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Artisanat, une affaire de femmes ?

2023 Analyses
Artisanat, une affaire de femmes ?

Dix ans après notre première campagne Fair Chances ciblée sur les inégalités de genre, cette analyse a pour objectif de faire le point sur le sujet vaste de la place des femmes dans l’artisanat, afin de pouvoir en dégager des idées pour une seconde campagne, et pour offrir à notre mouvement des pistes de réflexion autour de ce sujet.

L’artisanat est la clé de voûte de l’activité d’Oxfam-Magasins du monde. Provenant de 33 partenaires, les produits d’artisanat que nous vendons sont une vitrine vers un monde plus juste et équitable, parce qu’ils témoignent d’un savoir-faire unique, nous donnent à voir des traditions locales et sont fabriqués dans des conditions respectueuses des droits humains et de l’environnement. Aussi et au-delà des objets, en tant que distributeur, Oxfam-Magasins du monde soutient l’entreprenariat de ces partenaires de commerce équitable. Derrière les produits, on trouve des personnes, des entreprises – de toutes tailles et de toutes formes – éparpillées sur la planète. Ces entreprises existent évidemment dans des contextes locaux politiques, économiques et sociaux différents qui leurs sont propre, et à la tête de ces entreprises ainsi qu’à la production, sont une majeure partie de femmes.

Dans une précédente analyse nous faisions un état des lieux de l’artisanat en Europe et aux Suds, et expliquions que l’artisanat serait le 2e employeur des pays des Suds. Un chiffre impressionnant. Néanmoins on observe des différences de perceptions entre les pays d’occident et des Suds. Plus précisément, il est impossible de tirer des généralités sur un sujet aussi vaste dans le format d’une analyse comme celle-ci. Parler de la place des femmes dans l’artisanat, c’est aussi parler des politiques de développement, de commerce équitable, d’économie sociale et solidaire, du concept , de perceptions et de marketing biaisé et colonial, de relations de pouvoir entre distributeurs et artisan∙e∙s, entre économies de pays et entre hommes et femmes. N’ayant pas la prétention d’aborder tous ces sujets de manière exhaustive ici, nous tenterons d’ouvrir différentes conversations autour de ces sujets qui feront partie d’une série d’analyses distinctes.

Cette analyse présente une revue (non exhaustive) de quelques cas d’études permettant de mieux comprendre quelle est la place qu’occupent les femmes au sein du secteur de l’artisanat.

1. Un genre, un métier ?

Selon l’UNESCO, l’artisanat, ce sont des « Produits fabriqués par des artisans, soit entièrement à la main, soit à l’aide d’outils à main ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle directe de l’artisan demeure la composante la plus importante du produit fini… La nature spéciale des produits artisanaux se fonde sur leurs caractères distinctifs, lesquels peuvent être utilitaires, esthétiques, artistiques, créatifs, culturels, décoratifs, fonctionnels, traditionnels, symboliques et importants d’un point de vue religieux ou social. »[1]. Le terme artisanat est parfois qualifié d’artisanat d’art (tout ce qui est objets utilitaires mais aussi avec une certaine dimension artistique ou valorisée comme telle sur le marché de l’art), d’artisanat décoratif (objets utilitaires à vocation de décoration – qui contiennent aussi une dimension artistique). Nous emploierons majoritairement le terme artisanat au sens large, englobant toutes ces qualités – artistique, utilitaire – indépendamment de la matière utilisée (textile, terre, verre, bois, cuir etc…).

Dans l’artisanat comme dans tous les autres secteurs économiques du monde, il existe des différences basées sur le genre. Ainsi, et selon les contextes géographiques, culturels, ou sociaux, les artisanes occupent une place différente des hommes artisans. Comprendre ou reconnaitre ces différences de statut permet également de saisir les défis de production, de vente et d’empouvoirement économique[2].

Créer un objet d’artisanat requiert plusieurs étapes et/ou savoir-faire. Dans la filature de coton par exemple : de la culture du coton, à la récolte, en passant par la filature, la coloration, et la vente, chacune de ses étapes est genrée et/ou attribuée traditionnellement à des hommes ou des femmes, selon les contextes.[3] Il en va de même pour la fabrication de tapis[4], de broderie, de poterie etc.

Longtemps cantonnée à la sphère privée, l’artisanat dit « féminin » s’est concentré sur la fabrication d’objets domestiques, de décoration (artisanat décoratif), alors que l’artisanat dit d’art était réservé aux métiers plus masculins (menuiserie, verre, métal etc…)[5]. Il est intéressant de noter que ce qu’on appelle artisanat d’art est ainsi corrélé à des savoir-faire masculins, hérité de père en fils ; même si les femmes (épouses, mères, filles, sœurs) tiennent un rôle important dans ces entreprises familiales, souvent liée à la relation clientèle et aux ventes[6]. L’artisanat d’art serait donc un artisanat plus fin, plus artistique et plus à même d’être reconnu comme art par la société, tandis que l’artisanat décoratif aurait moins de valeur sur le marché. Pourtant, il est impossible de comparer les savoir-faire liés à la production d’une couverture brodée à la main à un vase soufflé en verre par exemple. Ces deux objets requièrent des compétences techniques nombreuses et précises, acquises tout au long d’un apprentissage long et fastidieux, du temps, de la patience etc. « Cette différence est notamment expliquée par le fait que les femmes, considérées comme moins créatives que les hommes, ont été tout au long de l’Histoire, exclues de l’éducation à l’art, laissant les hommes dominer le secteur et décider de ce qui pouvait être appeler art ou non, et avoir de la valeur à leurs yeux – et donc selon un biais genré »[7] explique Jessa Glassman dans son article Arts, Crafts and…Gender. D’ailleurs, lorsqu’on se penche sur la définition de l’artisanat d’art, qui s’attarde avant tout sur le savoir-faire technique et la création, transformation, travail sur la matière à des fins d’objets utilitaires ou décoratifs ou artistiques, il est erroné de penser qu’il y aurait donc de l’artisanat d’art plus féminin ou masculin. L’attribution de telle ou telle pratique technique ou de travail sur la matière à des attributs féminins ou masculins relève ainsi purement d’une construction sociale. « La vérité est que les femmes peuvent faire n’importe quel des métiers occupés par les hommes, à condition qu’elles en aient l’opportunité et la formation. Si l’artisanat doit fournir des activités génératrices de revenus viables pour les femmes, ces distinctions doivent être surmontées »[8] écrit ainsi Jasleen Dhamija, historienne de l’art textile indien dans un article datant de 1981 sur les mythes et réalités de l’artisanat.

2. Être artisane et femme, une réalité complexe

Nous tenterons dans cette partie d’opérer une revue (non exhaustive) de la place des femmes dans l’artisanat dans le monde occidental (principalement l’Europe occidentale et Etats Unis) et dans les pays des Suds, en s’appuyant sur des cas d’études de pays sur les continents africains, asiatiques et sud-américains. L’objectif étant de comprendre s’il existe une différence fonction du métier d’artisane, qu’on soit en occident ou aux Suds.

Dans une étude française parue en 2017 (dont la recherche a été effectuée en 2010) sur la féminisation des métiers d’artisanat d’art, les « artisans d’art » sont définis comme « des indépendants qui fabriquent eux-mêmes, éventuellement avec l’aide de salariés, des objets matériels à vocation esthétique à partir de savoir-faire appliqués à un matériau non périssable (bois, textile, verre, etc.) dans l’optique de les vendre. »[9] La chercheuse Anne Jourdain affirme que si les métiers d’artisanat se sont féminisés depuis les années 90-2000, la part des femmes dans le milieu artisanal est supérieure dans l’artisanat décoratif (79% en 2010), la mode (77%) et la terre (67%). La pierre, le bois, la fabrication d’instruments, le métal restent à la faveur des hommes. Aussi, 63% des artisan∙e∙s de l’échantillon de l’étude sont des reconverti∙e∙s, dont 57% sont des femmes issues de professions de cadres ou intellectuelle supérieures et de professions intermédiaires. Selon les interrogées, cette reconversion leur permettait de jongler plus facilement entre vie privée et professionnelle, et notamment d’être plus présentes à la maison pour leurs familles, pendant que leurs maris subviennent aux besoins financiers (l’artisanat permettant de générer des revenus additionnels pour la famille mais insuffisants pour en vivre). Anne Jourdain explique en partie cette féminisation des métiers d’artisanat par le phénomène des « Mompreneurs », contraction de « Maman » et « Entrepreneur », qui qualifient les femmes mères et en charge de leur activité indépendante/ou de leur entreprise. En revanche, les hommes reconvertis dans l’artisanat le sont plutôt à la suite d’un licenciement économique, et, puisque leur démarche d’entreprenariat diffère du côté plus « mompreneurs » des femmes[10], les hommes parviennent à générer des revenus plus importants que les femmes. Pour certains, ils se positionnent également mieux sur le marché de l’art. Les profils socio-démographiques d’hommes et de femmes artisan∙e∙s d’art en France sont différents, tout comme leur gestion d’entreprise et les produits fabriqués. Le genre marque donc bel et bien un impact différencié sur les métiers de l’artisanat : les rythmes de travail, les matières et produits travaillés, les revenus générés, la reconnaissance du métier (qualifié d’amateur pour les femmes par certains hommes du secteur) et l’accès au marché (chacun∙e évoluant sur son propre marché de vente)[11].

Dans une étude au Maroc, au sein des communautés de la région du Siroua au Sud du pays, connus pour la production de tapis, il existe également une division genrée du travail d’artisanat, mais aussi une invisibilisation des femmes tisseuses à l’origine des créations de tapis. La chercheuse Myriem Najji observe en effet que si ces tapis sont élaborés par des femmes, ils sont vendus ensuite par des hommes, à des fins exclusivement dédiées à la consommation occidentale. « La valeur de ces objets, telle qu’elle est construite par les marchands, repose sur une ambiguïté de la définition de l’art, impliquant ‘l’invisibilisation’ des tisseuses. »[12] Dans ce cas particulier, pour les tapis, ce que les occidentaux appellent artisanat marocain, est en fait des motifs et des design institués par la domination coloniale. En effet, « Un Corpus des tapis marocains en quatre volumes fut publié (1923-1934) : les tapis sélectionnés devaient servir d’inventaire de la production régionale à exposer dans les musées ethnographiques marocains, en même temps que de modèles des tapis à reproduire dans les ateliers-écoles coloniaux et les entreprises privées. ». Selon Myriem Najji les critères esthétiques des tapis marocains reposent encore actuellement sur cette esthétique coloniale. Les tisseuses de leur côté et en bout de chaîne, s’engagent dans un métier physique et artistique ardu. Tisser combine un environnement collectif, un engagement physique douloureux et technique, et un apprentissage de qualité mentale (endurance, patience, maitrise de soi) valorisées dans leur société. Cet engagement physique et moral permet d’intérioriser les normes sociales et patriarcales (ventes des tapis exclusivement par des hommes), mais cela permet aussi un certain dépassement de soi, fierté, et de « tisser le monde des hommes », selon les mots de la chercheuse. « Elles savent que sans leur travail productif et reproductif, les hommes ne pourraient être les sujets qu’ils sont : mobiles, consommateurs et commerçants. » Il s’agit là de ce qu’on pourrait qualifier de compromis patriarcal[13] puisque la vente de leurs tapis a un impact direct sur le bien-être économique de leur famille, ainsi que sur leur réputation et prestige de tisseuse dans le village. Myriem Najji précise aussi que l’art des tapis est avant tout une pratique d’imitation et de répétition de motifs, influencé par les goûts occidentaux et les familles et villages avoisinants. On ne peut donc pas attribuer l’innovation ou la créativité à une seule tisseuse, et la distinction se fait plus sur la technique et le succès commercial de la tisseuse. Pour autant, si la tisseuse dispose d’une marge de créativité pour tisser des tapis à son image, c’est son invisibilisation qui fait la vente – « L’invisibilité des tisseuses permet aux marchands d’alimenter une mythologie de l’authenticité qui leur donne une position d’experts. » la clientèle occidentale étant à la recherche de « vieux tapis », la valeur augmente d’autant plus si la tisseuse est présentée comme décédée. Enfin, dans le processus d’achat final, c’est-à-dire le prix, le travail des tisseuses est également peu prix en compte, puisque « En recherchant un prix bas, l’acheteur occidental considère la valeur de son propre travail (salaire) comme supérieure à la valeur du travail de la femme d’un pays du ‘Sud’. Par exemple, face aux prix offerts dans les magasins comme Ikea, on ne peut que s’interroger sur ce qui revient aux producteurs quand le prix de vente ne semble pas même couvrir le coût de la matière première. »

Dans la même lignée que le tissage, la broderie, artisanat typiquement réservé aux femmes dans les sociétés occidentales – et avec un aspect noble -, a récemment fait son retour sur la scène de la « tendance » avec de nombreuses artistes et militantes qui s’en saisissent pour faire passer des messages féministes ou proposer d’autre représentation des femmes[14]. Synonyme de réclusion en intérieur, de domination patriarcale mais aussi de technique et de patience, se réapproprier la broderie c’est aussi se réapproprier des compétences, un savoir-faire et un pouvoir d’expression. Sur cette part de marché, en Europe, pas d’intermédiaires masculins, mais des comptes Instagram qui font office de vitrines pour les vendeuses, qui permet de rendre visible leur travail individuel, même s’il existe une inspiration collective entre les différentes actrices du secteur. Du côté du marché de l’art, quelques curateurs/rices et artistes se réapproprient les méthodes de tissages et de broderies à des fins de dénonciation des systèmes colonialistes et répressifs que leurs pays ont subis. Réduits à des « pratiques féminines » et à de l’artisanat qui n’aurait pas leur place sur le marché de l’art, la broderie et le tissage prennent maintenant un peu plus de place sur le marché d’art contemporain. Dans un article du magazine Fashion Network, l’artiste Hongkongaise Angela Su, qui tisse des œuvres en utilisant des cheveux explique sa démarche « Bien sûr, coudre symbolise la domesticité et la soumission des femmes dans le passé » mais « je ne veux pas que coudre soit vu comme traditionnel », c’est aujourd’hui « aussi une forme de rébellion » »[15].

Toujours dans l’artisanat textile, mais cette fois ci en Inde, dans la filière du coton, les femmes occupent une place particulière dans le travail artisanal. Dans son article Why Is Buying a « Madras » Cotton Shirt a Political Act? A Feminist Commodity Chain Analysis, publié dans la revue Feminist Studies, l’économiste et politique américaine Priti Ramamurthy analyse la place des femmes dans la chaine de production de chemises en coton « Madras » vendue aux Etats Unis et provenant d’Inde[16]. Priti Ramamurthy explique comment les tâches sont divisées entre les sexes, mais aussi comment elles sont socialement construites, en Inde et aux Etats Unis, sur base d’un article de catalogue de Lands’End faisant la promotion de ces chemises en coton « Madras ». Partant du constat que le travail des femmes est invisibilisé et que la représentation des acteurs aux Etats Unis et en Inde répond à des clichés de représentation calqués sur l’idéologie néolibérale, elle propose un cadre d’analyse féministe de la chaine de production en prenant en compte une multitude de facteurs essentiels pour comprendre les rapports de pouvoirs laissés de côté par les analyses économiques classiques de chaines de production. Ainsi, elle présente la division sexuée des taches en Inde concernant la culture du coton agrémentée d’une analyse économique du secteur et comment ces tâches sont socialement construites et influencées par la domination coloniale et les politiques commerciales internationales. Elle écrit « il est considéré comme travail des femmes d’épandre le fumier sur les champs en préparation, de semer les graines, de désherber et de cueillir le coton. Le travail des hommes est de labourer et niveler les champs, biner, irriguer et pulvériser les engrais et les pesticides. »[17] La pollinisation des fleurs hybrides de cotons, est une tache réservée aux jeunes filles, et socialement construite. Elles seraient en effet plus « dociles », « agiles » et « avec des doigts fins » etc. Elles sont aussi moins payées que les adultes, et encore moins que les femmes adultes. Aux Etats Unis comme pour le cas de l’Inde, le travail des femmes est complètement invisibilisé dans l’article du catalogue, et les femmes sont d’abord identifiées en tant que « mères » et « femmes de/épouses » plutôt qu’actrices à part entière de la chaîne de production du coton. Pourtant, elles gèrent les entreprises familiales, s’occupent de leurs familles, travaillent aussi dur (voir plus) que les hommes, et s’occupent également des relations clientèle etc. Les hommes en revanche sont mis en valeur pour leur gestion d’entreprise et leur travail artisanal et sont présentés comme « gagne-pain » de leurs familles.

Enfin, la chercheuse Ann Le Mare présente également dans un de ses articles quelques spécificités relatives à la place des femmes dans le secteur de l’artisanat au Bangladesh[18]. Son article s’adresse particulièrement aux structures de commerce équitable, et vise à étudier les impacts de l’artisanat à des fins d’empouvoirement des femmes. Au Bangladesh, l’artisanat est considéré comme une activité féminine, et ne fait donc pas office de compétition aux métiers masculins, puisque les activités artisanales peuvent être effectuées à domicile et les revenus dégagés sont dédiés non pas à leur bien-être personnel, mais pour celui de la famille. De plus, l’artisanat est réalisé en addition au travail domestique et de soin des femmes et ne remet pas en cause leurs rôles d’épouses et de mères. L’artisanat, tel que proposé par les ONG ou structures de développement économique, ne remet donc pas en cause les fondements de la subordination des femmes, selon la chercheuse[19].

Conclusion

Basé sur ces quatre études différentes, il nous semble intéressant d’établir plusieurs observations relatives à la place des femmes dans le secteur de l’artisanat :

Sur le salaire lié aux activités artisanales : si l’artisanat permet de dégager des revenus pour les femmes qui s’y engagent ou s’y convertissent, la majorité des échantillons étudiés établissent que les revenus sont insuffisants pour vivre décemment. Ils sont plutôt des compléments de revenus à ceux apportés par l’époux, ou la figure de chef de famille. Également, lorsque les hommes sont artisans, ils ont tendance à mieux se placer sur le marché et à avoir une activité plus rémunératrice que les femmes. Cette observation est commune pour tous les contextes passés en revue. De même lorsque les femmes gagnent un salaire, celui-ci est pour répondre aux besoins de la famille, alors que les hommes peuvent le dépenser pour leurs propres besoins et bien être.

Sur la construction sociale des métiers féminins et masculins : dans tous les contextes étudiés il existe une division genrée des tâches ou des matières/métiers travaillés dans l’artisanat. Aux femmes des tâches liées à des constructions sociales autour de leurs soi-disant attributs féminins et/ou au sein de l’espace domestique, aux hommes de même, par opposition aux tâches des femmes. Pour certains métiers d’artisanat historiquement réservés aux femmes, il existe une ré-appropriation féministe (comme le cas de la broderie ou du tissage par exemple) dans certains contextes – probablement nombreux en occident comme aux Suds[20]. « Si nous examinons ces artisanats, nous verrons que leur « féminité » réside principalement dans le fait qu’ils prennent essentiellement du temps, qu’ils rapportent peu et qu’il n’est pas facile de les revaloriser pour obtenir un prix plus élevé.

Ces activités artisanales constituent rarement un tremplin vers une petite industrie qui offrirait des revenus plus importants aux femmes. Lorsque de telles activités sont commercialisées, la partie la plus rémunératrice du travail est généralement prise en charge par les hommes. »[21] résume l’historienne Jasleen Dhamija dans son article.

Sur l’invisibilisation du travail des femmes dans les représentations du travail artisanal : Une autre analyse se penchera plus en détail sur cette question. On notera cependant que dans la majorité des contextes étudiés, les femmes sont rarement visibilisées comme artisanes ou agentes économiques au même titre que les hommes. C’est le cas édifiant de l’analyse proposée par Priti Ramamurthy, ainsi que Myriem Najji. Dans le cas particulier des tapis marocain, l’invisibilisation des femmes contribue d’autant plus à la valeur de l’objet. Dans la dimension de visibilité du travail des femmes artisanes, le travail de soin et le travail domestique sont aussi systématiquement effacés – cela est aussi valable pour la mesure de la performance économique générale où l’on ne tient pas du tout compte du travail « invisible » des femmes, qui contribue pourtant à faire tourner la société[22].

Sur l’empouvoirement (vraiment) économique et politique dans un monde conduit par des politiques néo-libérales : L’empouvoirement est un concept utilisé depuis les dernières décennies dans les politiques de développement, et sa signification s’est vidée de son essence politique. Nous reviendrons également sur cette question dans une autre analyse. Néanmoins, les travaux de recherches présentés ici permettent d’observer à quel point l’artisanat est une activité porteuse de ce terme d’empouvoirement. Dans tous les contextes étudiés, l’artisanat est présenté comme un moyen pour les femmes d’avoir accès à des revenus complémentaires et de mieux jongler entre vie professionnelle et obligations familiales, et ce, même dans les démocraties occidentales qui promeuvent des modèles d’émancipation féminine liée au sacro-saint « auto-entrepreneuriat ». Anne Jourdain écrit « Les métiers d’art leur permettraient de concilier d’autant plus facilement travail et garde des enfants que l’atelier est souvent installé à proximité ou même à l’intérieur de l’habitation principale ». On rappelle que dans ce contexte français (européen, occidental) les femmes reconverties sont avant tout des femmes de classes supérieures (diplômées, avec des métiers à revenus plus haut que celui qu’elles parviennent à gagner en tant qu’artisane). De la même façon, les cas d’études en Inde et au Bangladesh démontrent que l’artisanat ne remet pas en cause les fondements de la subordination des femmes – en leur permettant de faire une activité génératrice de revenus chez elles, elles sont maintenues dans une situation de cloisonnement. Ces cas d’études permettent au moins de poser la question de l’empouvoirement économique face à ce que nous propose les politiques néo-libérales en lien avec l’émancipation des femmes. Ils posent également la question de l’enjeu autour des rôles productifs et reproductifs des femmes dans les sociétés de notre monde.

Pauline Grégoire

 

Bibliographie

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Notes

[1] « Artisanat ou produits de l’artisanat », 22 juin 2020, https://uis.unesco.org/fr/glossary-term/artisanat-ou-produits-de-lartisanat.

[2] Anneli Palmsköld et Johanna Rosenqvist, « Handicrafting Gender : Craft, Performativity and Cultural Heritage » (Routledge, 2018), 44‑60, https://urn.kb.se/resolve?urn=urn:nbn:se:konstfack:diva-8172.

[3] Priti Ramamurthy, « Why Is Buying a “Madras” Cotton Shirt a Political Act? A Feminist Commodity Chain Analysis », Feminist Studies 30, no 3 (2004): 734‑69, https://doi.org/10.2307/20458998.

[4] Myriem Naji, « Valeur des tapis marocains : entre productrices d’artisanat et marchands d’art », Cahiers du Genre 43, no 2 (2007): 95‑111, https://doi.org/10.3917/cdge.043.0095.

[5] Anne Jourdain, « Réconcilier l’art et l’artisanat. Une étude de l’artisanat d’art », Sociologie de l’Art OPuS 21, no 3 (2012): 19‑42, https://doi.org/10.3917/soart.021.0019.

[6] Anne Jourdain, « Des artisans d’art aux artisanes d’art », Travail et Emploi, no 150 (1 avril 2017): 25‑52, https://doi.org/10.4000/travailemploi.7562.

[7] « Arts and Crafts … and Gender », consulté le 1 septembre 2023, https://www.34st.com/article/2021/01/gendered-feminist-art-embroidery-crochet-knitting-decorative-miriam-schapiro-judy-chicago-dinner-party-guerrilla-girls.

[8] Jasleen Dhamija, « Women and Handicrafts: Myth and Reality » (Population Council, 1981), https://doi.org/10.31899/pgy4.1047.

[9] Jourdain, « Des artisans d’art aux artisanes d’art ».

[10] Le terme « mompreneurs » est issu des Etats Unis et qualifie les femmes, mères qui équilibre leur maternité avec la gestion d’une entreprise.

[11] Jourdain, « Des artisans d’art aux artisanes d’art ».

[12] Naji, « Valeur des tapis marocains ».

[13] Deniz Kandiyoti, « Bargaining with Patriarchy », Gender and Society 2, no 3 (1988): 274‑90, https://www.jstor.org/stable/190357.

[14] « Comment la broderie est devenue cool et féministe – Les Inrocks », https://www.lesinrocks.com/ (blog), consulté le 14 septembre 2023, https://www.lesinrocks.com/actu/comment-la-broderie-est-devenue-cool-et-feministe-173018-10-07-2019/.

[15] FashionNetwork com FR, « Le textile gagne ses lettres de noblesse dans l’art contemporain », FashionNetwork.com, consulté le 14 septembre 2023, https://fr.fashionnetwork.com/news/Le-textile-gagne-ses-lettres-de-noblesse-dans-l-art-contemporain,1144757.html.

[16] Ramamurthy, « Why Is Buying a “Madras” Cotton Shirt a Political Act? »

[17] Ramamurthy.

[18] « ‘Show the World to Women and They Can Do It’: Southern Fair Trade Enterprises as Agents of Empowerment », Oxfam Policy & Practice, consulté le 1 septembre 2023, https://policy-practice.oxfam.org/resources/show-the-world-to-women-and-they-can-do-it-southern-fair-trade-enterprises-as-a-216733/.

[19] « ‘Show the World to Women and They Can Do It’ ».

[20] Etant donné que peu de contextes ont été étudiés dans cette analyse relatifs à cette question de la réappropriation de certains métiers à des fins de luttes/engagement féministe, il serait complètement réducteur de réserver ce phénomène aux pays occidentaux. Il existe certainement des phénomènes similaires dans de nombreux autres pays et en dehors des artistes mis∙e∙s en valeur par le marché de l’art contemporain.

[21] Dhamija, « Women and Handicrafts ».

[22] « Not All Gaps Are Created Equal: The True Value of Care Work », Oxfam International, 25 mai 2022, https://www.oxfam.org/en/not-all-gaps-are-created-equal-true-value-care-work.