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« Je rêve que les employeurs partagent mieux leurs profits »

Analyses
« Je rêve que les employeurs partagent mieux leurs profits »
En Inde, le secteur de l’habillement emploie 85 % de femmes et fournit de multiples clients internationaux tels que H&M, GAP ou encore Décathlon. L’un des enjeux majeurs pour ces travailleuses est de pouvoir s’exprimer librement sur leurs conditions de travail et de contribuer à les faire évoluer. Cette analyse résume une rencontre avec Rukmini, présidente du syndicat GLU.

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En Inde, le secteur de l’habillement emploie 85 % de femmes. A Bangalore, l’une des villes les plus importantes du sud de l’Inde, elles sont 425.000 travailleuses réparties dans 1200 usines. Celles-ci fournissent de multiples clients internationaux tels que H&M, GAP ou encore Décathlon. L’un des enjeux majeurs pour ces travailleuses est de pouvoir s’exprimer librement sur leurs conditions de travail et de contribuer à les faire évoluer. Le syndicat GLU est né de cette volonté. Nous avons rencontré sa présidente, Rukmini.

Inde, de l’oppression à la mobilisation

Rukmini, couturière, a travaillé 17 ans dans les usines de confection à Bangalore. En 2002, elle reçoit un tract de Cividep, une association de défense des travailleurs et des travailleuses. Elle s’interroge alors sur la façon dont elle peut s’impliquer pour améliorer les conditions de travail dans son usine. En 2006, elle participe à la création d’un syndicat dont elle est élue secrétaire générale : « Ça a créé pas mal d’attention médiatique. J’ai pris 2 jours de congé et quand je suis retournée travailler le lundi, mon patron, qui avait vu ma photo à la une de différents journaux, m’a demandé de démissionner. J’ai exigé un document justifiant sa position. Il m’a dit de retourner travailler mais il a intensifié la pression sur moi. Chaque heure, mes tâches changeaient. Si je tombais malade, je n’avais aucun congé. Quand je posais des questions, je faisais l’objet d’une procédure disciplinaire. Ils ont fini par me changer de section. Je m’en fichais. En fait, c’était l’occasion de rencontrer encore plus de travailleurs et de leur parler du syndicat. Jusqu’au jour où on m’a appelée au micro : j’étais virée sur le champ ».
Rukmini reçoit même l’injonction de ne plus s’approcher à moins de 100 m de l’usine. Elle s’adresse à Cividep qui réclame une enquête. Avec l’association, Rukmini découvre qu’elle a été licenciée pour avoir fait des transactions financières illégales au sein de l’usine. Une accusation basée sur de faux témoignages. L’un des gros clients de l’usine, la marque GAP, est contacté pour entamer une médiation. A l’issue de celle-ci, un accord est annoncé à Rukmini : elle conserve son salaire et devient ‘travailleuse sociale’. Elle peut aider les femmes de l’usine mais sans pouvoir s’approcher de leur milieu de travail.

Harcèlement

Rukmini poursuit son travail pour le syndicat. Mais elle fait l’objet de harcèlement de la part du vice-président de l’organisation : « J’ai mis du temps à comprendre ce qui se passait, d’autant plus dans un milieu qui est censé protéger les travailleurs. Il me mettait des bâtons dans les roues, je ne pouvais jamais participer aux négociations ni aux décisions importantes. Un jour, il m’a dit que si je ne coopérais pas avec lui, il ne ‘coopérerait’ pas avec moi. Il tentait d’abuser de moi sexuellement ».
Rukmini découvre que 4 autres femmes sont victimes de son harceleur. Ensemble, elles décident alors de créer leur propre syndicat. Un syndicat ouvert aux hommes mais où le comité exécutif serait exclusivement féminin. C’est ainsi que nait le GLU (Garment Labour Union). Pendant un an, les 5 fondatrices se débrouillent, en travaillant de chez elles, avant de contracter un prêt pour louer un local. En 2012, un premier financement officiel leur permet d’élargir leurs activités (conseil juridique et soutien direct face à des situations de crise, formations, plaidoyer, etc.).

Les différents types de syndicats en Inde[1. Veillard P. Décembre 2016. Travail décent et textile équitable. Etude de cas de 4 organisations équitables Indiennes.]

Il existe une variété relativement importante de syndicats en Inde, en fonction de leur public cible et de leurs stratégies organisationnelles :

  • Syndicats traditionnels affiliés à un parti politique. Ces syndicats organisent prioritairement les travailleurs formels des usines, en particulier celles destinées à l’export. Sont inclus dans cette catégorie : l’AITUC (‘All India Trade Union Congress’, affilié au parti Communiste), l’INTUC (‘Indian National Trade Union Congress’, affilié au parti du Congrès), le CITU (‘Centre of Indian Trade Unions’, affilié au parti communiste – marxiste) et le BMS (‘Bharatiya Mazdoor Sangh’, affilié au BJP, parti nationaliste hindou de la majorité gouvernementale).
  • Syndicats indépendants. Ils diffèrent des syndicats traditionnels dans le sens où ils ne sont affiliés à aucun parti et sont ouverts aux travailleurs informels. Ils sont plus innovants et flexibles, mais, comptent encore peu d’adhérents (quelques milliers) et disposent de beaucoup moins de ressources humaines et financières. Dans le textile, on compte dans cette catégorie le GAWU (‘Garment and Allied Workers’ Union’ dans la région de Delhi) et le GATU (‘Garment and Textile Workers’ Union’, région de Bangalore).
  • Syndicats indépendants pour les travailleurs informels. Ces syndicats ne sont pas non plus reliés aux partis politiques, mais à la différence des précédents, l’adhésion est limitée aux seuls travailleurs informels (i.e. travaillant dans des ateliers de sous-traitance ou à domicile), produisant majoritairement pour le marché domestique. La principale organisation de ce type est SEWA (‘Self-Employed Women Association’), un syndicat fondé en 1971 pour les femmes en emploi indépendant, qui comptait en 2011 plus d’un million de membres. SEWA est à l’origine du réseau Homenet, une plate-forme regroupant 290 organisations d’Asie du Sud et représentant 50 millions de travailleurs informels, dont 80% de femmes[2. Fair Wear Foundation. 2012. Country study India.].

Informer les travailleuses

Pour le GLU, le rôle d’un syndicat est de montrer qu’il veille au respect des travailleuses et d’aider ces dernières à prendre conscience de leurs droits et à les revendiquer. Un rôle d’autant plus nécessaire que le souci des marques, des pouvoirs publics ou des usines pour le bien-être des travailleuses est rarement spontané : « Souvent, les patrons veulent répondre aux attentes des marques qui veulent tout, tout de suite et à moindre coût. Pour ne pas perdre de clients, ils pressent les employés : les quotas et les rythmes de production deviennent de plus en plus intenses. Il faut coudre jusqu’à 120 pièces par heure. Les salaires minimaux ne sont généralement pas respectés et sont de toute façon insuffisants pour vivre dignement. Cela fait 45 ans que la situation ne fait qu’empirer ».
Rukmini se désole du manque d’information des travailleuses : « Elles ignorent que les marques prennent 75% de marge, en donnent 25% aux usines et que seuls 2% leur reviennent ». Elle souligne également la difficulté de les informer : « Avant, on organisait des réunions publiques à la sortie des usines. Aujourd’hui, les usines proposent des services de transport pour ramener les femmes chez elles. Comme il n’y a pas assez de places assises, tout le monde se rue dans les bus, comme du bétail qu’on ramène à la bergerie ». Rukmini explique à quel point les femmes sont souvent les piliers de leur famille. « Leur priorité est de nourrir leurs enfants, ce qui crée une dépendance au travail, peu importent les conditions qu’elles doivent endurer. Leur management le sait et en abuse ».
Rukmini se souvient du cas de cette mère d’une jeune fille handicapée. Quatre mois après le décès de son mari, un de ses superviseurs l’arrache de son poste de travail et la frappe à la poitrine et aux jambes pour la sanctionner de ne pas avoir atteint son quota journalier. « Elle n’osait pas porter plainte. En interne, on lui avait dit que, si elle parlait, sa photo serait envoyée dans toutes les usines de Bangalore pour s’assurer qu’elle ne retrouverait plus jamais d’emploi ».

Négocier

 « Les menaces sont monnaie courante » poursuit Rukmini. « On fait croire aux travailleurs que si on laisse entrer des syndicats dans l’usine, elle devra fermer. Les managers créent des pseudo-comités de gestion de plainte mais rendent la vie impossible à ceux qui s’expriment trop ».
Le syndicat GLU poursuit ses efforts de sensibilisation malgré ces difficultés et note des avancées : « De nouvelles lois en faveur des travailleurs ont pu être mises en place ou protégées grâce à des mobilisations. Les gens doivent comprendre que c’est de leurs droits qu’il s’agit et qu’ils doivent prendre la parole, qu’on peut les aider à faire entendre leurs revendications ». Face à la mobilisation, des managers s’ouvrent un peu plus à la discussion et mettent en place des changements : veiller à ce que les superviseuses soient des femmes pour éviter le harcèlement, participer à des concertations pour augmenter les salaires, laisser la société civile et des syndicats informer les travailleuses de leurs droits, etc.

Solidarité internationale

L’une des choses qui renforce le pouvoir du GLU est la solidarité internationale, que ce soit les synergies créées avec d’autres organisations de défense des travailleuses, l’attention médiatique ou encore la mobilisation de consommateurs : « Les marques sont extrêmement attentives à leur image. Si les consommateurs s’informent et protestent contre de mauvaises conditions de travail, notre impact est démultiplié. C’est très important pour nous, on peut plus facilement exiger des améliorations sur le terrain ».
Si elle est souvent révoltée par les situations qu’elle rencontre, Rukmini reste concentrée sur un objectif : « Nous voulons que les usines textiles acquièrent une meilleure réputation, que chacun puisse y être traité avec dignité et respect. Je rêve que les employeurs partagent mieux leurs profits, qu’ils aillent à la rencontre de leurs ouvriers, qu’ils les encouragent à s’exprimer et que leur bien-être devienne une vraie priorité ».

Mise en contexte et conclusions

Ce témoignage saisissant montre à quel point l’Inde, même si elle est moins médiatisée que d’autres pays tels que le Bangladesh ou le Cambodge, est aussi un pays connaissant de nombreuses violations des droits du travail au sein de son secteur textile. Si ce dernier gagne des parts croissantes de marché au niveau mondial[3], les travailleur·se·s n’assistent pas pour autant à des améliorations significatives de leurs conditions de travail. D’après la Fair Wear Foundation, l’absence de liberté syndicale ou de droit à la négociation collective est l’un des problèmes les plus courants dans le secteur textile indien[4].
Les capacités d’organisation collective des travailleur·se·s indien·ne·s sont ainsi très limitées, voire inexistantes, alors qu’elles constituent l’une des premières et des plus importantes étapes à franchir en termes de gains sociaux. L’Inde n’a d’ailleurs ratifié ni la convention n°87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948), ni la convention n°98 sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949). La liberté d’association a beau être théoriquement garantie par la constitution (article 19) et le ‘Trade Union Act’ de 1926, en pratique, le niveau de syndicalisation est très faible, en particulier dans l’industrie textile (il y est estimé à 4%). De même, le nombre d’accords de branche est quasi nul (estimé à seulement 3% dans le secteur formel de manière générale), le seul contre-exemple dans le textile étant l’accord tripartite sur les salaires de Tirupur[5].
Dans ce contexte ‘répressif’, le développement de syndicats tels que le GLU est fondamental. C’est d’autant plus vrai qu’il a été créé par et pour des femmes. Or, ces dernières constituent, comme dans beaucoup d’autres pays, une part croissante de la main d’œuvre, mais elles ne sont pas pour autant, ou très peu, représentées dans les syndicats ‘traditionnels’ (voir encadré). Un enjeu important pour les ONGs et syndicats internationaux est donc le soutien à ce type de structure défendant de manière spécifique les droits de ses membres majoritaires[6].
Laure Derenne, collectif HUMA
Patrick Veillard, Oxfam-Magasins du monde

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