La question du salaire minimum a été au centre des dernières élections en Allemagne. Au Bangladesh, le débat a été ravivé par la catastrophe du Rana Plaza (24 avril 2013) et par les manifestations brutalement réprimées de septembre 2013. Et partout dans le monde, le spectre du « handicap salarial » est brandi pour remettre en cause les droits acquis. Le salaire minimum, une utopie ou un droit fondamental du travailleur ? Pour à ces questions, nous avons interrogé Thorsten Schulten, chercheur à l’Institut de recherche économique et sociale (Fondation Hans Böckler, Allemagne) et Kalpona Akter (directrice du CBTP, l’une des plus importantes ONG de défense des travailleurs du Bangladesh).
Quelle est la situation actuelle du salaire minimum dans votre pays ?
Thorsten Schulten : Auparavant, la plupart des travailleurs étaient protégés par des conventions collectives qui prévoyaient un salaire plancher. Durant la dernière décennie, toutefois, l’étendue de la négociation collective a constamment décliné. Face à cette situation, les syndicats allemands ont initié une campagne pour que soit introduit un salaire minimum statutaire, ce qui, après dix ans de luttes, a finalement abouti. Le nouveau gouvernement allemand a introduit un salaire minimum national de 8,5 euros de l’heure, qui prendra cours à partir de 2015.
Kalpona Akter : Le salaire mensuel minimum pour le secteur de l’habillement a été porté à 5 300 BDT (environ 50€) à la fin de l’année dernière. Ce qui est loin d’être un salaire décent ! Cela signifie donc que la majorité des travailleurs du secteur gagnent encore bien en deçà de ce qui est nécessaire pour couvrir leurs besoins de base. Nous craignons de plus que les patrons n’appliquent pas réellement le salaire minimum. Nous devrons y être attentifs dans les prochains mois.
Cette question du salaire minimum est-elle au centre des revendications syndicales ?
Kalpona Akter : La lutte pour un salaire minimum décent dans le secteur de l’habillement continue d’être l’une des préoccupations majeures pour les syndicats. Au vu de la forte inflation et de la multiplication du coût de la vie par trois au cours des huit dernières années au Bangladesh, le salaire minimum ne cesse de devoir être réajusté. Cette augmentation de salaire ne survient qu’après des années d’opposition de la part des patrons et du gouvernement. Des dizaines de responsables syndicaux ont été emprisonnés parce qu’ils exigeaient un salaire minimum plus élevé. Beaucoup d’entre eux font encore l’objet d’accusations.
Thorsten Schulten : En Allemagne, depuis quelques années, la campagne pour un salaire minimum national compte parmi les préoccupations majeures des syndicats. Cette campagne était d’autant plus importante que les secteurs à bas salaires devenaient de plus en plus importants sur le marché de l’emploi allemand, englobant environ 1/5e des travailleurs.
À l’heure actuelle, 7 des 28 Etats membres de l’Union européenne n’ont pas fixé un salaire minimal généralisé : le Danemark, l’Italie, l’Autriche, la Finlande, la Suède, Chypre et l’Allemagne. Lorsqu’un pays impose un salaire minimum, n’y a-t-il pas un risque d’encourager des délocalisations vers des pays moins chers ?
Kalpona Akter : Nous avons toujours été confrontés à la possibilité qu’un acheteur ou une marque décide de retirer sa production d’une usine et/ou d’une région. Par conséquent, notre lutte pour un salaire minimum décent doit aller de pair avec l’exigence que les acheteurs établissent des relations de confiance sur le long terme, tant avec les usines qu’avec les autorités publiques.
Thorsten Schulten : Les salaires minimums en Allemagne concerneront principalement le secteur des services, au niveau local. Ce sont des secteurs qui ne sont donc pas délocalisables. La menace de la délocalisation provient souvent d’opposants au salaire vital dont les arguments sont dès lors idéologiquement orientés.
Est-ce intéressant pour les travailleurs et syndicats allemands que les travailleurs bangladais soient mieux payés ?
Thorsten Schulten : Au premier abord, on pourrait penser que cette question ne concerne pas les travailleurs allemands qui seraient surtout intéressés par des produits bon marché. Pourtant la plupart des travailleurs allemands sont prêts à payer un produit un peu plus cher si cela permet de garantir un salaire plus équitable pour les travailleurs d’autres pays. Par ailleurs, l’économie allemande repose lourdement sur les exportations. Ceci signifie que les travailleurs allemands dépendent du développement de la demande dans les autres pays, ce qui est fortement conditionné par les revenus des habitants.
Que répondez-vous à ceux (par exemple la Banque mondiale) qui soutiennent qu’un salaire minimum pourrait freiner le développement économique et amener des pertes d’emplois ?
Kalpona Akter : Toutes les expériences prouvent que cette excuse n’est tout simplement pas exacte. Un salaire minimum permet à des populations entières de s’engager comme travailleurs actifs et comme consommateurs dans leurs communautés, ce qui soutient le développement économique.
Thorsten Schulten : La majorité des études récentes en Allemagne ont également montré que le salaire minimum fixé via des conventions collectives dans certains secteurs n’a pas amené de pertes d’emplois significatives. Cette tendance est confirmée par des recherches internationales sur la question.
Suite à l’accident du Rana Plaza, pensez-vous que les multinationales de la confection aient pris conscience du problème ou ont-elles simplement voulu gérer les risques pour leur image de marque ?
Kalpona Akter : Chaque entreprise vous dira qu’elle soutient le salaire minimum et les lois du pays où sont fabriqués leurs produits. Pourtant, ces mêmes entreprises ferment les yeux sur les nombreuses lacunes lorsqu’il s’agit de mettre en pratique ces lois ou ce salaire minimum ! Aussi longtemps que nous constaterons que les marques n’assurent pas plus que le minimum, au niveau des mesures salariales et des mesures de sécurité, ce ne seront que des promesses en l’air.
Quels sont les mécanismes qui existent (ou devraient exister) pour que les législations soient correctement appliquées par les employeurs ?
Thorsten Schulten : Il est évident que tout travailleur devrait avoir droit à un salaire minimum décent. Il doit donc exister un mécanisme qui permette de faire respecter ce droit. Comme il n’est jamais aisé pour un travailleur, au niveau individuel, de faire valoir ses droits, il est crucial que les syndicats allemands aient le pouvoir de poursuivre en justice les employeurs qui ne paient pas le salaire minimum.
Des femmes qui luttent pour leurs droits
20 septembre 2013. A Dakha et dans d‘autres villes du Bangladesh. Des dizaines de milliers de travailleurs, parmi lesquels de nombreuses femmes, arrêtent le travail et sortent des usines de confection. Manifestations, affrontements, émeutes, attaques des ateliers qui fonctionnent encore… C’est une véritable éruption d‘une colère trop longtemps contenue. Des milliers d’usines sont fermées pendant une semaine. Un mouvement mémorable pour faire augmenter le dérisoire salaire minimum légal et le faire atteindre un niveau qui garantisse un vrai salaire minimum vital. Sadia, collaboratrice au syndicat de la fédération de l’habillement au Bangladesh (NGWF), a participé à ces manifestations. « Nous étions nous-mêmes impressionnées par ce que nous faisions. Nous voulons continuer à nous battre pour avoir un salaire minimum de 80€. Des femmes ont été battues, emprisonnées pour obtenir le salaire minimum. Le gouvernement devrait empêcher la police de nous battre. Il ne le fait pas. Il devrait satisfaire notre revendication ».
On le voit, la lutte pour un salaire minimum décent, et plus largement pour un salaire vital, est une lutte de longue haleine, même pour un pays « développé » comme l’Allemagne. Et il est clair que pour qu’elle soit couronnée de succès, elle doit impliquer l’ensemble des parties prenantes.
Dans cette optique, les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme définissent clairement le rôle et les responsabilités des Etats (rôle « protecteur » des droits humains) et des entreprises (respect de ces mêmes droits). Le droit à un salaire décent étant un droit humain fondamental, l’Etat doit fixer le montant du salaire minimum légal à un niveau qui permette aux travailleurs de vivre dans la dignité. Les entreprises doivent, pour leur part, payer ou garantir des salaires appropriés pour respecter ce droit fondamental.
Nous sommes encore très loin et le plus souvent, seule la pression exercée par les citoyens – consommateurs est de nature à faire bouger les choses. Raison de plus pour s’engager auprès d’Oxfam-Magasins du monde et ses partenaires tels Achacts dans leur lutte pour le travail décent !
R. d’Hoop, C. Zollman, P. Veillard
Département Partenariat – Campagnes – Education
Pour aller plus loin
- Extrait de l’émission « Transversales »
- Extraits du web-reportage « Est-ce là le prix de nos t -shirts ? »
- Site d’achACT.
- Juin 2014. Devenez Achacteurs pour un salaire vital. Enquête sur 55 entreprises d’habillement présentes sur le marché belge.