L’ECMS[1] joue un rôle important dans l’éveil de l’esprit critique des citoyen.ne.s. Elle a la responsabilité d’évoluer avec les questions importantes de l’actualité. Récemment les questions décoloniales prennent de plus en plus de place dans la société. Elles viennent s’ajouter à d’autres sujets transversaux qui doivent se retrouver dans les activités de l’ECMS. Parmi elles se trouvent déjà l’écologie. Destruction de la nature et oppression sociale sont étroitement liées. Il est donc primordial que l’ECMS les aborde comme telles.
La question décoloniale est encore rarement posée sous le prisme de la transition écologique et vice-versa. Cette analyse aura pour but de montrer la synergie entre ces deux luttes et leur co-dépendance dans le cadre de l’ECMS. Cette dernière a une responsabilité directe dans la façon de développer l’esprit critique des citoyen.nes et leur façon d’évoluer dans la société. Selon l’UNESCO, « L’Éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) a pour objet de mettre à la disposition des apprenant.es de tous âges les moyens d’assumer un rôle actif tant au niveau local que mondial dans la construction de sociétés plus pacifiques, tolérantes, inclusives et sûres ». L’éducation à la citoyenneté mondiale renvoie à un paradigme de pensée dont le but est de comprendre et s’approprier les enjeux et défis mondiaux sans oublier la manière dont ils sont interconnectés (Acodev, 2023). Dans les dernières décennies, les milieux éducatifs des pays européens ont été traversés par diverses vagues « pédagogico-politiques ». Chacune proposant de confier à l’école le soin de sensibiliser les futur.e.s citoyen.ne.s à un aspect important de la vie en société : ainsi, tour à tour, on a mis l’accent sur l’éducation à la paix, aux droits humains, au développement durable, ou à la citoyenneté et maintenant sur l’écologie (Bergan& Restoueix, 2009). En effet, la crise climatique n’est plus à présenter : Selon le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), si nous ne réduisons pas drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, la température sur Terre devrait augmenter de plus de 4°C d’ici 2100. En cause, les activités humaines et en particulier la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) pour satisfaire nos besoins énergétiques toujours plus importants (Réseaux Idées, 2023).
Il y a donc déjà plusieurs années que l’ECMS a intégré les questions climatiques dans sa pratique. En réponse aux manques constatés dans les systèmes éducationnels, elle est venue proposer divers outils pédagogiques. Ces outils proposent une vision systémique du sujet complexe qu’est le dérèglement climatique. De façon ludique et collective, les apprenant.e.s peuvent apprendre ensemble les causes et les conséquences de la crise climatique. Ils/elles peuvent réfléchir et identifier quelles solutions pratiques à mettre en œuvre. De plus, aujourd’hui, l’ECM prend de plus en plus en compte les enjeux décoloniaux. En effet, l’actualité mondiale illustre bien la voix de plus en plus forte de ces enjeux, que ce soient les manifestations “Black Lives Matter” aux États-Unis suite notamment à la mort de Georges Floyd, ou en Belgique avec le déboulonnage et/ou lynchage de diverses statues représentant des personnes considérées comme portant une responsabilité dans l’esclavage, la colonisation, le racisme, ou encore par la montée des extrémismes dans toute l’Europe (Ilot, 2022).
Notre modèle éducatif dispense actuellement un enseignement parcellé, d’où la difficulté de reconnaître les interconnexions politiques, économiques, ethniques, culturelles, religieuses et surtout historiques (Bergan. S & Restoueix, 2009). Ce qui signifie qu’on a trop souvent distingué le sort de la planète de nos fractures historiques et contemporaines. D’un côté, notre pays a beaucoup de mal à analyser notre histoire coloniale, à interroger ses impacts et conséquences actuelles et à en tirer des leçons. De l’autre, il tente de régler indépendamment les questions climatiques. La question coloniale ne semble même pas être considérée comme une question politique. Ce qui laisse croire qu’on pourrait donc considérer les solutions à apporter au dérèglement climatique en faisant de l’histoire coloniale quelque chose d’annexe ou de dépassé (Ferdinand, 2022). Or, si on réfléchit l’écologie sans penser les enjeux décoloniaux, on ne pourra pas trouver des solutions permanentes à la crise du dérèglement climatique et aux différentes grilles de domination dont le racisme. Les défis décoloniaux et les défis climatiques, pris individuellement, sont insuffisants pour penser et mettre en pratique des solutions face aux changements climatiques. En revanche, l’écologie décoloniale reconnaît l’interconnexion et l’interdépendance entre ces luttes. Elle nous rappelle la responsabilité de coexister dans l’harmonie pour le bien-être de notre planète commune (Dezé,2023). La pensée décoloniale peut se définir comme « la recherche à élucider les conséquences philosophiques, psychologiques, économiques, socio-culturelles et politiques de la colonisation », dont les enjeux de la domination, des rapports de pouvoir, des privilèges et des résistances persistent (Dezé,2023).
L’ECMS a un rôle à jouer pour proposer une vision intersectionelle qui relie climat et enjeux décoloniaux. Elle n’a pas la prétention d’aborder tous les enjeux et leurs aspects de manière exhaustive, mais d’amorcer, avec ses publics cibles, une réflexion sur les ponts entre lutte climatique et lutte décoloniale. Au Nord comme au Sud, la transition écologique doit permettre de construire un modèle économique et social qui renouvelle nos manières de consommer, de produire, de travailler et de vivre ensemble. En pratique, l’écologie décoloniale est un mouvement politique qui se mobilise en réponse aux différentes inégalités écologiques, notamment, par la défense des droits des communautés victimes d’inégalités. Les courants décoloniaux « insistent en particulier sur le rôle des discours, des idéologies et des savoirs qui ont accompagnés et façonnés les processus de colonisation, puis les processus historiques qui ont suivis (Dezé,2023). Si on se réfère aux différent.es auteur/trices qui ont théorisé l’écologie décoloniale comme Vandana Shiva, Malcom Ferdinand ou encore Ghassan Hage, l’écologie décoloniale inclurait une reconnaissance et un soin pour les terres qui ont été dévastées et exploitées, les peuples qui ont été asservis ou infériorisés, et les animaux, qui eux aussi, ont été victimes du dualisme de la pensée occidentale (Etopia, 2020).
Quant à l’ECMS, elle a toute sa place dans l’effort collectif pour penser des alternatives au développement, mettant en relief la diversité, les différentes manières de vivre et de penser le monde. Ce qui souligne l’importance pour l’ECM d’aborder l’écologie sous le prisme décolonial dans ses différents pôles. Ainsi, il sera possible d’ouvrir les imaginaires. Il ne sera pas question de simplement dénoncer des injustices climatiques ou décoloniales mais d’analyser conjointement ces problématiques afin de proposer et d’essayer des modèles sociétaux alternatifs. Dans l’ECMS, les apprenant.e.s sont placé.e.s au centre du processus d’apprentissage. Ainsi, on favorise la sensibilité de ces acteur/trices quant à l’impact et la responsabilité de leurs actes tant à l’échelle micro que macro. Grâce à ces prises de consciences, les citoyen.nes de demain peuvent opérer des changements susceptibles d’influer sur la situation mondiale et penser des solutions aux problèmes de fonds de notre société. Il est alors possible de réfléchir à la façon de mener les luttes sans plus les fragmenter. On voit d’ailleurs fleurir de plus en plus d’actions et de réflexions intersectionnelles. Cela veut dire qu’elles prennent en compte les différents systèmes de dominations et leurs influences les uns sur les autres. C’est notamment l’objet de l’écologie sociale, de l’écologie politique, de l’écoféminisme,… Les dégradations environnementales sont indissociables des rapports de domination raciale. Elles découlent de notre mode d’habiter la Terre, d’un sentiment de légitimité à se l’approprier (GEJ,2020)
C’est pour cela que l’ECMS a le devoir de porter dans ses différents pôles les outils nécessaires pour comprendre la Société avec ce nouveau paradigme. Destruction de la nature et oppression sociale ont toujours été liées. Pourtant, dans l’appel à l’urgence climatique, on continue de voir des slogans dépourvus de pensée sociale. L’ECMS pourra permettre aux personnes de tout âge de développer un nouvel angle de vue et ainsi apporter des solutions plus appropriées et adéquates aux défis qui nous attendent. Le monde est en train de changer et l’ECMS se trouve à un tournant. Bénédicte Linard (Ecolo), ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles en attestait d’ailleurs lors de la dernière réunion du secteur de l’éducation permanente en octobre 2022 : « La critique de la société, du pouvoir, l’environnement, le climat : tout a un côté culturel. La culture de la démocratie est une composante de la culture ». Le but avec l’ECMS est donc l’ancrage dans le présent, dans l’expérience, dans des contextes réels. Elle a des effets concrets pour stopper les fractures multiples de la société. C’est donc au secteur de l’ECMS à repenser nos organisations et notre savoir-faire pour créer des outils en synergie avec les besoins intersectionnels de notre société contemporaine. Si l’ECMS a ce pouvoir concret, alors elle a également les responsabilités qui l’accompagne. À elle d’être à la hauteur.
Coline Ippersiel
Bibliographie
Acodev, (2023). L’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire – De quoi s’agit-il ?
Bergan. S & Restoueix. JP (2009) Le dialogue interculturel sur les campus universitaires. Edition conseil de l’Europe
Chaillou, A. Roblin,L. & Ferdinand, M. (2020) Pour une écologie décoloniale. Green European Journal
Etopia, (2020). Sur la piste d’un éco-décolonialisme ?| 001 Evenement Slider, 01. Fondements de l’écologie politique, 07. Démocratie / éducation / citoyenneté, Analyses
FWB. (2020), Education permanente – Le temps du commun. Culture.be
Ilot citoyen – Centre culturel de Liège (2022). Mixte tes idées : un kit pour mettre d’autres lunettes sur la diversité. Les Chiroux
Petul Madelin, P (2019). Interview Malcom Ferdinand : « Nous avons besoin d’une écologie décoloniale ». Le comptoir.org
Réseau Idée (2021). Pistes pédagogiques pour aborder les changements climatiques
Trimestriel du CIEP, (2021). Numéro 19. La société civile et décolonisation de la coopération au développement.
Unesco (2023). Qu’est-ce que l’éducation à la citoyenneté mondiale ? Paris
Notes
[1] ECMS = Éducation à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire
