite vient la deuxième phase où le public est invité à monter sur scène pour remplacer le protagoniste qu’on appelle l’ « opprimé », c’est-à-dire celui qui subit l’injustice ou celui qui en est témoin. La personne du public, le “spectacteur”, improvise alors avec les acteurs et tente de rétablir l’injustice en proposant un nouveau dénouement à la scène. Au fil des interventions du public, on assiste ainsi à une galerie de réactions et de tentatives possibles face à une situation initiale. Le tout est orchestré par un animateur appelé le « joker », qui dynamise et modère les échanges.
Des forces dans la technique, mais aussi des limites…
Les forces du théâtre forum sont nombreuses. « Le théâtre forum ne mobilise pas que le mental, mais aussi le corps et les émotions de façon très efficace. Il enclenche quelque chose qui va permettre l’action : au lieu d’être passif, de regarder une situation sans se laisser embarquer dans la problématique, le spectateur se projette et devient assez rapidement acteur. Il réveille quelque chose chez les gens parce qu’ils prennent conscience que tout le monde a une force d’action, mais qui souvent n’est pas utilisée ».
Mais cette technique théâtrale est à manier avec précaution afin qu’elle fonctionne réellement comme outil de lutte politique. Un des risques est que le public n’ait pas envie de réagir par rapport à la scène proposée. Géraldine Bogaert nous explique qu’« il faut une adéquation entre la problématique, les conflits, les injustices dans les saynètes et le public qui y assiste. Si le public ne se sent pas concerné ni de près ni de loin, ça ne va pas être possible pour lui de se prendre au jeu et de se sentir assez solidaire de l’opprimé que pour avoir le courage d’improviser devant tout le monde ». D’ailleurs, il fonctionne d’autant mieux qu’il s’adresse à des gens qui sont déjà en questionnement, ou qui sont concernés par l’injustice en question et qui cherchent de la force pour se mobiliser dans leur vie.
De plus, il faut absolument toujours deux enjeux dans une scène de théâtre forum, un enjeu général bien sûr, mais aussi un enjeu concret. « Il faut que les gens aient quelque chose à obtenir qui soit concret afin de toucher à un enjeu plus général. Par exemple, un enjeu concret à obtenir dans une scène serait qu’un couple homosexuel soit invité à une soirée. L’enjeu général est bien sûr de lutter contre l’homophobie. Cela permet au public de se projeter dans une situation qui pourrait lui arriver demain (en tant que témoin par exemple), même s’il ne se reconnaît pas forcément dans l’opprimé (la personne qui subit directement l’injustice) et lui faire prendre conscience qu’il peut agir. »
Le théâtre forum permet de dépasser le côté « figé » d’une pièce de théâtre classique, pour atterrir sur une forme plus évolutive. Au-delà de la situation initiale proposée par les comédiens qui donne déjà de quoi réfléchir, la pièce évolue au fil des interventions du public. « les différentes interventions nourrissent le débat collectif mais nourrissent aussi la réflexion individuelle de chacun. On remarque que ce n’est pas parce que seulement 5 personnes sur 120 viennent sur scène qu’il ne se passe rien dans la tête des autres. Il y a le facteur timidité et réactivité. On sème des graines, on ne sait pas si ça va pousser, où ça va pousser, ni quand. Le théâtre forum n’est pas un outil facilement quantifiable ou mesurable en termes de résultat, mais ce qui est certain c’est qu’il met les gens dans une ambiance propice à la réflexion, à l’action, à l’empathie, à la solidarité. »
Bien entendu, comme le souligne Géraldine Bogaert, « ce n’est pas parce qu’on fait quelque chose de formidable sur une scène de théâtre forum que ça va changer le monde. Les gens qui sont réellement victimes d’injustices dans la vie ne vont pas toujours trouver dans le théâtre forum un moyen d’inverser la vapeur, ce n’est pas si direct et si simple que ça. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il redonne souvent confiance dans le fait que chacun a une liberté d’expression et une capacité d’agir, mais il faut d’abord en prendre conscience avant de la mettre en branle. Certains, au fil de leurs participations à du théâtre forum, attrapent de nouveaux réflexes citoyens dans leur quotidien : ils vont agir plus vite ou de manière plus efficace car ils se sont déjà entrainés, c’est comme une gymnastique, on muscle notre réaction solidaire. Il permet de pas subir, ne pas accepter sans réagir face à nos indignations. »
Une autre force du théâtre forum, c’est précisément sa forme. « C’est assez amusant, il y a de l’humour mais aussi la surprise de voir tout à coup son voisin se lever et devenir un acteur qui improvise. C’est le côté captivant, à la fois dynamique et dynamisant, qui permet que ce ne soit pas un débat ennuyeux. Lutter ce n’est pas forcément ringard, sérieux, ennuyeux, coincé, le théâtre forum en est un bon exemple. »
Du théâtre forum pour faire de l’éducation au développement
Dans le cadre de l’éducation au développement, il n’est pas toujours facile d’utiliser le théâtre forum car les thématiques traitées sont souvent complexes et abstraites et les injustices dénoncées souvent lointaines. Comme le rappelle Géraldine Bogaert, ce n’est pas un outil de sensibilisation ou d’information mais bien un outil de lutte à disposition de personnes qui ont envie de changer les choses à leur portée. Selon elle, on ne peut pas demander à un adolescent belge de 15 ans de prendre la place d’une ouvrière cambodgienne qui subit de mauvaises conditions de travail dans une scène de théâtre forum. Ce n’est pas réaliste et on risque alors de tomber dans de la caricature. Il est plus intéressant de prendre une place qui est la plus proche de la sienne dans la vie : moi consommateur et citoyen, comment puis-je lutter dans mon quotidien ? Par contre, il est bien sûr tout à fait intéressant de faire du théâtre forum avec des paysans burkinabés ou des couturières cambodgiennes pour lutter contre leurs mauvaises conditions de travail, comme par exemple la compagnie Jana Sanskriti en Inde.
Dans le cadre des Jeunes-Magasins-Oxfam, il fallait donc partir des jeunes et de ce qu’ils vivent eux comme injustices au quotidien, en lien avec des thématiques qu’ils défendent en étant bénévoles chez Oxfam-Magasins du monde. Par exemple, s’il n’est pas possible pour un jeune de changer directement le prix payé aux producteurs de café dans le commerce conventionnel, il lui est possible d’influencer les habitudes de consommation de ses parents afin qu’ils optent pour du café équitable par exemple. « Dans le théâtre forum, on ne bâtit pas sur de la fiction, des histoires entendues à la TV ou dans le journal, mais on part du vécu des participants. On se base sur une anecdote qui est arrivée personnellement à quelqu’un du groupe. On sait alors comment il a vécu les choses, ce qu’il a ressenti, et cela donne de la matière concrète pour la scène et cela limite les risques de partir dans les stéréotypes ou caricatures. »
L’expérience se tente avec les JM-Oxfam
L’idée est lancée, une dizaine de jeunes impliqués dans les JM-Oxfam répondent à l’appel et se retrouvent par une belle semaine d’août 2015 pour un atelier de cinq jours afin de créer des scènes de théâtre forum avec Géraldine Bogaert de la compagnie Ebullition. Ces jeunes âgés entre 15 et 18 ans, issus de différentes écoles secondaires en Wallonie et à Bruxelles sont tous engagés au quotidien dans le jeune magasin de leur école.
Comme expliqué par Géraldine Bogaert, on ne commande pas une scène de théâtre forum avec un contenu préétablit. « Pas de sensibilisation sur commande, ça ne marche pas, il faut partir du vécu des participants. Ce sont les participants qui définissent le contenu au sein d’un cadre ou une thématique donnée. Le résultat final est inconnu : s’il ne l’est pas, on biaise le processus ». C’est ainsi qu’ensemble, au fur et à mesures d’exercices d’improvisation, de sculptures vivantes, de récits et d’anecdotes, les jeunes dégagent des histoires théâtrales.
Un moment fort de la semaine se déroule lorsque Géraldine Bogaert demande aux jeunes de proposer un tableau « du futur que vous craignez » avec des sculptures vivantes. Les jeunes ont proposés des images très puissantes, à la fois esthétiques graphiquement et visuellement, avec une haute valeur symbolique. Beaucoup d’images sur la mauvaise répartition des richesses et des ressources, sur les inégalités croissantes entre les riches et les pauvres mais aussi sur la peur du retour de régimes non démocratiques et de la dictature politique ou économique (croissance à tout prix). Les jeunes ont également abordé d’autres thèmes plus personnels qu’ils vivent difficilement dans leur quotidien, comme l’homophobie, le harcèlement à l’école, la pression du groupe. D’autres ont parlé de propos racistes véhiculés dans leur famille, ce qu’ils considéraient injuste et lourd à porter, même s’ils ne sont pas les victimes premières du racisme en question.
On atterrit finalement sur deux saynètes. La première aborde la thématique des vêtements de seconde main : Amélie, une jeune membre du JM-Oxfam propose une action « troc party » afin d’échanger des vêtements, mais malgré l’énumération des impacts positifs sur l’environnement, le gaspillage, ainsi que les dénonciations du modèle capitaliste, un groupe de jeunes se moquent d’elle, voire la harcèle. Quant à la deuxième saynète, elle nous parle de Mathieu, qui lors d’un souper familial se heurte à des propos où le droit de grève et de manifestation étaient bafoués, des stéréotypes à l’encontre des chômeurs, mais également à des relations Nord-Sud inégalitaires.
En conclusion, la pratique du théâtre forum nous apparaît utile à 2 niveaux. « D’abord c’est un outil super puissant que l’on met à la portée des participants qui vivent le processus créatif de l’intérieur et qui travaillent sur leurs « oppressions ». Il libère beaucoup de choses et redonne confiance aux gens en leur propre capacité. C’est une expérience humaine très forte avec des liens intenses qui se construisent grâce au travail collaboratif et solidaire. On peut dire que le processus lui-même est une école de vie, qui transforme certaines personnes littéralement, car il offre la liberté dans la tête d’être ce qu’ils sont, de pouvoir lutter contre ce qui leur paraît être injuste. Vivre un atelier de l’intérieur a souvent des effets multiples : je prends conscience de mes droits, que je ne suis pas seul à vivre ça, et que je peux lutter. Ensuite, une fois que ça devient une scène publique, c’est utile pour le public qui va pouvoir essayer des choses sur scène pour résoudre un conflit mais aussi partager son point de vue et créer un moment solidaire ». On retient du théâtre forum sa volonté d’être un outil émancipateur à la fois pour les participants et le public.
Carole Van der Elst
Mobilisation jeunes