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Oxfam-Magasins du monde

Tomate et mondialisation

2019 Analyses
Tomate et mondialisation

Dans L’empire de l’or rouge[1]J.-B. MALET, L’empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, Fayard, 2017, le journaliste français, Jean-Baptiste Malet s’intéresse à un ingrédient banal qu’on trouve aussi bien dans nos armoires (en petites boîtes de conserve) que dans les sauces, pizzas, soupes et autres plats préparés, la tomate. Il décortique notamment les modèles d’organisation des grandes firmes (Heinz, Campbell, etc. – mais aussi les chinoises Cofco Tunhe et Chalkis), le fonctionnement de la mafia dans ce secteur agro-alimentaire ou encore les effets du prix du baril de concentré sur les économies locales africaines. À travers la tomate d’industrie, on découvre les fraudes et les abus que rend possible une mondialisation dérégulée, jusqu’à jouer avec la santé du consommateur et à exploiter les plus faibles.

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De la même manière qu’un ordinateur ou un avion comportent des pièces de différentes origines, les produits industriels du secteur agro-alimentaire sont souvent des assemblages de matières premières qui ont été cultivées et ont subi une première transformation dans des pays parfois lointains. Un ketchup de marque courante (Heinz par exemple) peut avoir été assemblé en Amérique du Nord ou en Europe avec pour base du concentré de tomate produit en Californie ou en Italie – mais aussi en Chine, ce qui est moins connu.

La Chine

Au départ de la filière de la tomate en Chine, il y a la rencontre de deux intérêts : celui des Italiens, producteurs traditionnels de concentré, qui cherchent des débouchés pour leurs machines et leurs usines mais aussi des tomates produites à bas prix pour faire croître leurs affaires ; et celui du gouvernement chinois qui veut développer la région du Xinjiang, au Nord-Ouest de la Chine, pour mieux la contrôler. La Chine ne consomme que très peu de concentré de tomates, c’est donc bien à l’exportation qu’est destinée cette filière.

Lors de la phase de démarrage, au début des années 1990, Chinois et Italiens comprennent que le climat de la région du Xinjiang est favorable à la culture de la tomate et y bâtissent de plus en plus d’usines. En une vingtaine d’années, la production passe de 400.000 à 10 millions de tonnes de tomates. Une compétition s’instaure entre les deux grandes sociétés chinoises, Cofco Tunhe et Chalkis, jusqu’à atteindre des pics de surproduction. Les Italiens les laissent faire parce que cela leur permet d’obtenir du concentré à un prix extrêmement bas. Aujourd’hui, après une phase de rééquilibrage, la Chine est toujours le premier exportateur mondial de concentré de tomate. De grosses multinationales de l’agroalimentaire telles que Unilever, Heinz, Nestlé ou Kraft se fournissent au Xianjing et la filière italienne continue à exister.

À l’origine, la totalité de la récolte des tomates du Xinjiang était effectuée manuellement, essentiellement par des migrants de l’intérieur de la Chine, des Ouïgours (dont des enfants) payés l’équivalent de deux ou trois euros par jour, contre vingt aujourd’hui. « La récolte se faisait également avec l’apport en main-d’œuvre que constituaient les prisonniers des laogai, les ‘camps de rééducation par le travail’ de la République populaire, les camps du Goulag chinois » (p.143). Plusieurs ONG ont dénoncé ces dernières années l’exploitation des prisonniers politiques dans les usines où sont fabriqués vêtements, guirlandes de Noël, animaux en peluche ou pièces de machines, le tout vendu pour trois fois rien dans les pays occidentaux. La filière de la tomate industrielle profite elle aussi de l’aubaine : « Le Xinjiang est la région chinoise qui compte le plus de laogai du pays. (…) Il est fréquent que des prisonniers soient employés pour des travaux agricoles ou de transformation industrielle » (p.144). Cette réalité donne au concentré de tomates  un goût amer d’exploitation humaine…

L’Italie

Si, dans l’imaginaire commun, un pays est traditionnellement associé à l’idée de la tomate de qualité, ce n’est certainement pas la Chine, mais l’Italie. Et cela reste en partie vrai : certaines entreprises italiennes produisent des sauces de qualité à partir de tomates parfois bio qui viennent du pays même. Mais la référence à l’Italie, évoquée notamment par l’utilisation des couleurs vert-blanc-rouge sur les boîtes de tomates, sert aussi parfois à vendre des choses bien moins sympathiques…

Les lois européennes permettent d’importer certaines marchandises sans payer de droits de douane, à condition qu’elles soient transformées en Europe puis exportées. Ainsi par exemple, l’importation d’un concentré de tomates qui sera ensuite vendu tel quel dans un pays européen est soumise au paiement de 14,5% de droits. Par contre, aucun droit n’est dû pour du triple concentré de tomates importé de Chine, additionné en Italie d’eau et de sel et reconditionné sous l’appellation « double concentré » ­– avec le drapeau italien et sans la moindre mention de la Chine – puis exporté en Afrique ou ailleurs. C’est ce qu’on appelle le régime du « perfectionnement actif ».

« Cette stratégie douanière n’est que l’application pratique d’une théorie économique qui est au fondement même du libre-échange : la théorie des avantages comparatifs – l’un des piliers du libéralisme, celui sur lequel repose la vision du monde favorable à la libre circulation des marchandises. Cette théorie formule l’hypothèse selon laquelle, dans un contexte de libre-échange des marchandises, si chaque pays se spécialise dans les productions pour lesquelles il dispose d’une bonne productivité, alors le commerce international permettra d’accroître les ‘richesses nationales’ de ces mêmes pays. Il s’agit là de la grande promesse de la mondialisation, selon laquelle ‘tout le monde profite du libre-échange’. Hélas, dans l’industrie de la tomate, tout le monde n’en profite pas de la même manière » (p. 84). Ce système défavorise bien entendu les entreprises européennes qui produisent les mêmes matières premières avec des coûts (notamment salariaux) bien supérieurs. Il ouvre aussi la porte aux tromperies sur la marchandise, puisque la mention de l’origine du produit n’est pas obligatoire. Même en Europe, il n’est pas rare de trouver du concentré « mis en boîte en Italie » mais produit on ne sait où, c’est-à-dire probablement en Chine. 

Comme bien d’autres produits agro-alimentaires, l’industrie de la tomate est aussi un moyen pour les mafias italiennes (Camorra, Cosa Nostra, ‘Ndrangheta…) de blanchir leurs profits illégaux tout en générant de nouveaux bénéfices via des entreprises qui s’insèrent dans une chaîne de production et de distribution. Une fois les investissements réalisés avec l’argent sale, ces firmes se connectent à l’économie « légale » et deviennent des acteurs comme les autres du marché mondialisé. À côté du concentré de tomates, l’huile d’olives est une autre marchandise de prédilection pour les « agromafias ». Une raison de plus pour choisir plutôt les produits agro-alimentaires issus du commerce équitable !

L’Afrique

En Afrique, on le sait, les produits d’importation sont très peu contrôlés. Or l’Afrique est grande consommatrice de concentré de tomates. La grande pauvreté qui frappe une part importante du continent Africain, fait que : « certains (sont), trop pauvres pour s’offrir une toute petite boîte de 70 grammes, achèteront leur concentré au détail, dans une feuille de papier, auprès d’un commerçant qui le vendra à la cuillère pour quelques centimes d’euros la dose » (p. 200).

L’Italie a longtemps été seule dans le marché africain du concentré de tomate, où elle vendait du produit chinois reconditionné en Italie et marqué de petits drapeaux italiens. Mais les Chinois ont fini par comprendre qu’ils pouvaient se passer d’intermédiaires et vendre eux-mêmes leur concentré. En 2013, la Chine détient plus de 70% du marché africain. Le coût du travail très bas en Chine et les économies d’un transport direct permettent de vendre le produit à un prix que les Italiens ne peuvent plus concurrencer.

Plusieurs qualités de concentré de tomate sont distribuées en Afrique et vendues à des prix différents. La plus haute qualité ne comporte que ce qui est annoncé sur la boîte : « tomates, sel ». Les produits de moindre qualité comportent des additifs : fibre de soja, amidon, dextrose, colorants. Dans les boîtes les moins chères, le concentré « de tomate » comporte parfois plus de la moitié d’additifs ! Les distributeurs n’ignorent rien de cette fraude : ce sont eux qui, en fonction des capacités financières de leur marché, choisissent et commandent la composition de leurs marchandises.

Outre les additifs, les fluctuations du marché peuvent avoir pour effet que des barils de concentré chinois ne trouvent pas preneur, ils sont alors « (…)cédé[s] à bas coût. Des acteurs économiques prennent l’habitude d’acheter ce type de marchandise, pour payer le moins cher possible le concentré. Et ils trouvent des débouchés. Ils en viennent à chercher des prix identiques : ceux de vieux concentrés. Un véritable marché du ‘vieux’ concentré chinois se structure, dont la destination principale est l’Afrique. Impropres à la consommation, vieux ou périmés : la presse africaine relaie les communiqués des douanes concernant les saisies de concentrés pourris lorsque les opérations sont spectaculaires » (p. 91) mais il n’existe pas de statistiques à ce sujet. 

Les prix toujours plus bas correspondent à une qualité toujours moindre, mais ils ont aussi pour effet de détruire les économies locales. Au Ghana ou au Sénégal, par exemple, la production de tomates rapporte de moins en moins aux cultivateurs. Certains finissent par abandonner et, s’ils n’arrivent pas à développer d’autres cultures et d’autres débouchés, essaient de rejoindre l’Europe en passant par la Libye. Ils sont plusieurs dizaines de milliers chaque année à se retrouver dans les champs de tomates italiens, où on a particulièrement besoin d’eux lorsqu’il pleut et que les machines de cueillette risquent de s’embourber. Ils n’ont aucun statut, aucun droit, et vivent dans des ghettos. Ghettos où l’on retrouve la mafia…

L’auteur a rencontré l’un de ces clandestins qui lui a raconté son histoire : « Après m’avoir raconté la traversée de la mer ‘par la barque’, son arrivée à Lampedusa et la dureté de son quotidien dans les Pouilles, ce travailleur m’a dit sa nostalgie : ‘La récolte des tomates au Sénégal n’était pas un travail facile et c’était peu payé. Pourtant, je regrette cette époque où je récoltais des tomates au Sénégal, car chez moi, au moins, je n’étais pas traité comme un esclave’. En un regret, il venait de résumer les conséquences humaines désastreuses du libre-échange » (p. 232).

Des règles contraignantes pour une agro-industrie plus transparente

Le travail de recherche de Jean-Baptiste Malet nous montre, une fois encore, que dans le secteur de l’agro-industrie, la recherche du profit par des multinationales toutes puissantes passe bien avant le respect des droits humains et des normes environnementales. Si le secteur de la grande distribution a pris conscience que les consommateurs et les consommatrices accordent de plus en plus d’importance aux conditions sociales et environnementales dans lesquelles sont produits les biens et produits qu’ils consomment, les actions commerciales et les alternatives proposées par les supermarchés dans leurs rayons représentent encore une proportion bien trop faible de leur offre. En d’autres mots, l’offre en produits équitables ou présentant une attention à des critères stricts sur les aspects sociaux et environnementaux dans leur processus de production devrait devenir la norme et non l’exception.

Force est de constater que pour atteindre un tel objectif et ne plus permettre aux acteurs de la (grande) distribution de vendre des sauces tomates, et autres denrées alimentaires, qui portent atteinte aux droits humains et aux écosystèmes, escroquent les consommateurs et les consommatrices et contribuent au dérèglement des marchés locaux, il faut que les politiques commerciales changent drastiquement. C’est en ce sens qu’Oxfam-Magasins du monde et toute une série d’acteurs de la société civile militent et plaident pour la mise en place aux niveaux national, européen et même global, du « devoir de vigilance[2]Pour en savoir davantage sur le devoir de vigilance : Analyse Oxfam-Magasins du monde, « Le devoir de vigilance des entreprises, un outil au service des droits humains et de l’environnement », … Continue reading » : un cadre de loi contraignant les entreprises à la transparence et au respect des droits humains et des normes environnementales au sein de leurs activités et de leurs chaines d’approvisionnement.

Image par Katharina N. de Pixabay

Notes[+]