« Les plus beaux chants, ce sont les chants de revendication », affirmait Léo Ferré. Il y a cent ans, Joe Hill(1879-1915), chanteur engagé et membre du syndicat américain Industrial Workers of the World, grande figure des luttes sociales du début du 20e siècle aux Etats-Unis, déclarait déjà « un tract, on ne le lit qu’une seule fois. Une chanson, on l’apprend par cœur » [highslide](1;1;;;)Changer le monde avec une chanson, L’Humanité, 29 novembre 2003.[/highslide]. Dans les années 1930, Woody Guthrie avait inscrit sur sa guitare : « Cette machine tue les fascistes. » Dans les années 70, Fela Kuti, véritable contre-pouvoir de l’Etat nigérian et adepte d’une solution panafricaine, déclarait : « La musique est l’arme du futur. » Une chanson peut appeler à la démobilisation, à l’instar du Déserteur de Boris Vian, ou à l’inverse, comme le Back of the Bus deCarver Neblett (1964) : « Si tu ne me trouves pas à l’arrière du bus, si tu ne me trouves pas dans les champs de coton, si tu me trouves nulle part, viens donc au bureau de vote, j’y serai en train de voter [highslide](2;2;;;)Jacques Denis, Protester avec l’électrochoc de la musique, Le Monde Diplomatique, juin 2006[/highslide] . »
Une chanson reste aujourd’hui encore un formidable vecteur d’idées et un moyen privilégié d’exprimer un engagement. La chanson militante, à notre époque caractérisée par une médiatisation extrême et une consommation musicale de masse édulcorée, reste un genre certes marginal, mais dont la vigueur est réelle. Ainsi des airs connus servent-ils aujourd’hui pour donner un impact immédiat à des couplets de circonstance, faciles à reprendre par la foule. Avec des groupes comme les Têtes raides, la chanson s’engage jusque dans la rue, tandis qu’avec Zebda, elle entre dans le jeu politique. Aujourd’hui, il n’est plus un rassemblement anticapitaliste sans concert, pas une grande cause qui n’ait son porte parole musical.
Mais au fond, qu’est-ce qu’une chanson engagée ou militante ? On pourrait la décrire comme une chanson dont les textes sont au service d’une cause, d’une idée. L’interprète, conscient de problèmes de la société, met ainsi son art au service d’un engagement et dénonce une réalité injuste. « En allant plus loin que la description d’un état, qui indique une certaine impuissance face au monde monstrueux, le protest singer se saisit de cette mémoire pour devenir membre actif de ce qui est en train de se passer : il ne relate plus, il s’expose », considère le producteur Jean Rochard, créateur du label Nato dans les années 80 [highslide](3;3;;;)Jacques Denis, op cit.[/highslide] .
Pourtant, une chanson ou un chanteur peuvent-ils vraiment changer le monde ? La chanson militante serait-elle une manière de faire de la politique, de contester l’ordre mondial et les rapports de pouvoir? Nous constatons que la musique a accompagné – parfois précédé – les changements de société, les évolutions, voire les révolutions. L’histoire de la chanson militante suit de près l’histoire politique et ses récurrentes contestations sociales : des travailleurs, des étudiants, des pacifistes, des exclus, des femmes, de ceux qui réclament une autre société, un autre monde. Et pour se faire les porte-voix de ces contestations sociales, il y a toujours eu des artistes qui se sont engagés.
Petit historique de la chanson engagée
La chanson engagée jalonne l’histoire d’autant de repères, de regards, de témoignages incomparables. Au fil du temps, elle a emprunté différentes appellations, qui en constituent autant d’aspects particuliers : contestataire, sociale, révolutionnaire, citoyenne, militante, voire prolétarienne au début du siècle dernier. La misère et le pouvoir ne datent pas d’hier et, intellectuelle ou populaire, la chanson a toujours dénoncé, critiqué la société [highslide](4;4;;;)Daniel Pantchenko, Vous avez dit « chanson engagée » ?, La chanson française, TDC n° 894, 15 avril 2005.[/highslide] .
Du moyen âge au 19e siècle
L’engagement était déjà présent parmi les poètes. Vers 1170, un poème de Chrétien de Troyes évoquait le triste sort des ouvrières tisseuses du Moyen Âge : « De fil d’or et de soie ouvraient / Chacune au mieux qu’elle savait / Mais telle pauvreté avaient / Que aux coudes et aux mamelles / Leurs robes étaient en dentelle ». Cinq siècles plus tard, la brève période de la Fronde (1648-1653) a généré quelque cinq mille mazarinades [highslide](5;5;;;)Les mazarinades sont des pièces de vers satiriques ou burlesques, pamphlets ou libelles en prose publiés au sujet du cardinal Mazarin[/highslide] . «D’une violence et d’une verdeur qui frôlaient souvent l’obscénité, ces diatribes écrites au fil des événements forment la véritable chronique d’une actualité qui ne manquait ni de complots ni de scandales ni derebondissements » [highslide](6;6;;;)Marc Robine, Il était une fois la chanson française, des origines à nos jours (Fayard, 2004)[/highslide] . On pourrait multiplier les exemples, tant chaque période clé a inspiré des poèmes puis des chansons de luttes, des rassemblements, l’exaltation de la liberté, comme l’hymne national français,La Marseillaise (1792), ou encore l’Internationale (Eugène Pottier, 1871) qui est connue comme le principal chant de lutte de la classe ouvrière dans le monde entier. Cependant, force est de constater qu’avant la fin du 18e siècle, la musique est avant tout pur divertissement, et que l’engagement y est plutôt rare.
Les années 60-70
C’est à partir des années 60 que les idées politiques des auteurs commencent à véritablement se refléter dans les chansons et que la scène engagée parvient à toucher un large public. L’électrochoc de la guerre du Vietnam aux Etats-Unis et de mai 68 en Europe voit l’émergence d’une scène engagée dont les porte-drapeaux sont Bob Dylan, Joan Baez, John Lennon ou Bruce Springsteen du côté anglo-saxon, Jean Ferrat,Georges Brassens, Léo Ferré ici. Ils donnent le ton à toute une génération. La musique est un mode d’expression dans le conflit qui les oppose à la génération de leurs parents. Bob Dylan, avec la chansonBlowin’ in the Wind, première chanson de révolte moderne à être diffusée à une échelle planétaire, est sans doute le point de départ d’une médiatisation des « protest songs ». Tirée d’un chant d’esclaves (negro spiritual), cette chanson sera reprise par les 250 000 manifestants de la Marche sur Washington de Martin Luther King en 1963 [highslide](7;7;;;)Wikipedia:fr.wikipedia.org/wiki/Chanson_de_révolte[/highslide] . En France, les événements de mai 68 apportent une nouvelle dimension à la chanson engagée française avec un mouvement musical brut, où les idées sont volontairement provocantes, mais qui traduisent le désir de révolte de la jeunesse de l’époque, après l’échec de la génération et l’apparition de la société de consommation. Les plus grands comme Brassens (Mourir pour des idées, Les Deux Oncles, Le gorille, etc.) et surtout Ferré (Les Anarchistes, Ils ont voté, L’été 68, etc.), se sont fréquemment engagés à leur manière, et ont aussi inspiré les générations suivantes. Jean Ferrat, proche du Parti Communiste tout en étant critique sur l’URSS, occupe une place forte dans le panthéon des chanteurs engagés: il dédiera un album enthousiaste au Cuba de Fidel Castro (Cuba sí), évoquera la guerre d’Espagne (Maria), mai 68 (Au printemps de quoi rêvais-tu ?), sa vision du pays (Ma France), le Printemps de Prague(Camarade) [highslide](8;8;;;)Pantchenko, op. Cit[/highslide] .
À l’inverse, Michel Sardou a affiché résolument des opinions « de droite » avec des titres-choc comme Les Ricains (« Si les Ricains n’étaient pas là / Vous seriez tous en Germanie »), Le Temps des colonies, Danton, Je suis pour (pour la peine de mort et en plein débat sur l’abolition de la peine capitale en France, même s’il s’en défend et se déclare pour la loi du talion… guère plus reluisant). En réaction, des « comités anti-Sardou » ont manifesté en Belgique lors de sa tournée de 1976-1977.
Les années 80
Renaud débarque dans le paysage français avec deux grenades : Société tu m’auras pas et Camarade bourgeois. Avec l’album Çui-là (quatre ans après l’explicite La bête est revenue), un Pierre Perret a pu, lui, reprocher aux médias de l’en exclure totalement à cause du contenu de ses nouvelles chansons : Le Monsieur qui vend des canons, Pour faire une bonne guerre, La Mondialisation, etc [highslide](9;9;;;)Pantchenko, op. Cit[/highslide] . Les Nougaro, Higelin ou Lavilliers, expriment fréquemment des messages forts dans leurs chansons. On constate que les artistes engagés se sont de plus en plus tournés vers l’humanitaire et l’antiracisme, comme l’illustre Maxime Le Forestier avec sa chanson Né quelque part.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en France dans les années ‘80 et l’effondrement de l’Union soviétique ont entraîné une véritable remise en question des artistes engagés. En effet, il devenait plus difficile de chanter son amour du socialisme, étant donné que le monde est témoin de la faillite de son système autoritaire bien éloignée de l’idéal de liberté et d’égalité, et de prôner la haine du pouvoir français, puisque celui-ci était désormais aux mains de la gauche [highslide](10;10;;;)Chanson engagée et altermondialisme, Libertés, Amnesty International, septembre 2004[/highslide] .
Les années 90
La montée en puissance du Front national, à partir de 1988, amène un nouveau combat partagé par des groupes de rock réputés, comme Noir Désir (Un jour en France), et par le milieu punk plus underground avec notamment le slogan « La jeunesse emmerde le Front National » hurlé par les Bérurier Noir et repris avec ferveur par la jeunesse française. Lofofora dénonce entre autre le racisme et l’extrême droite (No Facho,L’œuf, Alarme citoyens), le négationnisme (Amnes’History), le système néo-libéral (Rêve et crève en démocratie, Social killer, Employé du mois), l’impérialisme américain (Nouveau monde, Mondiale paranoïa), le nationalisme (Tricolore) ou encore le conflit israélo-palestinien (Comme à la guerre).
Sous l’influence de la scène hip-hop US, on assiste également à l’avènement du rap sur la scène française. Dans la foulée de pionniers américains comme Public Enemy, les rappeurs français (IAM, Assassin, la Rumeur, Sniper…) détrônent les rockeurs dans le champ de l’engagement. Aujourd’hui, la scène rap reste bouillonnante et s’est ouverte à des femmes comme Kenny Arkana (l’album Désobéissance au titre évocateur) ou Diam’s (Ma France à moi). Pour les jeunes marqués par la précarité ou la relégation sociale, les valeurs véhiculées dans le rap représentent une alternative aux discours habituels sur la citoyenneté, qui apparaissent comme des discours de soumission à une société qui les exclut.
Les années 2000 aux USA
« Le climat n’est pas sain. Cela rappelle l’Allemagne des années 1930… Je n’ai jamais été une militante, mais là, j’ai envie de m’impliquer. » C’est ainsi qu’a réagi la chanteuse Rickie Lee Jones au Patriot Act. De nombreux artistes ont comme elle réagi à la politique de Bush. D’Hanoi à Bagdad, les générations et les mobilisations se suivent et se ressemblent. Le mot « protest song » réapparait même! We Want Peace, deLenny Kravitz ; In a World Gone Mad, des Beastie Boys ; Pledge of Resistance, de Saul Williams ; Patterns of War, de Dr Israel, 21 Guns ou Holiday de Green Day, Soldier’s Side de System of a Down, World Wide Suicidede Pearl Jam… La liste est longue, de sorte qu’il est presque devenu « tendance » de s’insurger contre la guerre.
L’altermondialisme, les paroles et les actes
Depuis la fin des années 90, la nouvelle génération de chanteurs politisés est nettement liée à l’altermondialisme, à la lutte mondiale pour un autre monde, plus juste. Le nouveau chanteur engagé est résolument citoyen du monde! En outre, la starification à outrance voit émerger des figures dont l’engagement se traduit parfois moins dans les textes que par les actes posés. On voit ainsi des artistes non-engagés dans leurs textes mais qui montrent un militantisme citoyen et politique très concret.
Le chef de file de cette chanson engagée semble être Manu Chao qui a joué à Mexico, pour soutenir le sous-commandant Marcos, et qui est régulièrement présent aux grandes manifestations altermondialistes. Ce rôle semble parfois l’encombrer. « Ce sac à dos de haut-parleur de la jeunesse contestataire, je veux bien le porter. Mais je ne l’ai pas choisi. Et la dernière chose que je voudrais, ce serait de devenir un gourou », déclarait-il à Télérama lors de la sortie de son deuxième album. On peut constater que, dans son cas, l’engagement se fait davantage par ses actes, ses déclarations, ses concerts de soutien, que par les textes eux-mêmes, certains ayant une dimension politique forte, comme Clandestino, cet album comportant même des extraits de discours du sous-commandant Marcos, beaucoup d’autres étant très légers, comme Me gustas tu. Manu Chao semble être le symbole idéal de l’altermondialisme : il se proclame citoyen du monde, passe une grande partie de son temps en Amérique latine et chante dans plusieurs langues. Il incarne le métissage culturel et musical [highslide](11;11;;;)Chanson engagée et altermondialisme, Libertés, op. Cit[/highslide] . Derrière lui, c’est des quatre coins du monde que se lèvent des artistes impliqués au quotidien dans la lutte, comme par exemple le Brésilien Silvério Pessoa ou le RéunionnaisDanyel Waro, partageant la lutte de la Confédération paysanne, ou la marseillaise Kenny Arkana lançant le collectif La Rage du Peuple qui milite « pour « une colère positive, fédératrice, porteuse d’espoir et de changement », intervenant dans de nombreux forums altermondialistes, proposant un documentaire vidéo intitulé Un autre monde est possible tourné au fil de ses pérégrinations au Brésil, au Mali, au Mexique et en France, ou organisant un concert sauvage en pleine rue pour soutenir les squatteurs genevois expulsés!
Le groupe Zebda est un exemple intéressant d’engagement politique. Ses membres ont créé la liste « Motivé-es » à Toulouse lors des élections municipales en 2001 et expriment leur soutien à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Pour Magyd Cherfi, un des chanteurs du groupe, « la chanson doit être politique. » Dans leur cas les paroles sont aussi importantes que l’action, comme l’attestent des chansons telles que Le bruit et l’odeur (faisant allusion à une intervention de Jacques Chirac sur les immigrés) ou Double peine. A noter que cette dernière figurait sur le même album que Tomber la chemise, tube pas vraiment connu pour sa force militante! Les mots étaient également l’arme principale des musiciens de Noir Désir, qui au-delà de leur engagement en faveur de José Bové ou de l’association ATTAC, étaient surtout connus pour la dimension politique de leurs paroles avec des chansons comme Fin de siècle ou L’homme pressé qui mêlent poésie et militantisme. Dans un esprit citoyen, le groupe Les Têtes Raides anime depuis 2003 un « Avis de KO social » réunissant artistes et associations alternatives pour mener des manifestations festives et militantes à travers toute la France. Des artistes comme Fabulous Trobadors, Le peuple de l’herbe, Marcel et son orchestre,Mano Solo, Yann Tiersen, Bernard Lavilliers, Cali, se joignent à la démarche.
Autre facette de leur engagement, de nombreux artistes appuient ouvertement leur favori lors des élections. La dernière élection présidentielle française était aussi l’affrontement entre – pour n’en citer que quelques-uns –Cali, Yannick Noah, Renaud, Bénabar, Carla Bruni (ayant affiché leur soutien à Ségolène Royal) et Mireille Mathieu, Doc Gyneco, Johnny Hallyday, Michel Sardou, Faudel (ouvertement pro-Sarkozy). Barack Obama a pu quant à lui compter sur l’appui de REM, Bruce Springsteen, Jay-Z, Stevie Wonder et bien d’autres, alors que très peu d’artistes ont soutenu son concurrent McCain.
De la chanson humanitaire au charity-business?
Aujourd’hui, dans la chanson populaire (voire de masse), l’engagement semble avoir quitté le champ politique et s’est sensiblement déplacé vers l’humanitaire et l’écologie. Pire, la notion d’engagement semble davantage tirer vers la compassion pour de nombreux artistes se retrouvant dans de grandes émissions fédératrices (Les Enfoirés étant l’exemple le plus fort) ou de chansons humanitaires. We are the world en 1985, sur la pauvreté en Afrique, a ouvert une voie empruntée dorénavant régulièrement suite à des des catastrophes naturelles (Pour toi, Arménie, suite au tremblement de terre, Alors la Terre, suite au Tsunami). On qualifiera ceci davantage de « charity-business ». Y participent tout le monde et n’importe qui pourvu qu’il ait un nom. Et on ne risque pas d’y remettre ouvertement en cause le système, se contentant plutôt de panser les plaies qu’il provoque. Si on ne peut reprocher d’utiliser son image pour récolter des fonds, on peut donc questionner la sincérité et l’étendue de l’engagement de certains artistes. Aujourd’hui, Lorie ou Alizée sont-elles engagées parce qu’elles chantent pour les Enfoirés ? Est-on militant quand on dit que « l’on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid »? Les Enfoirés veulent-ils changer le système, ou au contraire n’y contribuent pas d’une certaine manière en apportant le sparadrap que ne veut apporter l’Etat ?
Evolution plus récente (et plus intéressante en terme de mobilisation citoyenne), se distinguant du charity-business, on mobilise dorénavant les célébrités pour attirer l’attention de la population face aux enjeux politiques internationaux. La chanson Beds are Burning, de Midnight Oil, reprise dans la campagne internationale « Tck Tck Tck » avant le récent sommet sur le climat à Copenhague, a contribué à ramener plus de 15 millions de pétitions en ligne. On surfe ici sur l’attrait des célébrités autant que sur la puissance de diffusion d’internet pour sensibiliser et créer un mouvement citoyen global autour d’un combat.
Les succès et limites de la chanson engagée
Un remède à la dépolitisation des jeunes?
Certains mettent en avant une certaine dépolitisation des jeunes, qui voteraient de moins en moins et auraient une méfiance croissante pour le discours des gouvernants. Cette dépolitisation ne veut pas dire un désintérêt pour les problèmes de société. Au contraire, les jeunes créent aujourd’hui de nouveaux modes de militance (notamment sur le web) et développent une nouvelle citoyenneté globale. Dans ce contexte, ils cherchent leurs valeurs dans la chanson, et les artistes engagés sont souvent populaires car leurs chansons résonnent comme des hymnes et exaltent en chacun le sentiment de fraternité et d’engagement. Leurs textes sont davantage susceptibles de transmettre l’espoir à la jeunesse que les hommes politiques, leur réalisme, la complexité de leurs discours [highslide](12;12;;;)Chanson engagée et altermondialisme, Libertés, op. Cit[/highslide] .
Un vrai pouvoir subversif?
Le magazine Times place Bruce Springsteen parmi les leaders d’opinion les plus influents aux Etats-Unis! De nombreuses situations laissent penser que la chanson possède un sacré pouvoir subversif. Au moment de la guerre en Irak, on a vu MTV évacuer des clips dénonçant la politique de Bush, tandis que le groupe Dixie Chicks a été boycotté sur les radios possédées par Live Nation après avoir déclaré être « génées d’êtes texanes comme Bush ». En France, les groupes rap Sniper et La rumeur ont eu des ennuis judiciaires avec Nicolas Sarkozy. Cependant, les exemples les plus frappants, nous les trouvons dans des pays où le pouvoir laissait ou laisse toujours peu de place à la contestation.
Victor Jara, Chili.
Chanteur, auteur, compositeur, il fut l’un des principaux soutiens à l’alliance Unidad Popular du président Allende. Ses chansons critiquaient notamment le fascisme, la guerre civile, la bourgeoisie chilienne, la guerre du Viêt Nam. Effectuant de nombreuses tournées (y compris hors du pays) pour diffuser ses idées, il poussa son engagement jusqu’à s’enrôler parmi les travailleurs volontaires lors des grandes grèves de 1972. Arrêté par les militaires lors du coup d’État du 11 septembre 1973, il fut emprisonné, torturé et assassiné. Il est depuis lors devenu un véritable mythe au Chili.
Tiken Jah Fakoly, Côte d’Ivoire
Très marqué par l’évolution sociale et politique de son pays, Tiken Jah Fakoly chante « pour éveiller les consciences ». Sa musique parle des injustices que subit le peuple africain. Il dénonce le colonialisme et le néo-colonialisme, la vente d’armes à l’Afrique, le pillage de ses richesses, le soutien des Occidentaux aux dictatures africaines. Il est pour l’annulation de la dette des pays africains, et s’est notamment impliqué dans les manifestations anti-G8. Il cible également les dirigeants africains qui exploitent leurs populations, comme il l’exprime dans la chanson Quitte le pouvoir (« Ça fait trop longtemps que tu nous fais perdre le temps. Depuis quarante ans tu refuses de foutre le camp. Tu pourrais avoir des emmerdes si tu nous laisses dans la merde »). Depuis 2003, Tiken Jah Fakoly vit exilé au Mali suite à des menaces de mort, pour avoir critiqué trop ouvertement le pouvoir ivoirien en place.
Lapiro de Mbanga, Cameroun
Depuis le retour à la démocratie dans les années 90, ses chansons traitent régulièrement des sujets comme la corruption et l’impunité des dirigeants, la misère des citoyens, les atteintes à la démocratie et aux libertés. Ce qui fait passer Lapiro de Mbanga aux yeux de la jeunesse et des classes moyennes pour «un symbole de la résistance pacifique au Cameroun face au régime répressif du président Paul Biya». Face au projet de ce dernier d’amender la constitution pour supprimer la limitation des mandats présidentiels, il chantera : «Au secours, venez-nous délivrer, l’heure est grave. Les bandits en col blanc veulent braquer la Constitution de mon pays. Les fossoyeurs de la République veulent mettre le Lion en cage…». Le pouvoir a trouvé le prétexte d’incitation aux émeutes de la faim dans sa ville natale en février 2008 pour l’incarcérer. Il est aujourd’hui toujours en prison et devrait en sortir en 2011.
Ces chanteurs torturés, exilés, emprisonnés, montrent qu’une chanson peut déstabiliser le pouvoir, et qu’être un chanteur engagé peut être un métier dangereux. Boris Vian, après avoir chanté Le Déserteur, chanson anti-militariste (1954, à la fin de la guerre d’Indochine, juste avant la guerre d’Algérie), fut l’objet de poursuites de la part de paramilitaires d’extrême-droite.
La révolte comme produit, entre engagement et business?
Le succès commercial de la musique engagée éveille un questionnement légitime sur l’intégrité de certains artistes. Si de nombreux chanteurs profitent de leurs chansons pour nous vendre la révolution, d’autres ne profitent-t-ils pas de la révolution pour nous vendre leurs chansons ? En effet, quand le message véhiculé fait plus vendre que la musique elle-même, il apparaît logique que certains chanteurs soient tentés de composer un morceau engagé par souci du profit. La révolte devient alors un produit. Manu Chao est conscient du problème : « Je veux que la musique reste une arme. Et je ne voudrais surtout pas que la rébellion devienne mon fonds de commerce. Le business récupère tout, et surtout la contestation [highslide](13;13;;;)Le rap en est un exemple frappant![/highslide] […] Pas question pour moi de devenir la petite caution de la rébellion à cent balles. Ça, c’est précisément le fardeau que je ne veux pas porter » affirmait t-il à Télérama. Il semble bien difficile pour un chanteur de concilier « jackpot de l’année », complaisance avec la presse people et avec son label, et engagement sincère. Noir Désir avait publiquement critiqué Universal lors des victoires de la musique en 2002. Or son distributeur, Barclay, était une filière d’Universal. On touche ici un des paradoxes de la musique politisée. Si un artiste engagé veut être en accord avec ses principes, il doit refuser de rentrer dans le « système », rester sur un label indépendant et donc proposer sa musique à un public d’initiés. Mais s’il agit de la sorte, le grand public n’entendra pas son message et il prêchera dans le désert. Le chanteur Bertrand Lubat exprime bien cette tension entre engagement et business, « Chanter, c’est planter ! Chanter, c’est guérir ! Protester, c’est surtout écorcher les oreilles, ne pas se la jouer agréable. Aujourd’hui, le poids de l’industrie pèse sur nos consciences, sur tout le reste aussi. Pour que ce soit vendable, il faut une esthétique qui soit en phase avec le commerce. C’est-à-dire contre quoi ça gueule ! ».
Des chanteurs conscients de leurs limites
Certains chanteurs militants se refusent à accepter ce qualificatif. Comme Reuno qui clame : « Lofofora n’est pas un mot d’ordre, ni un cri de ralliement ni un drapeau. Nous n’avons pas de leçon à donner ni à recevoir de personne, juste des points de vue à échanger, des expériences à partager ». Magyd Cherfi, s’interrogeant sur leur influence, déclarait au magazine RollingStone: « Au fond on n’a pas de réponse, un peu à l’image de la gauche. Nous n’apportons pas d’alternative convaincante au libéralisme ». D’où la tendance évoquée plus haut à ajouter l’engagement local concret aux textes des chansons.
Quand le système récupère la contestation…
La contestation est, plus que jamais, rapidement récupérée. L’effigie du Che arborée fièrement par… les supporters du Standard, un char estampillé Bob Marley aperçu en Irak, la Marseillaise chantée dans les stades de foot et l’Internationale de manière « mécanique lors de chaque congrès de partis socialistes : certains doivent aujourd’hui se retourner dans leur tombe en voyant ce qu’est devenu de leur combat…
Aujourd’hui, l’exploitation mercantile de la colère est un commerce juteux que les âmes charitables ont depuis belle lurette fait fructifier. « En tête de gondole on trouve Bob Geldof, gentil organisateur de tous les raouts bien-pensants. Contre la dette imposée à l’Afrique, il a monté, à l’été 2005, des « concerts planétaires » [le Live 8], en oubliant d’inviter les premiers concernés… les artistes africains ! Non loin, on trouve U2, dont les musiques fleurent bon la réaction. L’engagement de certains – de trop ? – est un moyen d’occuper le terrain, de vendre à bons comptes et moindres coûts. Aujourd’hui, on peut même acheter des sonneries de téléphone portable de protest songs. Le business est juteux, planifié. (…) Un temps à l’avant-garde de la contestation, le hip-hop est rentré dans le rang. Le consommateur est sollicité par des produits finement « marketés », où l’engagement est devenu une figure de style plus qu’une profession de foi [highslide](14;14;;;)Jacques Denis, Protester avec l’électrochoc de la musique, Le Monde Diplomatique, juin 2006[/highslide] ». Pendant ce temps, la plupart des chanteurs sincèrement engagés demeurent méconnus…
Le vrai chanteur engagé, celui qui est mis au ban des médias?
Dans l’univers musical, on semble assister à deux tendances : un petit nombre de groupes ont forcé la porte du succès de masse, remplissent d’immenses salles de concerts lors de tournées mondiales. Une masse souvent prise au piège du succès, au prix d’un formatage de leur univers musical et d’une starification poussée à l’extrême. A côté de ceux-ci, des centaines de milliers de groupes, de musiciens, d’auteurs, guidés par l’amour des notes et du verbe, apportent une richesse créative incontestable. Ils osent, innovent, réinventent les codes musicaux et ceux de l’écriture. Ils sont le terreau de la chanson militante. Ils vivent par la scène et les circuits socioculturels parallèles, portant leurs refrains engagés dans les petites salles, les centres culturels, les maisons de jeunes. Ce sont des ados, des vieux, des arabes, des africains, des femmes. Ils trouvent dans le rock, le folk, le slam, la world-music, un vecteur pour partager leur projet d’un autre monde,
Conclusion
Les artistes se doivent-ils d’être subversifs? Peuvent-ils se contenter de faire rêver les foules, ou au contraire ont-ils le devoir de les réveiller? Une chanson est d’abord et avant tout de la musique. Et elle ne doit pas être combat dans son essence. Mais de nombreux artistes ont compris l’impact qu’ils pouvaient apporter en faisant de leur musique un vecteur de révolte.
Qu’on les qualifie d’engagées, de citoyennes ou de militantes, finalement l’ambition et le résultat de ces chansons sont les mêmes : donner à réfléchir, à s’indigner, à protester sur une cause qu’on estime juste, et parfois à proposer et à agir. Et ce n’est pas parce que le thème traité est parfois consensuel que ces chansons ne font pas preuve d’un engagement assurément citoyen. Si l’époque est à la dépolitisation, la politique, chassée par la porte, peut revenir par la fenêtre… Des mouvements militants émergent ces dernières années et ouvrent par la musique une partie de la jeunesse à la politique, au militantisme et à la citoyenneté.
Aucune chanson n’a à elle seule changé le monde. Mais certaines ont largement contribué à renforcer, à propager, à visibiliser des luttes sociales. Et beaucoup d’artistes, avec une sincérité heureusement rarement démentie, ont compris qu’ils pouvaient user de leur notoriété pour partager des indignations. Et finalement, à leur manière, partager le combat d’organisations comme Oxfam, pour un changement de société par l’interpellation politique et l’éducation citoyenne… Le mot de la fin au Brésilien Tom Zé, qui depuis les années 1960, s’implique de façon singulière dans le grand concert mondial: « il y a deux manières de faire une chanson engagée : la première est de susciter des interrogations ; la seconde est d’asséner des mots d’ordre… Ce type de musique méprise l’être humain. Elle est réponse, tue la pensée. Cette pasteurisation de la musique finit par être un sédatif, qui maintient l’humanité dans le rêve. Moi, j’essaie juste de réveiller un peu les consciences… »