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Oxfam-Magasins du monde

La philosophie et l’action au secours de la citoyenneté?

2021 Analyses
La philosophie et l’action au secours de la citoyenneté?

Pourquoi ne pas tenter de penser et développer systématiquement une ECMS (Education à la citoyenneté mondiale et solidaire) qui va au-delà des outils, jeux, et animations présentant une thématique aux jeunes et moins jeunes ? Une ECMS qui intégrerait deux dimensions supplémentaires comme autant de cordes à son arc pédagogique : l’action (ou mise en action) et la pensée philosophique. Deux dimensions permettant non seulement d’aborder l’ECMS sous un autre angle mais aussi de tenter d’éviter l’écueil du découragement face aux dérives nombreuses du système sociétal actuel que les ONG d’ECMS entendent dénoncer.

Simon Laffineur

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Bien souvent, l’éducation à la citoyenneté (ECMS[1]ECMS ou Education à la citoyenneté mondiale et solidaire. Voir par exemple cette vidéo introductive : https://www.youtube.com/watch?v=pCKTdq2mRAY&t=15s) entend tout d’abord dénoncer les problèmes sociétaux, les injustices, les inégalités extrêmes, la misère sociale et les catastrophiques crises environnementales qui ne sont plus à présenter. Elle s’attache cependant aussi à présenter les alternatives au modèle dominant qui tente d’inventer un autre monde (commerce équitable, transition écologique, consommation responsable, processus démocratiques, économie circulaire, etc.). Ces différentes alternatives sont abordées avec le temps dont on dispose, parfois appréhendées par les jeunes en les testant, en les visitant ou en essayant d’en créer par une mise en action.

Malheureusement, notons que ces alternatives font également l’objet d’une certaine récupération par les acteurs dominants qu’elles entendent pourtant combattre. Et si elles se sont multipliées, diversifiées, portées par de plus en plus d’hommes et de femmes à travers le monde, elles font encore souvent figure de très petits David face aux Goliath que sont les grands groupes agro-industriels, les puissances étatiques, les lobbys. Les noms, les labels et les concepts que ces alternatives portent se retrouvent souvent dévoyés par d’habiles manœuvres de greenwashing ou de socialwashing[2]Greenwashing, socialwashing : ces termes dénoncent les pratiques de marketing consistant à convaincre les consommateurs/trices qu’un produit est environnementalement ou socialement responsable … Continue reading.

Si l’ECMS, comme dit plus haut, dénonce un modèle dominant et présente des alternatives, il faut aussi reconnaitre qu’elle ambitionne d’aller plus loin que cela. Elle cherche à montrer que ces problèmes agissent comme un système aujourd’hui global dont les éléments sont interdépendants et se renforcent pour asseoir une domination socio-économique d’une minorité sur le monde. Elle ne met pas à jour un complot, mais bien une machine complexe de l’humanité qui sait exploiter son prochain, exploiter nos désirs de consommation et de confort, exploiter les lois et appareils juridiques, exploiter le marché mondial et ses dérégulations, exploiter aussi le patriarcat et le privilège blanc, le néocolonialisme, les idéologies politiques.

L’ECMS y arrive peu ou prou lorsque les bonnes conditions sont réunies : suffisamment de temps pour aborder ces questions, intérêt de la part du groupe, la répétition de tels moments sur le parcours de vie des personnes permettant d’avoir le temps d’intégrer ces grilles de lectures et de pouvoir les utiliser à l’avenir.

L’ECMS est donc principalement une machine à décrypter le monde de manière plus ou moins critique.

Mais si la citoyenneté, la vie en société se décrypte et se déconstruit, que reste-t-il ensuite pour redonner du sens ? Le jeune ne risque-t-il pas de perdre foi en ce monde complexe et parfois si hypocrite qui l’attend à la porte ? Comment affronter en vrac, même en imaginant que cela ait pu se faire avec tout le temps nécessaire et la qualité d’échanges requise, les visages sombres de la mondialisation économique, l’histoire contemporaine des génocides, l’esclavage des enfants, le fléau de la faim, le cynisme des puissants, leurs stratégies d’évasion fiscale, et en toile de fond, le changement climatique et la chute de la biodiversité ? Cela, sans se réfugier dans la fatalité, celle-là même que nous étions venu·e·s combattre au départ ?

L’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, peut et doit être critique et engagée. Mais parce qu’elle reconnait la nécessité de montrer aussi aux jeunes le pire de ce monde, l’ECMS ne peut s’arrêter là, sous peine de scier la branche qui la soutient.

Il faut pouvoir aussi montrer le meilleur et se redonner de l’espoir. Bien des acteurs de l’ECMS le reconnaissent et mettent en place des outils destinés à présenter des chemins de traverse inspirant pris par des hommes et des femmes, des collectivités.

Mais ce n’est peut-être pas seulement en énumérant les alternatives et les succes-story des inventeurs et inventrices d’un monde plus juste que nous pouvons parvenir à redonner du souffle aux jeunes qui naviguent sur les eaux tempétueuses de la prise de conscience citoyenne. Deux autres « modalités » de l’ECMS peuvent venir à notre secours : l’action et… la philosophie.

Action !

Dans l’action, comme l’a bien compris et mise en œuvre le mouvement de la Transition[3]Pour en savoir plus sur le mouvement de la Transition : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_en_transition et https://www.reseautransition.be/ (juillet 2021), l’on fait déjà œuvre de résilience face aux injustices que l’on souhaite combattre. Beaucoup de projets d’ECMS menés en école par les enseignants et les ONGs prennent en compte cette dimension, parfois même parce que les équipes éducatives sentent instinctivement qu’il s’agira d’une composante essentielle pour accrocher les jeunes tout au long du projet. Et pourtant, on l’oublie souvent, on ne la valorise qu’en partie, on l’a professe sans lui donner la possibilité d’exister. Malheureusement la vie d’écolier est encore trop souvent pleine « d’étudier » et vide « d’agir ». Non que l’un devrait remplacer l’autre, mais qu’un équilibre permette à l’un de nourrir l’autre et réciproquement par un incessant aller-retour.

Pour laisser place à l’action dans le parcours éducatif des jeunes, il reste certainement encore à inventer. Service learning, pédagogie du projet, écoles alternatives, classe inversée, projet de citoyenneté active avec des jeunes en mal d’école, mise en action des équipes JM-Oxfam pour citer celle que nous pratiquons, projets de transition dans les écoles, les initiatives sont déjà nombreuses, et s’accroissent sans doute depuis les grèves scolaires pour le climat, mais elles souffrent encore souvent indéniablement d’un manque de place dans la structure scolaire, pour la simple et bonne raison que l’école à l’origine n’en est pas le lieu et se trouve dès lors dépourvue de l’infrastructure nécessaire. Entendons par là, le temps, l’architecture, le matériel, l’organisation des groupes et des horaires, et les méthodes pédagogiques.

Les écoles en P45 ou P90[4]Le sytème « P45 » consiste pour une école secondaire à diminuer l’heure de cours habituellement de 50 minutes et de la faire passer à 45 minutes. Les minutes récupérées sont … Continue reading en libérant du temps, peuvent réellement donner un cadre structurel à des activités différentes que celles des cours proprement dits, comme par exemple au collège Saint-Etienne de Court-Saint-Etienne[5]https://cste.be/cse/. Encore faut-il trouver l’adhésion des jeunes et des enseignant.e.s, changer de posture et avoir le temps de préparer des projets, ne pas se cantonner à y faire de la remédiation ou du dépassement.  Des parcours, projets et outils d’ONG peuvent utilement venir en soutien aux enseignants en charge d’un jeudi après-midi hebdomadaire avec un groupe d’élèves.

Philosophons…

Une autre modalité que l’ECMS pourrait embrasser : la philosophie. Ce mot non pour désigner, au sens classique, le corpus des grands penseurs et auteurs que l’on peut étudier, mais bien l’acte de philosopher de manière vivante, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, d’interroger dans ses fondements le sens de la citoyenneté et de la vie en société.

En ce sens, nous rejoignons le choix de la FWB d’avoir créé la possibilité d’un cours de philosophie et de citoyenneté qui se veut, dans son programme, comme s’articulant l’une avec l’autre[6]http://www.enseignement.be/index.php?page=27915&navi=4429. Les ONG spécialisées dans certaines thématiques d’ECMS pourraient s’en inspirer pour élargir le traitement de ces mêmes thématiques.

Revenir à la base de certains concepts, interroger l’idée de « mérite », l’idée de « solidarité », l’idée d’« Etat », l’idée de « travail », de « bonheur », de « fatalité ». Ensemble, ne pas s’arrêter à la surface des réalités socio-économiques actuelles, leurs chiffres effarants, leurs images, leurs slogans, mais entrer dans ce qui nous fonde de manière plus essentielle et plus intemporelle.

Prendre le temps, après avoir parcouru certaines réalités actuelles que l’ECMS dénonce, de poser l’élève devant certaines valeurs, devant des choix de vie individuels et collectifs.

Prendre le temps, après avoir présenté des alternatives de consommation par exemple, de se demander comment de manière plus générale on souhaite orienter sa vie.

Ceci, non pour le plaisir de l’exercice intellectuel ou de l’enrichissement culturel (qui ne sont pas à bouder s’ils se présentent), mais pour percevoir comment s’articule dans la vie de chacun les forces antagonistes qui s’affrontent dans la société et comment l’on peut tenter d’échapper à leur emprise en fondant notre vie, individuelle et collective, sur une nouvelle vision de ce qu’elle est, de ce qu’elle peut devenir.

Ceci pour pouvoir permettre à l’animateur/trice en ECMS d’inciter son groupe à prendre de la hauteur par rapport à la thématique qu’il·elle aborde afin de la rattacher à des valeurs ou des transgressions de valeurs que cette thématique démontre. Ce faisant, il semble que l’on aide les participants à faire des liens : « Au fond, le problème n’est pas seulement d’acheter ou non ces vêtements à bas prix mais de trouver comment on peut vivre bien sans pour autant nuire aux autres ».

Ceci, afin de ne pas s’engluer dans la culpabilisation de celles et ceux qui « ne le font pas » face aux solutions des alternatives ou de l’engagement militant. Prendre le temps de s’interroger sur ce qui nous rassemble et ce qui nous sépare, sur ce qui nous séduit dans les différentes idéologies politiques que l’on nous présente, nos contradictions internes.

Il ne s’agirait pas nécessairement de faire « en plus de », d’ajouter la philosophie à l’ECMS mais de modifier la manière de faire de l’ECMS pour permettre au groupe qui la pratique de ne pas s’empêcher de monter d’un cran le niveau de réflexion lorsque l’occasion se présente et d’avoir les outils pour y accompagner le groupe.

Articuler des exemples très concrets et actuels avec une réflexion profonde sur le sens, les valeurs, les grandes orientations de la société peut nous aider à, de temps en temps, retrouver la boussole dans le dédale des multiples combats militants et politiques, sociaux et environnementaux.

Se dessine un triangle

L’on pourrait ainsi imaginer articuler une pratique pédagogique de l’ECMS autour de ces trois pôles : l’action, la réflexion philosophique et la découverte de problèmes spécifiques (et leurs alternatives). Ces trois pôles peuvent nécessiter des outils, des moyens, des compétences particulières. On peut, sur une année par exemple, faire voyager un groupe par un va-et-vient dans ces trois pôles en s’armant des compétences et des techniques propres à celles-ci grâce aux associations qui y œuvrent. On peut également analyser un projet d’ECMS pour tenter de voir où se retrouvent les trois dimensions et construire un programme permettant au groupe d’effectuer un va-et-vient entre ses trois dimensions.

Par exemple : une animation sur la surconsommation et les déchets plastiques (D) conduit un groupe dans une école à organiser une semaine zéro-déchet et à créer un compost  (A) mais également à participer à un atelier-philo sur notre rapport à la nature (P).

Autre exemple : un groupe qui organise un petit déjeuner Oxfam (A) prend un temps de sa réunion organisationnelle pour regarder une vidéo sur le commerce équitable (D) et finir par débattre sur la valeur du travail et de l’argent aujourd’hui (P).

Image par morhamedufmg de Pixabay

Notes[+]