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Le futur de l’ECMS, une ECMS du futur ?

2023 Analyses
Le futur de l’ECMS, une ECMS du futur ?

Et si l’un des développements de l’ECMS aujourd’hui et dans les années à venir était de mettre davantage en place auprès de ses bénéficiaires les possibilités d’une réflexion prospective ? L’évolution de la situation de notre planète, le changement climatique nous force toujours plus à regarder vers l’avenir et à s’interroger sur des choix de société qui ont des conséquences sur les injustices actuelles mais aussi futures. Conjuguer le verbe « Eduquer » au futur est-il possible, difficile, souhaitable ?

Jusqu’il y a peu, l’Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire (ECMS, anciennement Education au Développement) traitaient essentiellement du passé et du présent. Qu’est-ce à dire ? Que les outils, animations, jeux, projets, voyages en immersions, écrits, vidéos réalisés par la kyrielle d’ONG, associations, en Belgique ou à l’étranger, qui œuvre dans ce secteur ont comme objet la sensibilisation d’un public en portant à sa connaissance des faits situés dans le passé ou, sans doute majoritairement, dans le présent[1].

Les enjeux tels que les inégalités, la pauvreté, la pollution, les injustices sociales et économiques sont en effet contemporains. Ajoutons à cela quelques incursions dans un passé pas si lointain pouvant apporter un éclairage sur le présent (quelques exemples avec le passé colonial, le début du capitalisme, la création du FMI et de la Banque mondiale pour comprendre la mondialisation actuelle). Cela sans pour autant empiéter sur le métier des historien∙ne∙s et professeur∙e∙s d’histoire qui accomplissent cette tâche par définition.

En dehors de l’ECMS proprement dite, il en va certainement de même pour l’ECMS que des enseignant∙e∙s « font sans le savoir » au sein des écoles, ainsi que dans la plupart des matières connexes. L’éducation n’est elle pas en grande partie une transmission de savoir qui par essence appartient au passé et au présent ? Le savoir du futur étant une forme d’oxymore ?

Nous disons « en grande partie » parce que l’ECMS parente avec d’autre formes d’éducation (populaire, critique, pédagogie du projet,…) estime aussi que l’éducation doit permettre au public visé de réfléchir, débattre, critiquer, construire une pensée, problématiser, tester,… On parlera plutôt d’aiguiser un savoir-faire, un savoir-être.

La finalité de l’ECMS, à savoir changer les comportements, mettre en action, susciter l’engagement, est, elle, davantage tournée vers le futur. Même si le continuum pédagogique ‘je suis sensibilisé donc je m’engage’ est battu en brèche depuis longtemps par les recherches[2], il continue à façonner nombre d’interventions en ECMS. Avec notre réflexion sur la temporalité, l’on pourrait réécrire ce continuum pédagogique comme « la connaissance du passé et du présent modifie mon action future » étant bien entendu ici que l’action portée dans le futur souhaite changer le présent, le donné, le connu, soit les injustices que l’on aimerait éradiquer.

Cependant, l’on a pu observer ces dernières années que les nouvelles thématiques environnementales, dont l’incontournable changement climatique, ont de par leur contenu même proposé un regard éducatif bien davantage tourné vers le futur.

En effet, qui souhaitait et souhaite encore sensibiliser au changement climatique, se voit contraint d’expliquer ce qui s’est passé, ce qui se passe, mais surtout ce qui pourrait advenir[3]. Animations, outils pédagogiques, débats et discussions ne sont plus tournées vers un présent injuste qu’on aimerait changer, mais vers un futur possible, tout aussi injuste et vecteur d’inégalités voire bien davantage[4].

Il nous semble intéressant de remarquer que si les thématiques comme le changement climatique mises en lien avec les injustices sociales ont bien percolé dans les animations et les projets qui font le quotidien de l’ECMS, nous n’avons peut-être pas pris la mesure du changement de paradigme éducationnel qui s’opère.

Bien sûr, comme tout le secteur, nous nous interrogeons sur l’éco-anxiété que l’on peut générer envers les jeunes[5] en abordant ces futurs possibles, mais nous voudrions ici plutôt explorer les perspectives qu’offrent ce changement dans la pédagogie de l’ECMS.

Car outre un regard tourné vers le futur dans les messages que véhiculent les acteurs et actrices de l’ECMS, l’on voit apparaitre des ateliers, des animations entières principalement tournées vers le futur comme avec « les ateliers de prospective »[6]. Imaginer nos vies « bas carbone », construire l’école, la ville ou le territoire écologique de demain, se projeter dans un monde sans pétrole, les animations de ce type fleurissent portées notamment par le mouvement des villes en transition initié par Rob Hopkins.

De toutes nos années passées sur les bancs de l’école, il ne nous semble pas avoir passé énormément de temps à faire l’exercice collectif, avec un ou plusieurs enseignants de se projeter sérieusement dans le futur. La question de savoir ce qu’on veut faire plus tard surgissait bien de temps en temps, l’étonnement devant telle ou telle nouvelle technologie et ce que ça pouvait augurer sur nos vies futures également. Mais ces discussions finissaient rapidement en quelques avis énoncés à la va-vite, et l’on sent bien que lorsqu’il est question de parler du futur, peu de professeur∙e∙s, expert∙e∙s, ou juste citoyen∙ne∙s lambda se sentent légitimes.

Le changement climatique a vraiment changé la donne. Mais la place donnée à une ECMS qui serait tournée vers le futur est encore timide. En effet, beaucoup d’ONG d’ECMS ont historiquement bâti une solide expertise sur les injustices qu’elles dénoncent et sur un projet de société qu’elles souhaitent contribuer à faire advenir mais peu sur un projet de société ancré dans le futur annoncé par le changement climatique (entre autres limites planétaires).

Face aux jeunes d’aujourd’hui qui vivront en chair et en os ce futur, nous apportons sans doute trop peu d’eau au moulin de la réflexion globale pourtant chère à l’ECMS. Le fameux « Think global, act local » pourrait donner naissance à un corolaire « Think future, act now ».

Mais comment penser ce futur ? Comment sensibiliser et jusqu’où aller avec les jeunes et moins jeunes ? Quel cadre de référence ? Quelle légitimité les acteurs et actrices de l’ECMS peuvent bâtir pour s’emparer de ces questions et proposer des ateliers, campagnes, débats qui soient construits sur des bases solides.

En effet, les écueils à une ECMS du futur peuvent être nombreux. Tentons d’en relever quelques-uns en forçant un peu le trait :

  • Par définition, le futur n’est pas encore arrivé. Il n’existe donc aucun élément factuel permettant de construire une réflexion, une étude, une analyse. Peut-on sans cela construire tout de même des éléments et un discours pédagogique ?
  • Dans un même registre, explorer le futur, se laisser aller à des prédictions, des hypothèses, c’est ouvrir la boite de pandore des incertitudes. Bâtir une éducation sur de tels fondements semble hasardeux.
  • Le futur, comme les utopies, peut vite devenir réceptacle de tous nos fantasmes et idéologies. Les biais peuvent s’exprimer en force, car il sera facile de glisser vers des représentations du futur qui nous arrangent, qui ne prennent en compte que ce que l’on souhaite. A nouveau, s’adresser aux générations futures avec de tels risques de parti pris semble peu justifiable.
  • L’extrême-droite, elle, n’hésite pas à recourir à ces menaces d’un futur effrayant pour renforcer ses discours : le grand remplacement, le délitement de la société, « si on continue comme ça, on ne sera plus du tout en sécurité », etc… Souhaite-t-on imiter son peu de scrupule en s’arrogeant le droit de décider ce que le futur sera ?
  • Et enfin, citons à nouveau ici le problème de l’écoanxiété.

 

Pour tenter une réponse à ces écueils, commençons par souligner le renouveau que peut apporter une ECMS tournée vers le futur. En effet, si la sensibilisation aux enjeux faisant partie des thématiques de longue date de l’ECMS reste essentielle, il faut aussi reconnaitre que de nombreux publics sont aujourd’hui fort sensibilisés (oserions-nous dire sursensibilisés ?). Ainsi, il est aujourd’hui plutôt difficile de rencontrer un groupe de jeunes de 16-18 ans qui n’a aucunement conscience que les vêtements qu’ils/elles portent proviennent d’une fast fashion pourvoyeuse de travail aux conditions indécentes. L’ECMS et les médias, les écoles, Internet, l’associatif en général aurait-elle bien faite (une partie de) son boulot ?

Proposer aux jeunes, avec des éléments factuels à l’appui, de se projeter dans un futur proche pour ensuite ouvrir des pistes d’action concrète pourrait donner naissance à de nouvelles formes d’animation, des nouvelles réflexions, de nouveaux projets. Les ateliers de prospectives ne sont peut-être qu’un début. Après tout, en sus ou à côté du cours de philosophie et citoyenneté, pourquoi pas un cours de prospective ?

Pour éviter l’écueil du nécessaire degré d’incertitude lié à la prospective, il importera de dissocier les faits simples que la science peut prévoir et calculer facilement, de la complexité qui fait augmenter proportionnellement l’incertitude, ainsi que du facteur humain. Cela afin aussi de s’adresser à une forme de déni climatique consistant à estimer que tout ce qui touche au futur est par définition incertain, donc quasi-inexistant. Or, si les faits futurs ne sont forcément pas encore arrivés, certaines conséquences de faits passés ou actuels connus peuvent très certainement arriver. Aujourd’hui, la science et les mathématiques aidant, nous pouvons prendre au sérieux une alerte tsunami, une tornade, une comète qui foncerait droit sur la terre. De même, nous pouvons raisonnablement nous attendre à ce qu’un désert s’étende, que la glaçe fonde lorsqu’elle se réchauffe, que le niveau des mers augmente, que l’effet de serre…etc.

Il sera intéressant de donner des clés de compréhensions aux participants sur ce à quoi l’on peut s’attendre dans les années qui viennent comme cadre d’action, et ainsi aborder enfin de front l’épuisement des énergies fossiles, des métaux et autres ressources, et le changement climatique, les différentes formes de pollution. Pour sûr, ce cadre devra essentiellement être celui du monde physique, mais sans laisser la tâche uniquement aux associations de l’ErE (Education relative à l’Environnement), l’ECMS ayant surtout pour tâche ensuite au sein de ce cadre du monde physique d’imaginer les possibles laissés aux humain∙e∙s, aux collectivités, aux choix politiques.

Il faudra bien distinguer les données scientifiques permettant de dessiner le cadre, des partis pris que toute ONG ou association véhicule immanquablement, mais qui pourront être présentés explicitement, débattus, confrontés. Ainsi, face au futur que nous subirons, il y a aussi le futur que nous voulons. Celui-là peut certainement être dessiné en ne restant pas neutre, mais en posant des choix de société et de valeurs. Tant que l’ECMS les présentent de manière ouverte et transparente, cela ne semble pas gênant, elle fait son travail.

Au contraire, d’ailleurs, il serait dommage de ne laisser la prospective et les possibles que nous réserve le futur aux seules mains de la communication rôdée de l’extrême-droite qui ne s’embarrasse pas particulièrement de fonder ces discours sur des bases factuelles.

Proposer aux jeunes d’explorer davantage les futurs possibles… tâche accablante ? ou passionnante ? Le propos n’est certes pas de remplacer l’ECMS telle qu’elle existe actuellement, et par le fait même, invisibiliser toutes les injustices actuellement vécues. Il s’agit plutôt d’ajouter une corde à son arc et de renforcer aussi cette volonté de changement, car pour ceux et celles qui s’accommodent voire défendent le système, la fuite en avant est toujours un argument valable : « Ok, tout n’est pas parfait, mais le progrès technique couplé au système capitaliste viendra à bout de ces imperfections ». Face à ce discours, il est aussi nécessaire et salutaire de lever le voile du futur et démontrer qu’une planète invivable nous attend si des changements plus radicaux ne sont pas entrepris.

Enfin, même si les écueils restent de mise, soulignons l’espace de liberté qu’offre le fait de parler du futur aux participant∙e∙s d’un atelier d’ECMS. Même si l’ECMS dans ses principes pédagogiques veut faire la part belle au débat et à la réflexion, elle tombe souvent dans le travers d’apporter beaucoup de contenu (top-down comme on dit dans le jargon) et d’avoir des pistes d’actions toutes faites ne laissant finalement que peu de places aux jeunes qui ne se sentent que peu armés pour élaborer une pensée critique alors qu’ils ont en face d’eux des faits, des connaissances, une expertise, et des pistes d’actions déjà maintes fois visitées.

S’avancer dans une réflexion sur le futur, peut sans doute permettre plus d’exploration, plus de place pour les points de vues divergents, les envies et besoins individuels, davantage de liberté pour les « apprenant.e.s »…

Simon Laffineur

[1] L’auteur fait ici une affirmation qui peut s’avérer fausse et est intéressé de connaitre des initiatives d’ECMS du futur et des ateliers de prospectives (voir la suite de l’article pour une explication) qui auraient été menés dans les années 60 jusque 2000.

[2] Voy. : Cécile GIRAUD, Maintenant qu’on a saisi l’ampleur des problèmes, on fait quoi ?…Ou le lien (pas si évident) entre l’éducation à la citoyenneté mondiale et l’engagement des jeunes, https://wikicm.be/et-maintenant-quon-a-saisi-lampleur-des-problemes-on-fait-quoi/

[3] L’auteur devrait dire « va advenir » n’étant pas climato-sceptique pour un sou, mais ici l’on se réfère aussi aux conséquences du changement climatique, qui existeront certainement mais dont les contours exacts sont bien évidemment encore incertains.

[4] À tel point d’ailleurs, que nous avons parfois dû au sein du service EduAction d’Oxfam-Magasins du monde, dans nos animations avec les jeunes, rappeler que le changement climatique est ses conséquences désastreuses opéraient déjà dans le présent, les paysan∙ne∙s des Suds étant au première loge. Aujourd’hui l’actualité donnent d’avantage d’exemples, et le changement climatique est de plus en plus perceptible par tout un chacun. Un nouveau mot d’ordre se profile, il ne s’agit plus de stopper l’emballement du climat, mais de s’adapter à son changement inexorable. La sensibilisation médiatique semble ne plus tenter de convaincre les derniers climato-sceptiques mais de savoir quels sont les bons ou mauvais chantiers à mettre en œuvre dans la société pour s’adapter (voyez par exemple le débat actuel autour du nucléaire).

[5] Ceci ne sera pas exploré dans la présente analyse, d’autres le font et ce n’est qu’un début.

[6] Exemple : http://www.virage-energie.org/ateliers-de-prospective/ . Le terme « prospective » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Prospective) n’est pas nouveau et renvoie à l’étude de scénarios possibles et impossibles dans théoriquement tous les domaines de la société. Les ateliers proposés par Virage énergie sont cependant bien éloignés des ateliers de prospectives que peuvent faire des dirigeants d’entreprise cherchant à orienter leur action future pour accroitre les activités de leur entreprise.