Tout comme l’eau ou l’air, la terre est absolument indispensable pour vivre. C’est un bien précieux qui résulte de la dégradation lente des roches, sous l’action du soleil, du vent et de la pluie, des animaux et des plantes, et qui nous permet de produire notre nourriture. Sans elle, c’est la faim ! Comment faire dès lors pour préserver ce bien essentiel et pourtant menacé partout dans le monde ?
Selon un rapport récent de la FIDH, ceux qui défendent ce droit sont « souvent confrontés à de véritables «prédateurs économiques» avides d’un développement débridé » et sont victimes « d’une violence à la hauteur des montants pharaoniques en jeu »[1. https://www.fidh.org/fr/themes/defenseurs-des-droits-humains/archives-defenseurs/rapports-annuels-de-l-observatoire/nous-n-avons-pas-peur].
Ce problème d’accès à la terre, si visible dans des pays comme le Brésil, le Mexique ou l’Afrique du Sud, semble invisible chez nous. Pourtant, en Belgique, de moins en moins de terre est disponible pour l’agriculture. Chaque année, en Wallonie, l’équivalent de 3000 terrains de football sont convertis en terrains à bâtir, ce qui fait de la Belgique un des pays les plus « bétonnés ». Ainsi, en 30 ans, la Belgique a perdu 63 % de ses fermes, principalement celles de moins de 5 hectares.
Nous sommes partis à la rencontre de deux collectifs qui défendent ce droit à la Terre : Ekta Parishad en Inde et la Zone à défendre (ZAD) du Keelbeek (Haeren-Bruxelles). Nous avons voulu connaitre les enjeux auxquels ils font face et les modes de résistance qu’ils ont développés.
Inde : Ekta Parishad, la voix des sans voix
En Inde, Ekta Parishad regroupe quelque 300 000 paysans sans terre, populations autochtones et tribales, pauvres et nomades privés des ressources naturelles – terres, eaux et forêts – dont ils ont bénéficié pendant des décennies. Le mouvement se base sur la non-violence, tout en recourant dans certaines situations à des occupations et à des actions de désobéissance civile. Grâce notamment à des marches rassemblant des milliers de paysans, Ekta Parishad a réussi à mettre la question de l’accès à la terre au coeur du débat politique, en Inde et au-delà. www.ektaparishad.com
La ZAD du Keelbeek : patates partout, prison nulle part !
A Haren, au Nord de Bruxelles, une zone verte de 18 hectares est menacée par l’implantation d’une méga prison. Des habitants et un collectif citoyen s’opposent au projet. Ils dénoncent la vision absurde et inefficace de la politique carcérale et rappellent l’importance de garder des espaces réservés à l’agriculture en bordure de la ville. Cette expérience a réussi à fédérer des militants écologiques de la première heure et des habitants moins impliqués dans ce combat. C’est que les occupants de la ZAD (zone à défendre) ne manquent pas d’idées pour attirer le grand public : pique-nique, balades en famille, plantage de patates et autres légumes, construction de cabanes et enclos pour animaux, concerts, conférences et projection de films (tant sur l’aspect agricole que sur la politique carcérale),… De quoi attirer un large public de tout âge !
D’où vient votre indignation par rapport à la question de l’accès à la terre ?
Raf : J’étais très actif pour la sauvegarde d’un potager en plein centre de Bruxelles, le potager des Tanneurs. Dans ce quartier très dense, en face d’un immeuble de logements sociaux tout gris tout moche, le potager donnait un espace de vie. En six mois c’était devenu un coin où les gens se rencontraient : on y avait mis des tables, des chaises, il y avait tout le temps quelqu’un pour servir un café, pour proposer des crêpes ou des fruits… Il y avait pas mal d’enfants qui trouvaient là un endroit où des adultes pouvaient leur apprendre des trucs et leur rappeler le respect de certaines règles. C’était très diversifié culturellement. Quand ils ont détruit ce potager, ça m’a fait tellement de mal que j’ai voulu prendre une semaine de congés et je suis venu ici, à Haren, pour me reposer. Et je ne suis plus parti en fait. On a perdu le potager des Tanneurs qui était minuscule mais très important et maintenant on risque de perdre un site de 19 hectares avec plein d’arbres. Ce terrain est tout près du centre. Je trouve ça hyper important de garder cet espace, tant pour l’aspect écologique que pour l’alimentation : c’est important de pouvoir cultiver des légumes et d’élever des animaux ici pour nourrir la ville qui est à un quart d’heure d’ici.
Aneesh : Tout a commencé en 1995, dans l’Etat d’Orissa. Une partie des terres d’un domaine avait été confisquée par la mafia locale. Nous avons alors tenté d’unifier toutes les ethnies des villages concernés afin de réoccuper les terres volées. Malheureusement, certains villageois ont été arrêtés et mis en prison pour 15 jours. Cette action initiale a eu un «effet domino » : des gens provenant de différentes parties de l’Etat sont venus voir comment cette action avait été menée afin qu’ils puissent en reproduire de similaires dans leurs villages. C’est ainsi que l’action s’est propagée au niveau de l’Etat et aujourd’hui nous sommes présents partout dans le pays. Vingt ans plus tard, nous sommes toujours confrontés au problème de l’accaparement des terres. Fin décembre 2014, le nouveau gouvernement national a modifié la loi pour faciliter l’achat de terres par les multinationales. C’est ce qui nous a décidé à lancer une nouvelle marche de 60 km jusqu’au Parlement. Des paysans de toutes les régions du pays vont s’y joindre.
Quels sont les principaux enjeux de l’accès à la terre selon vous ?
Aneesh : En Inde, les paysans peuvent être confrontés à quatre situations concernant l’accès à la terre. Dans la 1ère situation, la personne détient un titre de propriété mais elle ne peut travailler sur cette terre, qui a été confisquée par quelqu’un d’autre ; dans la 2ème situation, la personne travaille depuis très longtemps sur une terre mais n’a aucun titre de propriété ; dans la 3ème situation, la personne n’a ni terre ni titre de propriété ; enfin, il y a l’accaparement des terres par les grandes compagnies, qui est une des situations les plus préoccupantes pour l’instant en Inde.
Raf : Pour moi, à Bruxelles, il y a trois luttes importantes à mener : le combat écologique (préserver des espaces verts, la biodiversité) ; récupérer des terres agricoles pour nourrir la population ; et cultiver des légumes ou des fruits tout près de la ville afin d’éviter les transports en camions ou l’importation des kiwis de Nouvelle Zélande.
Quelles sont les personnes qui soutiennent votre lutte ?
Aneesh : Ekta Parishad regroupe 300 000 personnes issues du monde rural et de milieux défavorisés. En Inde, les populations les plus pauvres, dalits et adivasis, en particulier les femmes, sont les premières victimes de la croissance effrénée de ces dernières années. Partout en Inde, ces personnes sont chassées de leurs terres par des compagnies privées.
Raf : Il y a ceux qui sont déjà dans une mouvance écologique. Et puis il y a des gens qui sont juste curieux, des promeneurs qui voient les tentes et se demandent « c’est quoi ce truc ». Ils viennent voir, on les invite au café, on explique, et puis on a des discussions parfois animées sur la politique carcérale belge. C’est très diversifié tant au niveau ethnique que de l’âge : ça va de 16 à 82 ans ! Lors de la manifestation du 17 avril 2014, quand nous avons planté des patates, nous étions plus de 400 personnes.
Le grand public est-il sensible à votre cause ?
Raf : J’ai l’impression que pas mal de gens n’ont pas le temps ou sont trop fainéants pour vraiment s’informer. S’ils savaient ce qui se passe, ils se réveilleraient et ils investiraient une partie de leur temps libre dans des luttes comme la nôtre. Mais c’est à nous aussi de les informer. C’est ce qu’on essaie de faire avec des flyers, des vidéos, des photos… On est sur Facebook, sur Internet, on y travaille !
Est-il possible de concilier l’approche de désobéissance civile avec celle de la non-violence ?
Aneesh : oui c’est possible car nous ne fermons jamais la porte au dialogue. Il est important pour nous de toujours partir de la pression de la base, par les marches ou par l’occupation, et de prolonger cette pression par un travail de plaidoyer. Notre message sera d’autant plus entendu si nous sommes nombreux à manifester. Nous essayons surtout de faire respecter la loi. Ainsi, le « Forest Rights Act » donne théoriquement le droit aux ethnies de rester sur leurs terres ancestrales. Mais cette loi n’est presque jamais appliquée. Par exemple, la compagnie britannique Vedanta exploite une mine de bauxite dans l’Etat d’Orissa sur le site d’une montagne que les tribus montagnardes locales considèrent comme sacrée. Ekta Parishad soutient la lutte de ces paysans qui ne parviennent plus à survivre lorsqu’on leur prend leurs terres.
Raf : Dans notre occupation, nous sommes en plein débat sur le type de résistance à mener lorsque les bulldozers viendront nous expulser. Moi-même, je change souvent d’avis. Parfois je me dis que j’aurais envie de lancer un cocktail Molotov contre un bulldozer, il faut faire ça au moins une fois dans sa vie. Et un autre jour je me dis « Mais non, ce n’est pas la bonne stratégie » parce que les médias vont filmer et vont dire « Ah, ce ne sont que des casseurs ». Donc je me dis « Non ». On ne sait pas encore comment cela va se passer. En France, on a vu des policiers en robocop, avec des matraques et des boucliers, s’en prendre à des gens qui n’ont pas d’armes et qui ont juste leurs mains sur leur tête. Dans ce cas-là, je me dis que si on vous agresse comme ça, il est normal de prendre une pierre et de se défendre.
Y a-t-il d’autres formes de résistance pacifiques ?
Raf : j’ai vu dans une vidéo à Notre-Dame-des-Landes [NDLR : l’occupation contre le projet d’implantation d’un nouvel aéroport près de Nantes] un gars qui s’est complètement déshabillé et qui a dit aux policiers : « Voilà, vous voulez me frapper, frappez-moi, moi je n’ai pas d’armes, allez-y, foncez ». Et c’est vachement désarmant en fait. Sauf qu’il s’est pris une amende pour atteinte à la pudeur. Je trouve finalement qu’on devrait tous se mettre à poil pour montrer qu’on est tous des humains avec une peau. Peut-être que quand les flics verront 10, 20, 30 personnes à poil, ils changeront d’avis et se diront « Ce sont des humains, on ne va pas leur taper dessus… ».
Quels liens voyez-vous entre votre lutte et des enjeux plus globaux, dans le reste du monde ?
Aneesh : Nous trouvons très important d’échanger avec d’autres mouvements à travers le monde. Nous organisons régulièrement des camps pour les jeunes activistes. Certains viennent du Guatemala, du Zimbabwe, de Thaïlande. Ensemble, nous voyons comment nos luttes peuvent se rejoindre et comment nous pouvons mener des actions plus efficaces.
Raf : Je me sens très proche des mouvements de paysans partout dans le monde. Mais je trouve qu’il est parfois trop facile de signer une pétition pour agir en faveur d’une cause à l’autre bout du monde, alors qu’il y a aussi un combat à mener ici. Il y a une phrase qui résume bien cela : « Penser global, agir local ». Tout ça pour dire qu’on a besoin aussi de vrais militants chez nous, pas juste des actions sur internet…
Conclusion
La gestion des terres agricoles constitue un véritable enjeu démocratique qui oblige la société dans son ensemble à adopter une attitude responsable quant à son utilisation. Cela implique de pouvoir considérer l’accès à la terre comme un droit humain qui doit prévaloir sur les intérêts économiques de quelques-uns.
Les témoignages relatés dans cette analyse nous montrent deux exemples de désobéissance civile, où des citoyens luttent pour défendre leurs droits à la terre. Bien que les contextes soient différents, les résistances qui s’organisent participent d’un même combat. La mise en lien de ces luttes s’organisent et pourrait d’ailleurs contribuer à les renforcer.
Partout dans le monde, ce sont de nombreux nouveaux modèles qui émergent et qui dessinent les contours d’un autre système, plus juste pour tous.
Propos recueillis par Roland d’Hoop et Corentin Dayez
Pour aller plus loin :
Déclics N°20 : Que fait-on pousser sur du béton ? L’agriculture est menacée, notre alimentation aussi ! – http://www.oxfammagasinsdumonde.be/declic/declics-20/#.VpOPY03SnIU