Analyse de différentes alternatives agricoles au regard de l’agroécologie
Comme on l’a vu dans une précédente analyse, l’agroécologie est un concept de plus en plus reconnu et prôné par un nombre croissant d’acteurs[1]Pour rappel, c’est notamment suite aux travaux d’Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation de 2008 à 2014, que l’agroécologie a atteint une … Continue reading. Elle est souvent présentée comme LA solution (agricole) « à la pauvreté rurale, à la malnutrition, au changement climatique ou à la perte de biodiversité »[2]De Schutter O. 20/12/2010. Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation. Assemblée générale des Nations Unies.. Elle n’est néanmoins pas la seule à revendiquer ce type de bénéfices. Des auteurs ont par exemple référencé, dans la littérature scientifique internationale, une vingtaine de concepts appariant le terme « agriculture » avec divers adjectifs reliés à l’écologie ou au développement durable.[3]Ollivier G., Bellon S. 2013. Dynamiques des agricultures écologisées dans les communautés scientifiques internationales : une rupture paradigmatique à rebondissements. Nature Sciences Sociétés, … Continue reading
Cette profusion de qualificatifs est source de concurrences entre modèles techniques et entre acteurs qui les portent, souvent des acteurs économiques de grande ampleur. L’agroécologie étant un concept très large et encore peu institutionnalisé, le risque est que le terme « agroécologie » soit capté par des formes d’agriculture ne partageant que peu de ses principes[4]Doré T., Bellon S. 2019. Les mondes de l’agroécologie. Editions QUAE. .
Nous tenterons dans cette analyse d’expliquer en quoi l’agroécologie est plus holistique et transformatrice que les autres approches. Ce travail de catégorisation semble essentiel dans la mesure où des solutions plus techniques et réductrices peuvent accaparer des financements et constituer un frein au développement de l’alternative plus systémique qu’est l’agroécologie[5]A titre d’exemple, l’agriculture intelligente face au climat, décrite dans cette analyse, absorbe plus de la moitié des financements agricoles de la Banque Mondiale. IPES-Food. 2022. Smoke … Continue reading.
Intensification durable
Aux côtés d’autres concepts tels que l’agriculture climato-intelligente (voir plus bas), l’intensification durable (sous-entendu de la production agricole) fait partie des formules qui jouent souvent du succès de l’agroécologie pour en endosser le nom. C’est pourtant l’une de celles qui s’en éloigne le plus, car ne modifiant qu’à la marge les modèles intensifs issus de la révolution verte[6]Des modèles qui, pour rappel, se basent essentiellement sur la mécanisation, l’irrigation, le développement de variétés végétales améliorées, ou encore l’utilisation intensive … Continue reading.
Son principe général est en effet de faire « mieux avec moins » : dans une logique d’économie des terres (« land sparing » en anglais), elle s’appuie sur une augmentation des rendements agricoles pour produire plus de nourriture sur moins de terres, en en libérant ainsi pour la conservation de la nature (réduction de la déforestation, voire reforestation) ou la culture de biomasse énergétique. Cette approche est fondamentalement différente de celle de l’agroécologie, qui suit une logique contraire de partage des terres (« land sharing »), où une approche holistique du développement rural et de l’utilisation des terres intègre des éléments environnementaux, humains et agricoles dans un paysage vivant[7]Action Aid. November 2021. Shifting Funding to Agroecology for people, climate and nature..
L’augmentation des rendements (animaux comme végétaux) joue un rôle central en intensification durable. Les gains de productivité envisagés s’appuient sur l’adoption de technologies devant permettre de limiter (voire de réduire) les impacts environnementaux des systèmes agricoles, dans un contexte où ces mêmes impacts sont aujourd’hui très importants[8]Aubert P.M. Schwoob M.H., Poux X. Avril 2019. Agroécologie et neutralité carbone en Europe à l’horizon 2050: quels enjeux ? Note IDDRI décryptage n°5.. L’agriculture dite de précision regroupe une part importante de ces technologies qui permettent d’appliquer l’eau, les nutriments et les pesticides uniquement aux endroits et dans les quantités nécessaires, optimisant ainsi l’utilisation des intrants[9]Pour optimiser l’utilisation des ressources naturelles et in fine les rendements agricoles, elle s’appuie notamment sur des techniques informatiques, d’imagerie satellitaire et de … Continue reading. Cependant, cette technologie n’est pas accessible à tous les agriculteurs et perpétue leur dépendance à l’égard des connaissances, des intrants et des technologies externes typique de l’agriculture industrielle[10]Action Aid. November 2021. Shifting Funding to Agroecology for people, climate and nature..
De manière plus générale, l’intensification durable reste dans une logique d’utilisation accrue de l’énergie et des intrants synthétiques, de consolidation de l’agriculture (c’est-à-dire d’agrandissement des exploitations) et de remplacement des personnes par la technologie et les machines. En cela, elle ne fait qu’améliorer l’efficience de l’usage des ressources, dans une approche réformiste et se focalisant de manière limitée sur les gains de productivité, sans remettre fondamentalement en cause la nature des systèmes de production agricoles[11]CIDSE. 03/07/2019. Première réaction de la CIDSE au rapport du HLPE sur l’agroécologie..
Agriculture intelligente face au climat
L’agriculture intelligente face au climat (« Climate-Smart agriculture » ou CSA en anglais) est un terme générique regroupant les approches agricoles favorisant l’adaptation et l’atténuation face au dérèglement climatique, le tout en garantissant la sécurité alimentaire mondiale[12]Dictionnaire d’agroécologie. Agriculture intelligente face au climat. Consulté le 08/11/22.. Elaboré par la FAO en 2010, le concept n’est pas clairement défini et reste très vague, n’intégrant que peu de critère de durabilité, en particulier au niveau social[13]Delvaux F. 2016. L’agriculture intelligente face au climat. Analyse Entraide & Fraternité..
On peut y retrouver des pratiques agroécologiques, telles que l’agroforesterie, la gestion des sols et des puits de carbone (atténuation) ou encore la diversification des cultures et les cultures intercalaires (adaptation). Mais dans une vision centrée sur le climat, ces pratiques sont « diluées » au sein d’un mélange éclectique de techniques de l’agriculture industrielle (ex. pesticides, OGM, brevets sur les semences, agrocarburants). Les approches incompatibles avec l’agroécologie ne sont ainsi pas exclues, ce qui peut à terme accroitre la dépendance des agriculteurs envers les intrants externes et les marchés mondiaux[14]Pimbert M.P. 2017. Agroecology as an alternative vision to conventional development and climate-smart agriculture. Development 58: 286-298., y compris les nouveaux marchés carbone[15]Veillard P. 17/10/2022. Carbon farming : une fausse solution ? Pour une approche holistique de l’agriculture carbone..
Cette absence de critères stricts d’exclusion permet en particulier à des multinationales de l’agro-industrie, telles Monsanto, Walmart ou McDonald d’avoir leurs propres programmes CSA, au service de leurs intérêts financiers et de leur communication. Les entreprises de l’agrochimie, de l’agro-industrie et leurs groupes de pression sont d’ailleurs fortement représentés dans les principales alliances et initiatives qui promeuvent la CSA, notamment la « Global Alliance for Climate Smart Agriculture » (GACSA) ou l’initiative « Low Carbon Technology Partnerships » (LCTP) du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD)[16]Maes S. 02/12/2015. L’Alliance mondiale pour une agriculture intelligente face au climat : un terreau fertile pour le secteur des engrais azotés..
Agriculture de conservation
Autre approche en vogue, l’agriculture de conservation (AC) repose sur l’application simultanée de trois grands principes agronomiques : la suppression du travail du sol (labour) ; la couverture (végétale ou organique) permanente du sol ; et la diversification de la rotation culturale (alternances d’espèces sur les parcelles cultivées, en opposition aux monocultures). Cette combinaison de principes permet de réduire la dégradation des sols et d’améliorer à terme leur fertilité, en remplaçant certains intrants synthétiques par des processus biologiques[17]Les techniques sont anciennes puisqu’elles ont été développées dès le début du siècle dernier, en réponse à des problèmes d’érosion éolienne et hydrique au Brésil et aux États-Unis … Continue reading. Le terme de techniques culturales simplifiées (TCS) et plus récemment celui de travail sans labour (TSL) sont employés pour caractériser les techniques de travail du sol de l’agriculture de conservation[18]Fleury P., Chazoule C., Peigné J. 2014. Ruptures et transversalités entre agriculture biologique et agriculture de conservation. Économie rurale 339-340: 95-112..
Les gains environnementaux de l’AC sont avérés et non négligeables, en particulier en matière de lutte contre l’érosion et de stockage de carbone dans les sols. Cependant, du fait de l’absence de labour, elle s’accompagne fréquemment d’un usage accru d’herbicides[19]Pour rappel, l’un des intérêts du labour est d’éliminer les mauvaises herbes et autres ennemis des cultures. Wikipedia. Labour. Consulté le 08/11/22. . De plus, l’AC peut très bien s’insérer dans des systèmes alimentaires classiques, sans réflexion sur les liens entre production et consommation. Ces aspects illustrent la différence fondamentale entre une simple technique agroécologique (ici l’AC mais cela peut aussi concerner par exemple l’agroforesterie ou la lutte biologique contre les insectes nuisibles) et une approche plus holistique raisonnant à l’échelle du système alimentaire[20]Doré T., Bellon S. 2019. Les mondes de l’agroécologie. Editions QUAE..
Une autre critique adressée à l’AC est qu’elle est souvent prescrite de manière globale, sans réel engagement des agriculteurs dans la conception et la mise en œuvre des pratiques. Cela contraste fortement avec l’agroécologie, dont l’un des grands principes est de s’adapter au contexte local, en s’appuyant sur les connaissances des agriculteurs et des populations autochtones, le tout dans une dynamique d’échanges horizontaux de connaissances[21]Action Aid. November 2021. Shifting Funding to Agroecology for people, climate and nature..
Agriculture écologiquement intensive
L’agriculture écologiquement intensive (AEI) peut être considérée comme une variante de l’intensification durable et/ou de l’agriculture de conservation. Son principe est de remplacer tout ou partie des intrants chimiques et énergies fossiles de l’agriculture conventionnelle par des mécanismes écologiques naturels (ex. maintien de la fertilité naturelle des sols, contrôle biologique des bioagresseurs). On reste donc concentré, comme dans l’agriculture industrielle, sur la volonté d’obtenir une productivité élevée (animale ou végétale) et de maintenir la situation socio-économique des exploitations agricoles, mais en amplifiant pour cela les fonctionnalités naturelles des agroécosystèmes. Développée principalement en France, la notion reste « au milieu du gué » du point de vue écologique, dans la mesure où elle n’interdit pas le recours aux intrants chimiques ni à l’amélioration génétique ou aux organismes génétiquement modifiés (OGM)[22]C’est le CIRAD (Centre de coopération Internationale Agronomique pour le Développement) qui a développé le concept dès 1986, ensuite repris lors du Grenelle de l’environnement en 2007. … Continue reading
Agriculture biologique
L’agriculture biologique (AB) est sans doute l’alternative agricole la plus répandue, puisque son marché s’élevait à plus de 120 milliards d’euros en 2020 dans le monde[23]On peut aussi citer parmi les autres chiffres clefs 2020 : marché en hausse de €14 milliards vs. 2019 ; 3,4 millions de producteurs/trices (+ 7,6 %) ; 5 millions ha de surface agricole (+ 4,1 … Continue reading. Elle regroupe les pratiques agricoles interdisant les engrais de synthèse, les pesticides et les OGM, les remplaçant par des processus biologiques pour la fertilisation des sols et la protection contre les parasites. En plus de ces principes fondamentaux, l’AB vise également la réduction générale de la consommation d’intrants et d’énergie fossile, ainsi que la valorisation des processus naturels tels que le recyclage des matières organiques. Des méthodes préventives telles que les rotations culturales peuvent être utilisées pour limiter les pressions des bio-agresseurs ou la baisse de rendements[24]A noter qu’il existe également des critères pour l’élevage, notamment une faible densité d’animaux à l’hectare, une alimentation d’origine biologique, l’absence d’antibiotiques et … Continue reading.
Alternative la plus connue, l’AB est aussi la plus institutionnalisée. Elle dispose ainsi depuis 1999 d’un cahier des charges dans le Codex Alimentarius[25]Programme commun de la FAO et de l’OMS, le Codex Alimentarius (ou codex alimentaire) est un recueil de normes, codes d’usages, directives et autres recommandations relatifs à la … Continue reading et est réglementée depuis 1991 au niveau européen. Originellement certifiée via des labels (internationaux) privés, elle bénéficie depuis une quinzaine d’années d’une certification publique de l’UE[26]Le contrôle de ces opérations est effectué par l’un des organismes agréés par les pouvoirs publics depuis la production jusqu’à la commercialisation en passant par la transformation. Ces … Continue reading. Ce caractère institutionnalisé a entrainé de nombreuses critiques à l’égard du secteur de l’AB, accusé de s’être « industrialisé » en reprenant des pratiques proches de l’agriculture conventionnelle : spécialisation des exploitations, commercialisation en circuit long et en grande distribution, etc., avec une simple conformation à un cahier des charges fondé sur des audits. Le contraste est ainsi très fort entre « le bio » (industriel, labellisé) et « la bio » (l’agriculture biologique originelle), qui incluait à ses débuts des critères environnementaux forts ainsi que des critères sociaux, tout en étant porteuse d’un projet de société alternatif[27]Le cahier des charges de l’IFOAM, l’organisation mondiale créée en 1972 pour fédérer le mouvement, était relativement exigeant, en cohérence avec ses quatre principes fondamentaux … Continue reading.
Ce cadre posé, dans quelle mesure l’AB s’inscrit-elle dans les principes fondamentaux de l’agroécologie ? Considérée dans sa forme la plus originelle et radicale, certains la voient comme un modèle abouti d’agroécologie (et non une simple alternative parmi d’autres, sous le parapluie de l’agroécologie)[28]Le scénario « Ten Years for Agroecology » (TYFA), qui fait référence dans le secteur, fait ainsi du passage total à l’agriculture biologique une caractéristique forte de l’agroécologie … Continue reading. Eu égard à ses formes plus normées, d’autres la considèrent au mieux comme une étape de la transition (voir encadré ABC), au pire comme un obstacle vers une agroécologie plus transformatrice. Si le débat est non tranché, il est certain que la « conventionnalisation » du secteur l’a déforcée et l’a détrônée de son caractère avant-gardiste, au point qu’elle est parfois placée au même rang que certains des modèles peu transformateurs présentés dans cette analyse[29] Doré T., Bellon S. 2019. Les mondes de l’agroécologie. Editions QUAE..
Dans tous les cas, l’avenir de l’AB est incertain, entre soutien public variable d’un pays à l’autre, dérives de l’agro-industrie et défiance d’une partie des consommateurs. Si elle peut se targuer d’une moindre dépendance aux énergies fossiles, l’actuel contexte inflationniste lui est défavorable, son succès ayant toujours largement dépendu des prix plus élevés qu’acceptent de payer les consommateurs pour compenser ses surcoûts de production et ses moindres rendements[30]Debar J.C. 09/11/2020. Intensification durable ou agroécologie ? Confusion et interrogations. Analyse fondation FARM..
Agriculture biologique de conservation
Du point de vue agronomique, il existe une forme d’agriculture dépassant les limites de l’AB et de l’AC : c’est l’ABC, pour « Agriculture Biologique de Conservation ». Souvent décrite comme le graal de l’agroécologie, son principe est de protéger les sols mais sans mettre d’herbicides entre les cultures, néfastes pour la biodiversité des sols[31]ARAD. 14/09/2022. L’Agriculture Biologique de Conservation en Belgique et en Suisse : principaux enseignements.. Dit autrement, pratiquer la bio mais sans labourer (ou très peu) pour détruire les mauvaises herbes. Techniquement très complexe, la pratique est encore cantonnée à quelques agriculteurs précurseurs, chercheurs et réseaux de vulgarisation. Même s’ils rencontrent encore des aléas, notamment en fonction de la météo, ils ont développé des itinéraires techniques combinant travail superficiel du sol et insertion de beaucoup de prairies, ces dernières permettant de mieux gérer les adventices et d’apporter de l’azote. Etant donné les fortes incertitudes, notamment en termes de rendements, l’ABC semble néanmoins réservée pour l’instant à une « élite » d’agriculteurs, à la fois solides économiquement et avec un fort bagage technique en AB ou en AC[32]Agra Presse. 16/04/2021. ABC, ces agriculteurs en quête d’une bio sans labour..
Agriculture régénératrice
Une dernière approche examinée ici est celle de l’agriculture régénératrice (AR). Si elle n’est pas nouvelle – elle a été proposée dans les années 80 par l’institut Rodale, spécialisé dans la recherche en AB – elle reste émergente en Europe. Concept polysémique, son grand principe est la régénération des biens communs, principalement les sols, mais aussi le climat, l’eau et la biodiversité. Elle s’inscrit en cela dans le concept plus global « One health » (une seule santé), qui vise à prendre en compte les interdépendances entre l’état de santé des différents domaines du vivant (des écosystèmes à l’homme)[33]La production agroindustrielle par exemple impacte à la fois l’environnement local (nitrates, ammoniac, biodiversité) et global (émissions de gaz à effet de serre), mais aussi la santé humaine … Continue reading. L’AR est un concept proche également de la permaculture, en particulier la philosophie et les pratiques développées par le Japonais Masanobu Fukuoka, tout en étant plus centrée sur la production agricole en tant que telle[34]Wikipedia. Agriculture régénératrice. Consulté le 09/11/22..
Au-delà de la simple conservation de l’environnement, l’AR vise une amélioration de l’état des écosystèmes : dans le cas des sols par exemple, l’enrichissement en matière organique (aux bénéfices avérés sur le climat, l’érosion, le bilan hydrique, la santé des plantes et la biodiversité) [35]Dictionnaire d’agroécologie. Agriculture régénératrice. Consulté le 09/11/22.. Dans cette logique, une ferme pratiquant l’AR doit voir sa production augmenter au cours du temps, de même que ses services écosystémiques, le tout avec un apport de matière organique extérieure en diminution. Pour atteindre ces objectifs, l’AR prône beaucoup des techniques déjà mentionnées, en particulier celles de l’AC : techniques culturales simplifiées, réduction ou la suppression des produits phytosanitaires, compostage, rotation des cultures, cultures de couverture, etc.[36]Wikipedia. Agriculture régénératrice. Consulté le 09/11/22.
L’AR peut être considérée comme l’une des alternatives analysées les plus proches de l’agroécologie. Comme cette dernière, elle inclut par exemple les notions de travail intensif en connaissances et de pratiques adaptées au contexte local, ainsi que le développement de petites fermes plus productives et rentables par unité de surface. On pourrait même considérer que l’AR enrichit l’agroécologie, notamment sur les enjeux de régénération des biens communs.
Le concept, « fourre-tout », reste cependant mal défini et peu cadré. Il est interprété par de nombreux acteurs comme le simple remplacement des intrants externes ou comme une méthode de stockage de carbone. L’approche ne présente pas non plus de cadre politique cohérent ou une vision socio-économique large des systèmes alimentaires, au-delà de l’échelle de l’exploitation agricole.
Dans ce contexte, de nombreuses multinationales agroalimentaires ont récemment commencé à promouvoir l’agriculture régénératrice (par exemple, un consortium de Nestlé, Unilever, Kellogg et McCain Foods), car sa formulation est de plus en plus considérée comme compatible avec une approche centralisée et dirigée par les entreprises[37]Action Aid. November 2021. Shifting Funding to Agroecology for people, climate and nature.. Les engagements de Nestlé, Pepsico, ADM, Walmart et autres Syngenta, peuvent ainsi être assimilés à des stratégies de marque plutôt qu’à un cadre global de changement de leurs modèles d’entreprise (sans même parler de changement des systèmes alimentaires au sens large)[38]Action Aid. November 2021. Shifting Funding to Agroecology for people, climate and nature..
Conclusions
On le voit, face à l’accélération des crises, les modèles plus ou moins alternatifs aux systèmes alimentaires agro-industriels ne manquent pas. Nous aurions également pu parler d’agriculture raisonnée, durable, intégrée, etc. Mais le but n’était pas ici l’exhaustivité, plutôt de brosser un portrait du paysage évoluant autour de l’agroécologie. Cette dernière étant de plus en plus reconnue, un large éventail d’acteurs a commencé à en récupérer le terme, en particulier les grandes entreprises du secteur agro-industriel ainsi que certains États, organisations intergouvernementales et ONG les soutenant.
Une coalition d’ONGs donnait ainsi l’exemple, dans un récent rapport, de 3 partenariats publics privés au niveau mondial typiques d’une agroécologie qu’ils surnomment « bidon » : 1) « The Sustainable Agriculture Initiative » (SAI) ; 2) « The New Vision of Agriculture » (NVA) ; 3) The New Food and Land Use Economy Coalition (FOLU). Selon le rapport, ces initiatives multipartites « partagent une vision étroite de l’agroécologie, fondée essentiellement sur la lutte contre les nuisances environnementales associées à l’agriculture industrielle. Même dans ces termes, cette vision est inadéquate, ne traitant que partiellement les dommages environnementaux. En outre, elle sape le potentiel de transformation de l’agroécologie en préservant ou en aggravant les inégalités, l’exploitation et les déséquilibres de pouvoir qui sous-tendent le système agroalimentaire actuel » [39]Friends of the Earth International, Transnational Institute, Crocevia. April 2020. ‘Junk agroecology’: The corporate capture of agroecology for a partial ecological transition without social … Continue reading.
On touche là au principal aspect différenciateur de l’agroécologie : sa nature politique. Comme rappelé par les mouvements mondiaux pour la justice agraire et la souveraineté alimentaire en 2015 lors du Forum Nyéléni, cette nature « oblige à remettre en question et à transformer les structures de pouvoir dans la société »[40]Déclaration du Forum International sur l’Agroécologie. Nyéléni, Mali. 27 février 2015.. Dans cette vision, l’agroécologie – transformatrice – et des notions telles que l’intensification durable ou l’agriculture climato-intelligente – à l’ordre du jour simplement réformiste – ne sont pas interchangeables[41]CIDSE. 03/07/2019. Première réaction de la CIDSE au rapport du HLPE sur l’agroécologie.. L’approche essentiellement environnementaliste et technologique de ces dernières ignore largement les questions de gouvernance, de propriété ou de contrôle des ressources, faisant d’elles de simples variantes « verdurisées » de l’agriculture industrielle dominante. Seule l’agroécologie (dans laquelle on peut inclure le projet originel de l’agriculture biologique) semble porter un projet de société radicalement différent et aligné avec la transition écologique[42]Servigne P. Décembre 2012. Agriculture biologique, agroécologie, permaculture. Quel sens donner à ces mots ? Analyse Barricade..
En définitive, bien que les principes écologiques qui sous-tendent l’agroécologie soient essentiels, l’un de ses traits les plus distinctifs est sans doute l’accent mis sur les droits des paysan.ne.s, leurs connaissances collectives ainsi que leur libre accès aux biens communs que sont les semences, la terre, l’eau, l’air ou la culture. De ce point de vue (et même si on peut questionner le besoin d’accoler un adjectif au terme « agroécologie »), l’expression « agroécologie paysanne » du mouvement La Via Campesina pourrait se révéler la plus appropriée pour en renforcer ou préserver la philosophie et l’essence originelle[43]Coordination Européenne Via Campesina. 15/04/2022. L’agroécologie paysanne selon ECVC. .
Notes