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Les agrocarburants, au service d'un développement durable ?

Analyses
Les agrocarburants, au service d'un développement durable ?

Appelés « biocarburants » par les uns, « agrocarburants » par les autres, les carburants d’origine végétale connaissent aujourd’hui un essor phénoménal, à première vue des plus justifiés. A l’heure où la lutte contre le réchauffement climatique s’impose comme un défi majeur pour nos sociétés, leur utilisation à grande échelle est en effet supposée permettre une forte diminution des émissions de gaz à effets de serre (GES). Elle est également sensée réduire sensiblement la dépendance au pétrole, et améliorer la situation de nombreux agriculteurs en dopant la demande de certaines matières premières. En fait, les agrocarburants semblent être les garants d’un développement plus durable. Estce vraiment le cas ?

Les agrocarburants, c’est quoi ?

Les agrocarburants sont des carburants produits à partir de matériaux organiques renouvelables et non fossiles [highslide](1;1;;;)

Pour rappel, les matériaux fossiles sont des roches issues de la fossilisation d’êtres vivants, à partir desquels est produite de l’énergie appelée fort logiquement énergie « fossile » (pétrole, gaz naturel, houille).[/highslide] . À l’heure actuelle, on en distingue deux grandes catégories (Prieur-Vernat, His, 2007) :

  • L’éthanol, principalement utilisé dans les moteurs à essence. Sa production requiert jusqu’à présent la culture des plantes sucrières (cannes à sucre, betteraves) et celle des plantes amylacées (blé, maïs), la canne à sucre et le maïs constituant la principale source mondiale de production d’éthanol.
  • Les Esters méthyliques d’huiles végétales (EMHV), principalement utilisés dans les moteurs de type diesel. Ces agrocarburants sont issus d’huiles végétales obtenues à partir du tournesol, du soja, de la palme ou du colza, par exemple.

Sur le plan mondial, l’éthanol est bien plus utilisé que les EMHV, la consommation des seconds valant à peu près le dixième de celle du premier. Alors que l’éthanol est essentiellement produit et consommé aux Etats-Unis et au Brésil, les EMHV demeurent à ce jour une spécificité européenne. Etats-Unis, Brésil et Europe assurent ainsi l’essentiel de la production et de la consommation d’agrocarburants dans le monde. Une production qui a connu une croissance considérable ces dernières années, en particulier depuis 2002, et dont on prévoit une forte progression dans les années à venir. Au cours des cinq dernières années, la croissance annuelle de la production mondiale d’agrocarburants a été d’environ 15% (Prieur-Vernat, His, 2007). Evolution de la production d’agrocarburants dans le monde, en milliers de tonnes (Prieur-Vernat, His, 2007)

Les avantages supposés

Comme mentionné plus haut, l’utilisation à grande échelle d’agrocarburants est supposée apporter les principaux avantages suivants :

  • Réduire les émissions de GES. La combustion des agrocarburants, tout comme celle des carburants fossiles, entraîne une émission de CO2, l’un des principaux GES. Mais en même temps, durant sa pousse, la plante destinée à la production d’agrocarburants absorbe du CO2, de telle sorte qu’au final, le bilan d’émission de CO2 des agrocarburants est sensé être nul.
  • Donner un peu d’air à un monde rural qui en a bien besoin. Aux quatre coins du globe, les revenus d’une majorité de paysans sont très précaires. Au point que selon la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), trois quarts des pauvres vivant avec moins de 1 dollar par jour (près de 1,2 milliard d’individus au total) sont des ruraux, et la majorité des victimes de la faim dans le monde (environ 850 millions au total) sont des paysans des pays en développement, c’est-à-dire des producteurs et vendeurs de nourriture beaucoup plus que des acheteurs urbains (Mazoyer, Roudart, 2005). Cette pauvreté rurale résultant notamment de la faiblesse des prix de vente réels des produits agricoles, l’essor des agrocarburants est supposé améliorer la situation des paysans concernés en favorisant une croissance de la demande, et par conséquent une hausse de prix, des matières premières nécessaires à leur production [highslide](2;2;;;)Bien entendu, le raisonnement vaut pour autant que l’offre n’augmente pas autant que ne le fait la demande sur les marchés, sans quoi des hausses de prix n’ont pas de raisons d’intervenir [loi de l’offre et de la demande]. Dans le cas des agrocarburants [comme à court terme pour l’ensemble des marchés agricoles], cette condition est remplie. La croissance de la demande d’énergie renouvelable issue de l’agriculture constitue précisément l’un des facteurs contribuant aux récentes hausses de prix des produits de base agricoles.[/highslide].
  • Réduire la dépendance au pétrole. Le principe est simple : plus on consommera d’agrocarburants, moins on devra utiliser de pétrole. Plutôt bien si l’on songe, par exemple, à l’épuisement de cette ressource naturelle non renouvelable, ou aux flambées régulières de son prix et aux augmentations des factures de mazout de chauffage et d’essence qui en découlent.

Après cela, la cause semble entendue. Développons davantage encore la production d’agrocarburants et le monde se portera mieux ! A vrai dire, ce serait faire preuve de simplisme que de procéder à ce genre de jugement. Dans les faits, les avantages supposés ne se vérifient pas. C’est parfois même exactement le contraire qui se produit. Viennent en outre s’ajouter à ce maigre bilan d’autres problèmes d’ordre environnemental, social ou économique.

Agrocarburants et gaz à effet de serre

Lorsque l’on examine les choses dans leur ensemble, on s’aperçoit qu’il n’est globalement pas réaliste d’attendre du développement des agrocarburants qu’il réduise de manière significative les émissions de GES. Et cela entre autres pour les trois raisons suivantes :

  • Les déforestations massives auxquelles certains pays recourent pour développer la production d’agrocarburants engendrent d’importantes quantités de GES et réduisent simultanément le potentiel d’absorption naturelle du CO2 par les plantes. Au Brésil, par exemple, 80% des émissions de GES proviennent, non pas du transport routier, mais de la déforestation, en partie causée par le développement de la production d’agrocarburants. Cela par le biais des incendies de forêts et de tourbières accompagnant la construction de voies d’accès aux plantations (GRAIN, 2007). Par ailleurs, selon un récent rapport des Nations Unies, des cultures énergétiques produites « durablement » pourraient avoir des effets néfastes si elles venaient à supplanter les forêts primaires, « ce qui produirait d’importantes émissions de carbones du sol et de la biomasse forestière, annulant tout bénéfice des biocarburants des décennies durant ». Et le même rapport d’estimer que pour atténuer les émissions de GES liées à la production d’agrocarburants, les autorités devraient sauvegarder les pâturages vierges, les forêts primaires et autres terres de grande valeur écologique (FAO, 2007). En Asie du Sud-Est, des forêts tropicales humides sont détruites pour faire place à des plantations de palmiers à huile, faisant du même coup disparaître de précieux « puits de carbone » (Dupont, 2007).
  • Le mode d’agriculture industrielle privilégié pour les cultures nécessaires à la production d’agrocarburants présente une efficacité énergétique bien inférieure à l’agriculture traditionnelle paysanne. A titre d’exemple, la FAO estime que pour produire un kilo de maïs, un agriculteur des Etats-Unis utilise 33 fois plus d’énergie commerciale que son homologue mexicain pratiquant une agricul
    ture traditionnelle, et 80 fois plus qu’un agriculteur traditionnel des Philippines pour cultiver un kilo de riz. Par énergie commerciale, la FAO entend surtout le pétrole et le gaz fossiles nécessaires à la production des engrais et produits agrochimiques, et utilisés pour les machines agricoles, tout cela contribuant sérieusement à l’émission de GES (GRAIN, 2007).
  • La seule augmentation du trafic routier limite ici et là l’éventualité d’une réduction importante du volume global de CO2 sensée découler du développement des agrocarburants. Si le trafic augmente (ce qui est le cas dans de nombreuses régions du monde), on doit consommer davantage de carburant, ce qui implique des émissions accrues de CO2. Or, la plus grande partie de ces émissions ne sont pas « compensées » par la photosynthèse des plantes utilisées pour la production d’agrocarburants, puisqu’on utilise pour le transport routier une quantité beaucoup plus importante de carburants fossiles que d’agrocarburants [highslide](3;3;;;)On estime que les agrocarburants ne représentent aujourd’hui à peine que 1% de la consommation mondiale de carburants pour les transports routiers [Dupont, 2007].[/highslide] . Si l’on veut que l’utilisation croissante d’agrocarburants parvienne à réduire le volume global de CO2 nonobstant l’augmentation du trafic routier, il faudra donc qu’elle soit bien plus importante. Or, c’est souvent impossible, pour diverses raisons dont une disponibilité limitée de terres utilisables pour les cultures nécessaires à la production d’agrocarburants. En Wallonie, par exemple, selon certaines estimations, il faudrait cultiver 11% de toute la surface agricole si l’on voulait atteindre l’objectif de  5,75% d’agrocarburants utilisés pour le transport routier[highslide](4;4;;;)Une directive européenne [2003/30] recommandait aux Etats membres de fixer un objectif d’incorporation de 2% d’agrocarburants pour 2005, et une augmentation de 0,75% par an en vue d’atteindre fin 2010 5,75% du volume de l’ensemble de l’essence et du diesel vendus pour le transport routier [Desgain, 2005].[/highslide] (Desgain, 2005), ce qui n’est clairement pas réaliste. Ailleurs dans le monde, la solution paraît simple : on déboise massivement pour libérer de grandes quantités de terres…

Agrocarburants et environnement

Les déforestations massives portent bien évidemment préjudice à la faune et la flore locales. Mais l’impact environnemental des plantations industrielles destinées à la production d’agrocarburants ne s’arrête pas là. Sont notamment observés les faits suivants :

  • L’érosion et la dégradation des sols. Selon la FAO, les stratégies de culture sur brûlis des compagnies contrôlant les plantations dans les forêts mondiales favorisent cette érosion et cette dégradation, et pourraient ainsi faire perdre au tiers monde plus de 500 millions d’hectares de terres de cultures pluviales. En outre, l’érosion des sols causée par des cultures telles que le soja ou le maïs ont été largement documentées (GRAIN, 2007).
  • L’emploi massif d’engrais et de pesticides chimiques. Ces produits ont des effets parfois très toxiques sur l’environnement (Dupont, 2007) : élimination d’insectes ou de plantes non nuisibles aux cultures, pollution des nappes phréatiques, etc.
  • L’occupation de terres jusque là en jachère, pratique à laquelle on assiste notamment en Europe. Cette occupation nuit clairement au maintien de la biodiversité (Dupont, 2007).

Agrocarburants et sécurité alimentaire

L’essor actuel des agrocarburants remet également en question le droit à la sécurité alimentaire, lequel est respecté « lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (FAO, 1996). Cette remise en cause repose entre autres sur les deux éléments suivants :

  • Les cultures destinées à la production d’agrocarburants peuvent entrer en concurrence avec les cultures alimentaires, et réduire ainsi dangereusement les surfaces consacrées à ces dernières (FAO 2007 ; GRAIN, 2007).
  • La croissance de la production d’agrocarburants devrait restreindre encore davantage l’accès à l’eau.Alors que près d’un tiers de la population mondiale est déjà confronté à un manque d’eau, l’expansion des cultures destinées à la fabrication d’agrocarburants devrait selon toute vraisemblance compliquer la situation en augmentant la demande d’eau d’irrigation [highslide](5;5;;;)L’irrigation consomme actuellement trois quarts de l’eau douce du monde [GRAIN, 2007].[/highslide] . Dans un récent rapport, l’organisation GRAIN évoque à cet égard les cas de la Chine et de l’Inde : « La majeure partie de la canne à sucre d’Inde, la principale culture du pays pour l’éthanol, est irriguée, comme presque 45% de la principale culture pour agrocarburants de Chine, le maïs. On s’attend à ce que l’Inde et la Chine, des pays disposant de peu de ressources en eau, qui sont déjà gravement réduites et polluées, augmentent leurs besoins en eau d’irrigation de 13 à 14% d’ici 2030, seulement pour maintenir la production alimentaire à son niveau actuel. Si ces pays adoptent massivement les agrocarburants, ces cultures vont consommer le peu d’eau d’irrigation existante » (GRAIN, 2007).

Agrocarburants, paysans et travailleurs agricoles

Dans la mesure où le développement des agrocarburants contribue en principe à rehausser les prix des matières premières agricoles nécessaires à leur fabrication, les paysans qui les cultivent sont susceptibles de vendre leur production à de meilleurs prix [highslide](6;6;;;)A noter que ce lien n’est pas automatique, ne serait-ce que dans la mesure où le plus souvent, les prix aux producteurs ne sont qu’une partie des prix de marché dont on constate les hausses.[/highslide] . Mais dans le même temps, l’essor des agrocarburants nuit gravement à de nombreux autres paysans et travailleurs agricoles :

  • Le développement des agrocarburants contribue à expulser des milliers de paysans de leurs terre. Au Brésil, la récente expansion des plantations de canne à sucre, de soja et d’eucalyptus a joué ce rôle, souvent dans la violence. En Inde, le gouvernement encourage l’extension des cultures de jatropha pour la fabrication de biodiesel. Cette expansion n’entraînera pas « seulement » la mise en culture de 50 millions d’hectares de terres classées en jachère. Elle se traduit d’ores et déjà par l’accaparement de terres fertiles appartenant à des agriculteurs par des compagnies investissant dans cette culture (GRAIN, 2007).
  • Le mode d’agriculture industrielle privilégié pour la production d’agrocarburants procure très peu d’emplois, en comparaison de l’agriculture paysanne traditionnelle. Au Brésil, par exemple, alors que les familles rurales n’ont en général besoin que de quelques hectares pour vivre, on estime que des plantations industrielles de canne à sucre, de soja et d’eucalyptus ne fournissent respectivement que dix, deux et un seul emplois pour 100 hectares (GRAIN, 2007).

En synthèse

A la lecture de ce qui précède, il y a de quoi tempérer sérieusement l’engouement suscité par le développement à grande échelle des agrocarburants. Contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, ce développement ne va globalement pas dans le sens d’un respect accru de l’environnement : pas de réduction significative des émissions de GES (voire même augmentation)
, déforestations massives, érosion et dégradation des sols, … Par ailleurs, sans constituer une manière probante d’améliorer les revenus des agriculteurs, il favorise jusqu’à présent bien plutôt la pauvreté rurale (et indirectement urbaine), dépossédant des milliers de paysans de leurs terres et réduisant le nombre d’emplois disponibles dans le secteur agricole. En outre, on ne voit pas très bien comment le développement des agrocarburants diminuerait fortement la dépendance au pétrole, comme le suggère ce que nous disions de l’augmentation du trafic routier.

Si tout n’est certainement pas à jeter dans les agrocarburants (pourvu qu’ils soient produits selon des méthodes respectueuses de l’agriculture paysanne et de l’environnement), on a le sentiment que les avantages globaux sensés accompagner leur forte expansion sont essentiellement des prétextes mobilisés par leurs promoteurs industriels pour justifier leur croissance, et qui masquent mal les problèmes concrets qui en découlent. S’il s’agit vraiment de lutter efficacement contre le réchauffement climatique ou d’améliorer les revenus des agriculteurs, pourquoi ne pas privilégier des voies bien plus directes et porteuses ?

  • Si l’on veut lutter contre le réchauffement climatique, pourquoi ne pas par exemple :
    • Modifier en profondeur les modes de consommation pour consommer moins et mieux ?
      • En contraignant les pouvoirs publics à soumettre prioritairement la production industrielle de biens de consommation aux critères d’un développement durable, entre autres en ce qui concerne les émissions de GES ? Exemple parmi tant d’autres, pourquoi ne pas encourager la production de voiture électriques ?[highslide](7;7;;;)Le Documentaire « Who Killed the Electric Car » [Payne, 2006] montre bien comment les lobbies du pétrole ont contribué à abandonner le programme EV1, nom donné à un modèle de voiture électrique des plus prometteurs, conçu par General Motors.[/highslide]
      • En adoptant des pratiques de consommation responsables (économies d’énergie, consommation adaptée aux besoins plutôt qu’effrénée, …)
    • Favoriser l’agriculture paysanne traditionnelle, bien moins énergivore que l’agriculture industrielle, et donner priorité à l’approvisionnement des marchés intérieurs plutôt qu’aux marchés internationaux ?
  • Si l’on veut améliorer les revenus des agriculteurs, pourquoi ne pas par exemple :
    • Réguler les rapports de force entre acteurs des filières agroalimentaires afin d’empêcher fournisseurs d’intrants, firmes de transformation et, plus encore, chaînes de supermarchés d’abuser de leur position dominante pour maximaliser démesurément leurs gains au détriment des paysans ?
    • Concevoir et mettre en oeuvre des mécanismes de gestion de l’offre (adaptation de l’offre à la demande sur les marchés) en vue de garantir, dans le respect du principe de la souveraineté alimentaire, des prix plus stables aux agriculteurs et couvrant les coûts de production d’une majorité d’entre eux ?

Une chose est sûre : l’exigence d’un développement durable ne peut se satisfaire de solutions simplistes.

Stéphane Parmentier