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Le Caporalato, forme d'esclavage de l’agriculture moderne

Analyses
Le Caporalato, forme d'esclavage de l’agriculture moderne

Beaucoup de monde estime que l’esclavage n’existe plus aujourd’hui. C’est pourtant une réalité de tous les jours pour des centaines d’immigrés. Contraints de travailler dans les champs, ils vivent avec la peur d’être expulsés ou violentés, dans des conditions inhumaines non contrôlées et sous-payés.
Notre étude de cas provient d’Italie, où le fort afflux d’immigrés est exploité par des organisations criminelles, au grand désespoir des agriculteurs qui subissent une concurrence déloyale qui précipite leur faillite. Il s’agit du système du “Caporalato”.

Le travail dans les champs des Pouilles

« Adam et Jean Yameogo sont deux frères, natifs du Burkina Faso, travailleurs dans les champs de la Dunia dans les Pouilles. Ils vivent entassés dans des abris de fortune et ils peuvent se considérer chanceux car ils disposent d’un puits d’eau dans leur abri, contrairement aux autres immigrés qui n’en ont pas. Leur journée commence à l’aube lorsqu’un individu nommé « Caporal » vient les chercher et les mène dans le champ. Il les regroupe en les entassant dans une camionnette. Le trajet, pour eux, est payant, 5 euros, et même si la distance est seulement d’un kilomètre ils sont obligés d’y aller en camionnette.
Sous le soleil, toute la journée, ils travaillent à la récolte de tomates qu’ils déposent dans des caisses. Pendant la journée, ils n’ont ni eau, ni nourriture. Pour manger et boire, ils sont obligés d’acheter quelque chose aux Caporaux. À la fin de la journée, ils perçoivent le fruit de leur sueur. Ils n’ont jamais de contact avec le propriétaire du champ. C’est le Caporal blanc, le supérieur du caporal noir, qui compte les caisses remplies. Ce dernier gagne 8 euros par caisse, tandis que le Caporal noir en gagne 5 et, enfin, Adam et Jean qui font tout le travail gagnent seulement 3 – 3,50 euros par caisse.
Le travail fini, ils reviennent dans leurs dortoirs, avec l’incertitude de l’avenir, avec la peur que le toit puisse tomber d’un instant à l’autre sur leurs têtes et avec une conviction: leur avenir sera toujours le même : exploités .[[highslide](1;1;;;)
Le témoignage d’Adam et Jean Yameogo est présenté dans la vidéo sur l’exploitation du travail agricole en Pouilles gagnant “ le premie Jerri Masslo” du syndicat FLAI cconsulté le 14/04/2014
[/highslide]] »

Le Caporalato, entre passé et présent

Pour pouvoir comprendre le phénomène du Caporalato, il faut analyser la manière dont les travailleurs étaient recrutés pour labourer les champs dans les décennies précédentes en Italie (1861). L’union de l’Italie était loin d’être acquise. Pendant la reconstruction et l’annexion des différentes réalités féodales aux nouveaux états, les terres agricoles restaient sous l’administration des seigneurs des fiefs qui gardaient le contrôle sur la production agricole au détriment des travailleurs de la terre[[highslide](2;2;;;)
Emilio Sereni, Il capitalismo nelle campagne (1860-1900), Einaudi, 1947 – 414 p.
[/highslide]]. Avec le temps les seigneurs des fiefs concédèrent le contrôle des terrains aux Gabelottes, qui formaient une partie de la nouvelle bourgeoisie naissante, qui les louaient[[highslide](3;3;;;)
Ibid
[/highslide]]. Les Gabelottes, les ancêtres des caporaux, payaient la location aux propriétaires grâce aux travails de tiers. Ils surveillaient des employés agricoles, et les engageaient à la journée en fonction des travaux qu’ils estimaient nécessaires[[highslide](4;4;;;)
Leopoldo Franchetti, Condizioni politiche e amministrative della Sicilia, Donzelli, Roma, 2011 288 p.
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Le Caporalato existe depuis cette époque et a considérablement influencé jusqu’à aujourd’hui le modèle de développement agricole dans le sud de l’Italie. En clair, la notion renvoie à l’idée d’un intermédiaire entre le propriétaire foncier et les travailleurs des terres.
Aujourd’hui le Caporalato est également associé à d’autres formes de crimes organisés: de graves falsifications alimentaires, escroqueries et duperies pour salaires non payés, contrats de travail inadaptés, substitution et vol des documents, traite des êtres humains, réduction en esclavage et autres formes d’exploitation[[highslide](5;5;;;)
Cgil,Flai, Agromafie e Caporalato Primo rapporto, 11 dicembre 2012 En ligne. consulté le 20/04/2014
[/highslide]]. L’infiltration criminelle à l’intérieur de ces circuits a été possible à cause d’un système agricole désorganisé, qui ne s’est jamais réellement renouvelé est qui est toujours resté attaché aux vieilles pratiques foncières.
Le phénomène s’est répandu dans tout le territoire italien : dans les régions du Sud comme la Basilicate, la Calabre, la Campanie, les Pouilles et la Sicile, jusqu’au Centre-nord, en particulier au Piémont, en Lombardie, en Émilie Romagne, en Toscane, en Vénétie et dans le Lazio. Le Caporalato est devenu un système de recrutement criminel ayant pour objet l’exploitation de main-d’œuvre de la partie la plus faible de la chaîne : les immigrés[[highslide](6;6;;;)
Wikipedia, Caporalato, en ligne, consulté le 20/04/2014
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Quelques chiffres donnent une idée des conditions de travail des immigrés ces dernières années et de l’argent que les Caporaux en ont tiré: les travailleurs sont payés à l’heure et travaillent 9, 10 ou 11 heures par jour. La journée commence à cinq heures du matin. Sur une paye de plus ou moins 25 euros, le caporal garde 2 euros sur 5. Les travailleurs sont obligés de lui payer une série de services qui devraient être gratuits tels que le transport aux champs, l’abri, souvent en ruines et délabré, l’eau potable ou encore l’équipement de travail, bottes et gants. En somme, il reste, aux immigrés, bien peu de l’argent gagné dans la journée.

Comment ce phénomène s’est transformé en une forme d’esclavage moderne?

On peut distinguer 3 causes principales à ce phénomène :

La marchandisation du travail

Les petits agriculteurs italiens ont été obligés de réduire leurs prix afin de pouvoir entrer sur le marché international et vendre leurs produits. Ils ont commencé à produire suivant une logique de plus en plus industrielle et compétitive, en se confrontant avec une série d’exigences de standardisation et de calibrage pour répondre aux attentes des acteurs globaux. Dans cette logique, les agriculteurs ont cherché à diminuer certains coûts fixes, dont notamment les salariés, en employant du personnel peu couteux. Le Caporalato, leur garantissait de la main-d’œuvre pas chère et en quantité[[highslide](7;7;;;)
A. Leogrande, Uomini e Caporali, Viaggio tra i nuovi schiavi nelle campagne del Sud,Mondadori, Milano 2008. p. 122,
[/highslide]].

La hausse du flux des immigrés

Ces dernières années, le nombre d’immigrés à la recherche d’emploi a augmenté. Au flux d’immigrés africains s’est ajouté celui des pays nouvellement entré dans l’Union Européenne: les polonais, les roumains, les bulgares, les slovaques et les lituaniens. Leur arrivée a bouleversé certains équilibres et ont fait baisser encore plus les prix de la main-d’œuvre. Les nouveaux Caporaux sont maintenant d’origine différente. Cela répond au seul objectif de tirer profit du processus de recrutement, en amorçant une compétition entre immigrés. Et cela précipite la précarisation des emplois. Le phénomène fonctionne tellement bien qu’il existe une sorte de hiérarchie entre caporaux, où les blancs sont supérieurs aux noirs etc.[[highslide](8;8;;;)
Ibid.
[/highslide]] Les immigrés se sentent par ailleurs plus isolés du fait qu’ils ne partagent pas la même culture, la même langue, la même provenance que les Caporaux, ce qui, par le passé, permettait l’instauration d’un sentiment d’interdépendance entre eux.

L’absence d’une loi spécifique sur le Caporalato

En Italie, le Caporalato ne constituait pas un crime. Et la seule peine prescrite contre les Caporaux consistait en une amende de 50€ par travailleur employé. La seule alternative pour pouvoir incriminer les Caporaux, due à l’absence d’une loi spécifique dans le Code pénal, était le recours au crime de réduction en esclavage, mais il y avait rarement preuves suffisantes pour condamner les coupables, ainsi le Caporal a eu une vie facile.

L’article 12 du décret législatif 138/2011

caporalato1
Au Rosarno en Calabre, en 2010, deux africains furent blessés avec une arme de feu par des inconnus. Une véritable révolte des immigrés a éclaté suite à cet incident, ponctuée de nombreuses émeutes[[highslide](9;9;;;)
L’internazionale, La rivolta dei braccianti africani e la pulizia etnica a Rosarno, numéro 96-Janvier/Fevrier 2010[en ligne],  consulté le 20/04/2014
[/highslide]]. Le soir même de l’évènement, les immigrés descendirent sur la place en manifestant de manière violente contre les formes de discrimination raciales et contre les conditions inhumaines du travail dans lesquelles ils vivaient. Cela donna lieu ensuite à de nombreux affrontements entre les immigrés et la police alors que même les habitants de Rosarno, armés de massues et de bâtons, formaient des rondes autonomes, blessant à nouveau gravement plusieurs africains. La situation continua pendant plusieurs jours jusqu’à ce que les forces de l’ordre réussissent à arrêter les protestations. L’importance de la révolte des immigrés de Rosarno est d’avoir mis en lumière les conditions dans lesquelles les immigrés vivaient et travaillaient dans les champs d’Italie. Depuis, des évènements similaires eurent lieu à Rosarno, Castel Volturno, Palazzo san Gervasio, Foggia, Nardò, Saluzzo, Potenza et pas seulement… Le phénomène du Caporalato avait réussi à se faire connaître de l’opinion publique.
Les syndicats italiens des travailleurs FILLEA ET FLAI ET CGIL lancèrent, en réponse à cela la Compagne “Stop Caporalato”, le 21 Janvier 2011. Celle-ci proposait aux forces politiques d’insérer dans le code pénal le crime du Caporalato, afin poursuivre pénalement quiconque exploitera les travailleurs en les réduisant en esclaves[[highslide](10;10;;;)
FILLEA, FLAI, CGIL, Campagnie “Stop Caporalato” [en ligne] consulté le 20/04/2014
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Finalement, le 13 août 2011, ce fut introduit dans le code pénal par l’art.12 du décret législatif n 138[[highslide](11;11;;;)
Gouvernement Italienne, décret législatif n 138/2011 [en ligne]
[/highslide]], qui reconnait le crime d’intermédiation illicite et exploitation du travail. La loi prévoit une punition de réclusion de 5 à 8 ans et/ou une amende de 1.000 à 2.000 euro par travailleur pour quiconque recrute de la main-d’œuvre en l’exploitant ou à travers des actions de violence, de menace ou d’intimidation, en profitant de l’état de besoin ou de nécessité des travailleurs.
L’objet de la nouvelle loi est celui de s’opposer plus efficacement au phénomène d’exploitation du travail et des exploiteurs, étant donné que l’infraction n’était jusque-là sanctionnée seulement par une amende de 50 euro par travailleur.
Malgré cela, la situation actuelle dans les campagnes italiennes reste encore alarmante. Les travailleurs sans droit à la prévoyance et l’assistance sont estimé au nombre de 20.000. 65 % des exploitations agricoles seraient dans l’irrégularité. En 2013, sur 1558 exploitations inspectées, 565, soit un tiers, auraient enregistré des infractions pour main-d’œuvre illicite. Au moins 30 % des agriculteurs des Pouilles vivrait entièrement grâce au travail à noir et l’exploitation des immigrants[[highslide](12;12;;;)
La republica, 50000 invisibili nei campi la vergogna del caporalato, Puglia 19/04/2014 [en ligne] consutlé le 20/04/2014
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L’une des limites à l’efficacité de cette nouvelle loi provient du dispositif légal en matière d’immigration nommée Bossi-Fini[[highslide](13;13;;;)
Decrete Bossi-Fini [en ligne] consutlé le 21/042013
[/highslide]]. Ce décret, qui a le but de régulariser le numéro d’immigrés présents en Italie, lie l’obtention du permis de séjour au contrat de travail. Dès lors, la législation a souvent été un allié puissant des caporaux en rendant les travailleurs, (surtout dépourvus d’un permis de séjour), énormément exploitables face aux exploiteurs. Beaucoup des immigrés ont en effet été dénoncés comme « irréguliers » après avoir été exploités. D’autres se sont confiés aux « messieurs » de la régularisation, en offrant divers milliers d’euros pour un permis de séjour, à travers l’obtention d’un travail régulier qui s’est avéré être finalement identique parce que les papiers et les offres de travail étaient falsifiés.
Par ailleurs, l’augmentation des contrôles contre le travail au noir a directement affecté les petits et moyens producteurs qui utilisaient de la main-d’œuvre étrangère sans contrat parce qu’ils étaient déjà en équilibre très instable. Partagé entre les problèmes des immigrés et les difficultés vécues par la classe paysanne italienne, l’Etat italien est peu enclin à donner pleinement effet à la loi qu’il a établie.

Les formes de résistances pour lutter contre le Caporalato

Afin de protéger les immigrés, tout comme les agriculteurs que veulent recourir aux pratiques agricoles et d’emplois plus équitables, de nombreuses formes de résistances alternatives sont nées. Nous énumérerons ici les plus importantes.

Campagne en lutte

Ce réseau[[highslide](14;14;;;)
Capagne in lotta [en ligne] consulté le 21/04/2014
[/highslide]] a été créé par des travailleurs, des chercheurs, des groupes d’achats éco-solidaire, et des immigrés, qui ont décidé de réunir leurs forces après la révolte de Rosarno. Leur objectif de déjouer les mécanismes d’exploitation du marché du travail, avec un accent particulier sur le secteur agricole. Au fil du temps, le Réseau “Campagne en lutte” s’est élargi en établissant des liens entre des expériences et des territoires différents, grâce à l’organisation de séminaires, de conférences et d’actions de protestation au nord et au sud. La tentative du Réseau est de parvenir à rompre l’isolement des travailleurs immigrés grâce à des actions qui permettent aux gens de prendre conscience du phénomène et, d’agir de manière concrètement en renforçant le lien entre producteurs et des consommateurs dans une optique de recomposition du tissus social.

S.O.S Rosarno

caporalato2Le mouvement[[highslide](15;15;;;)
S.O.S Rosarno [en ligne] consulté le 21/04/2014
[/highslide]] est né dans la ville de la première révolte des immigrés et en prend le nom « Rosarno. » C’est un réseau d’entreprises paysannes, des immigrés et des agricultures né avec l’objectif de donner à l’agriculture une autre finalité que la maximisation du profit et de l’exploitation, en travaillant à une nouvelle identité paysanne. Le projet est basé sur la création d’un réseau de redistribution auto-gérée des produits cultivés qui tend à échapper au système des grandes chaînes de distribution. Ils conviennent entre eux du prix de leurs produits en fonction de leurs propres critères. Les oranges, par exemple, sont produites à Rosarno par les immigrés et les petits agriculteurs mais de façon éco-solidaire et distribuées par le (GAC) Groupe d’Achats Communs, ou le (GAS) Group d’Achats Solidaires à toutes les personnes qui veulent en acheter. De cette façon, il est possible de payer les immigrés dignement et d’autonomiser les paysans du circuit alimentaire dominant. Ils prévoient également qu’une part des gains réalisés soit redistribuée dans des projets de solidarité dont bénéficient des immigrés présents sur le territoire.

Conclusion

Le Caporalato est un système ancien qui a caractérisé les campagnes du sud de l’Italie, et qui a repris de l’ampleur ces 20 dernières années et s’est répandu dans une grande partie du pays, en développant des formes particulièrement violente de recrutement des travailleurs.
Cela s’explique par la marchandisation croissante du travail, la désorganisation de du secteur agricole italien, l’accroissement du flux des immigrés, l’absence de lois spécifiques sur les Caporalato, et la législation sur l’immigration Bossi Fini qui a encouragé ce phénomène.
De récents changements produits en septembre 2011 relèvent d’une importance capitale. Pour la première fois en Italie l’exploitation des travailleurs a été reconnue légalement. Cela donne de nouvelles perspectives pour tous les travailleurs susceptibles d’être exploités du fait de vivre dans la clandestinité. Toutefois, lutter efficacement contre la vulnérabilité et l’invisibilité des immigrés implique de devoir également travailler sur les plan culturel, social, économique et syndical.
C’est pour cette raison que les actions de résistance sont encore nécessaires. Combattre le Caporalato ne signifie pas seulement promulguer une loi qui en reconnaisse le crime, mais signifie aussi extirper de la racine les causes qui permettent son existence. Pour combattre le Caporalato, il est nécessaire d’avoir également des politiques d’intégration sociale et de défense des droits des travailleurs.
Dans cette optique, des projets comme celui de « S.O.S Rosarno » qui entendent donner à l’agriculture un autre objectif que celui de la maximisation du profit, ou les « Campagne en lutte » qui cherche à créer un réseau entre les différentes luttes menées par les immigrés, semblent être un bon point de départ pour un changement qui puisse réellement faire obstacle à la propagation du phénomène du Caporalato. Créer un réseau de relocalisation autogéré avec l’objectif d’échapper au contrôle des grandes chaînes de distribution, en commençant par le changement de la manière dont la nourriture est produite et consommée, transformée et distribuée, est indispensable pour valoriser et améliorer le travail et les conditions sociales dans les systèmes alimentaires et agricoles.
Le grand mérite des émeutes des immigrés est d’avoir mis l’accent sur un système économique qui ne peut plus garantir le bien-être commun. La force des actions politiques à l’échelon local est d’avoir pu se réunir autour de revendications précises qui sont en mesure de peser sur les décisions politiques. Les immigrés ont ainsi fait naitre au niveau local une force du changement, pour un avenir meilleur équitable, solidaire, démocratique et social.
Debora Natalini

Sources