Introduction
Le 10 septembre 2016, Oxfam-Magasins du monde fêtait en grande pompe son 40e anniversaire. Cette fête a suscité énormément d’enthousiasme parmi les employés dans sa préparation et a rencontré un franc succès le jour-même.
Au-delà d’une évaluation des objectifs que nous nous étions fixés pour cet événement, notamment par rapport aux bénévoles, il est intéressant de se pencher sur les effets qu’une telle organisation peut avoir sur l’équipe des employés.
Dans cette analyse, nous décrirons tout d’abord brièvement la fête des 40 ans et ses principaux objectifs. Ensuite, nous analyserons, au regard de la théorie des « Mondes » de Boltanski et Thevenot, les effets bénéfiques que l’organisation d’un grand événement peut avoir sur les dynamiques internes à Oxfam-Magasins du monde et aussi les limites qu’elle comporte.
En résumé, la question que pose cette analyse est : dans quelle mesure l’organisation d’un événement impliquant toute une institution peut-elle lui être bénéfique ?
Au niveau méthodologique, les données ont été récoltées grâce à une série d’entretiens avec les employés d’Oxfam-Magasins du monde ainsi que des discussions plus informelles.
Brève description de l’événement étudié: la fête des 40 ans d’Oxfam-Magasins du monde
L’événement que nous analysons dans ce texte est donc la fête des 40 ans d’Oxfam-Magasins du monde (OMDM) organisée le 10 septembre 2016 au siège de l’organisation à Wavre.
L’idée initiale était d’organiser une journée « portes ouvertes » du siège d’OMDM pour les bénévoles et l’occasion des 40 ans d’OMDM est venue s’y greffer pour donner finalement le « Fair Village ». Une foire aux savoir-faire¸ un espace sensibilisation et un coin consacré à notre nouvelle campagne sur les alternatives alimentaires, un musée, des rencontres avec des partenaires du Sud et du Nord, des ateliers de massages, des visites guidées de l’entrepôt et des bureaux, des conférences, des ateliers cuisine, une présentation de la nouvelle collection d’artisanat, un grand quizz et une braderie ne sont qu’une partie des activités organisées par les employés et quelques bénévoles.
Nous avons donc convié à cette journée les différentes composantes du Mouvement (bénévoles, membres de Jeunes Magasins du monde, Oxfam-en-Action, salariés, membres du conseil d’administration, anciens employés ou bénévoles,…), les sympathisants (organisateurs de petits déjeuners, clients, enseignants, groupes porteurs des Communes du Commerce Equitable,…), les proches des bénévoles et employés ainsi que les associations avec lesquelles OMDM collabore.
Les objectifs principaux de cette fête étaient de remercier les bénévoles, les militants et les employés pour leur engagement, de rassembler toutes les composantes de notre organisation lors d’un moment festif, de permettre la rencontre entre les employés, les bénévoles et les sympathisants ainsi que de partager les réalisations et les actions d’OMDM.
L’organisation de cet événement s’est déroulée selon plusieurs principes :
- les ressources organisationnelles utilisées étaient uniquement internes;
- l’organisation a inclus une grande majorité du personnel, tous services confondus;
- mis à part un poste de coordinateur à mi-temps pendant 4 mois, les personnes impliquées dans l’organisation l’ont fait en plus de leur charge de travail habituelle;
- le mode d’organisation était l’autogestion et la prise de décision opérationnelle était horizontale;
Analyse des effets de l’organisation de l’événement
Le constat de départ: des logiques internes multiples
Comme de nombreuses organisations, l’action d’OMDM au niveau de ses salariés est compartimentée en différents départements et services. Chacun d’eux agit selon des logiques et des objectifs relativement différents. Cela nécessite parfois des ajustements, des compromis et crée dans certains cas des incompréhensions, des frustrations ou encore des désaccords.
La multiplicité des conceptions et des logiques d’action au sein d’une organisation comme OMDM est analysée dans les théories sociologiques des organisations et notamment dans le courant des « économies de la grandeur » qui analyse les organisations sous l’angle des conventions et des accords. Ainsi quand des personnes entrent en désaccord et tentent de trouver un terrain d’entente[1. Ce que ce courant appelle « dispute en justice » par opposition à la dispute en violence où les personnes ne cherchent pas d’ « équivalence » entre eux], elles se justifient et tentent de trouver une « équivalence » entre elles. Pour ce faire, ces personnes élaborent des argumentations pour justifier leur position en se basant sur des principes supérieurs communs qui pourraient convaincre les autres personnes.
Luc Boltanski et Laurent Thevenot[2. BOLTANSKI Luc, THEVENOT Laurent, « De la justification : les économies de la grandeur », Coll. NRF Essais, Gallimard, 1991], deux penseurs de ce courant, ont mis en évidence 6 grands principes supérieurs qu’ils appellent « cités » : la cité civique basée sur la représentativité, la cité domestique basée sur la tradition, la cité inspirée qui se fonde sur le principe commun supérieur de la créativité, la cité marchande basée sur l’intérêt, la cité industrielle dont le principe est l’efficacité et la cité de l’opinion qui se base sur la réputation. Vu qu’aucune dispute ne se déroule dans un espace neutre, Boltanski et Thevenot élargissent ces logiques d’action aux contextes qui les accompagnent et les appellent des « mondes ». Il est important de comprendre que ces « mondes » sont liés à une situation : une personne peut invoquer plusieurs logiques différentes selon le contexte.
Si des membres d’OMDM ont un désaccord et essaient de trouver un terrain d’entente, ils vont donc tenter de se justifier en invoquant une logique. Par exemple, ils pourraient essayer de trouver un accord en justifiant chacun leur position et en invoquant la réputation d’Oxfam ou encore le fait qu’Oxfam représente des milliers de bénévoles. En s’accordant sur une logique supérieure à leur désaccord, ils peuvent ainsi trouver un terrain d’entente et résoudre leur problème.
Il arrive bien sûr que les différentes logiques soient en partie incompatibles. Il est alors important pour l’organisation de prendre conscience de ces différentes logiques, de les rendre cohérentes et de trouver un équilibre temporaire.
Au-delà des critiques qui lui sont adressées, cette théorie illustre bien la cohabitation dans chaque organisation de multiples logiques organisationnelles. Dans le cas d’OMDM, la logique marchande que nous invoquons pour montrer l’existence d’une alternative au modèle commercial actuel cohabite avec la logique de l’opinion (la réputation de l’association) ou encore la logique civique (représentation d’un collectif) qui se retrouve dans notre fierté d’être un mouvement de bénévoles.
Les effets positifs
Le décloisonnement par l’organisation d’un projet commun
Comme nous l’avons vu, plusieurs logiques cohabitent et parfois entrent en désaccord et doivent trouver des compromis. L’organisation de la fête des 40 ans d’OMDM a créé une nouvelle logique : tout le monde s’accordait à vouloir faire réussir cet événement[3. Thevenot et Chiapello ont développé une 7e cité, la cité par projet. Même si l’organisation de notre événement se rapproche de cette notion, le caractère ponctuel de notre événement ne permet pas de l’appliquer]. Un engouement impressionnant s’est en effet répandu parmi les employés et a permis aux différentes logiques déjà existantes de trouver des compromis. Ainsi malgré la surcharge de travail qui a accompagné l’organisation des 40 ans, malgré les retards occasionnés ou la nécessité d’adapter l’organisation de certains services et malgré les frustrations qui ont pu apparaitre, la logique de vouloir réussir cette fête a permis d’atteindre l’objectif commun sans créer de désaccord majeur.
Il est intéressant de noter que pour certains employés, le fait qu’OMDM du monde soit au centre de l’événement leur a permis de prendre un peu de recul et de se resituer au sein d’une entité.
Le décloisonnement par l’apprentissage des métiers
Nous avons également constaté que la participation à un projet commun permet à ses membres de prendre conscience des autres logiques présentes au sein de l’organisation.
Certains employés ont par exemple réalisé l’importance d’une bonne planification pour le département logistique en voyant la nécessité d’organiser le matériel pour l’événement. D’autres, en se plaçant dans une logique de créativité et en concevant des activités pour la fête, ont affirmé avoir mieux perçu le sens du travail du service éducation. L’organisation a également permis à d’autres d’avoir une meilleure vision de certains enjeux et difficultés rencontrées par le département communication. L’intérêt des employés pour la présentation de la nouvelle collection en est également une illustration.
La prise de conscience de l’existence d’autres logiques et l’apprentissage des enjeux qui y sont liés sont essentiels, que ce soit au niveau de la direction ou à celui des employés. En effet, comme le démontre la théorie des mondes, dans le cas où des logiques sont incompatibles, les membres de l’organisation doivent trouver un moyen de parvenir à des compromis pour atteindre un équilibre temporaire. Cela est facilité par une meilleure perception des logiques au sein de l’organisation.
Il faut souligner que ce genre d’initiatives existe déjà au sein de l’organisation. Les Jeudis des métiers, par exemple, sont des matinées consacrées à des présentations du travail ou de l’organisation des services : présentation de la prochaine campagne, rencontre avec un partenaire, présentation d’une nouvelle exposition.
L’ambiance et le décloisonnement vertical et horizontal
Comme nous l’avons déjà décrit, nous avons pu constater que la préparation de l’événement a suscité un fort engouement au sein des employés. L’enthousiasme et la bonne volonté ont clairement dominé les mois de préparation qui ont précédé le 10 septembre. Beaucoup d’employés ont également exprimé les effets positifs de l’organisation de cet évènement sur l’ambiance parmi les employés même durant les mois qui ont suivi. Certains ont affirmé qu’ils n’avaient « jamais vu cela en plus de 10 ans chez OMDM».
Le caractère autogéré de l’organisation de l’événement a aussi permis que des employés qui ne travaillent d’habitude pas directement ensemble discutent et créent une partie de l’événement. Le mode de fonctionnement horizontal a aussi temporairement aplani les logiques hiérarchiques notamment dans des moments comme la mise en place des infrastructures durant les jours qui ont précédé l’événement.
Au-delà de l’apprentissage des logiques différentes, les rencontres permises par cet événement ont amélioré l’ambiance de l’organisation. Ceci rend le contexte plus favorable pour trouver des compromis entre les différentes logiques existant chez OMDM.
Les limite
Devons-nous pour autant réitérer l’expérience régulièrement ?
Au vu des effets positifs développés ci-dessus, cette question pourrait paraitre légitime. Nous pourrions penser à organiser des événements réguliers de type « fête Made in Dignity »[4. Oxfam-Magasins du monde en collaboration avec d’autres associations a organisé ces fêtes du début des années 2000 à 2008 qui avaient pour but de rassembler le mouvement et mettre en scène un message comme la consommation durable ou le commerce équitable] selon le même mode de fonctionnement en espérant que les effets positifs s’additionnent.
Néanmoins, plusieurs éléments sont à prendre en compte.
L’organisation des 40 ans d’OMDM a été une surcharge de travail pour tous les employés. Du service logistique au service partenariat en passant par le service comptabilité, la charge de travail de chacun a augmenté alors même qu’elle est déjà considérable pour certains à cette époque de l’année. Le caractère ponctuel de l’événement a permis à beaucoup d’employés impliqués de supporter la charge de travail supplémentaire en redoublant d’efforts pour participer à la réussite des 40 ans. Ceci est donc une limite non négligeable à prendre en compte.
Le caractère ponctuel de la fête a aussi permis de limiter les frustrations dues à l’organisation ou encore à ce qui n’a pas fonctionné comme espéré. Dans le même ordre d’idée, le mode de fonctionnement autoporté a pu aussi engendrer certaines frustrations dues notamment à des différences de vision de l’événement. L’organisation d’un nouvel événement de ce type nécessiterait de se pencher en profondeur sur ces aspects avant de se lancer.
Conclusion et perspectives
L’organisation de la fête des 40 ans d’OMDM est une réussite à de nombreux égards et cette analyse a montré qu’elle a eu des effets bénéfiques en termes de décloisonnement des différentes logiques internes. Néanmoins, sa réussite vient également du fait qu’elle était ponctuelle. L’organisation d’un nouvel événement de ce type nécessiterait au préalable de perfectionner le mode d’organisation.
Cette analyse a également démontré l’intérêt de toute activité permettant d’apprendre davantage sur les différentes logiques d’une organisation. L’exemple des Jeudis des Métiers a déjà été cité mais ceci pourrait prendre plus d’ampleur. De manière générale, nous pourrions aussi développer la logique d’action par projet pour des parties de processus qui ne demandent pas une implication trop importante en faisant travailler ensemble des services coutumiers de logiques différentes. De tels groupes existent déjà (par exemple, le « quatuor » réunissant différents services pour aborder la question des messages diffusés en magasin), mais cela pourrait être encore davantage développé et devenir un réflexe de fonctionnement.
Même si des tentatives ont été lancées, les bénévoles n’ont été que peu impliqués dans l’organisation des 40 ans. Nous pouvons expliquer ceci notamment par le fait qu’’un des objectifs de la journée était de rendre hommage au travail des bénévoles et de les considérer comme des invités d’honneur lors de cette fête. Mais les effets positifs mis en évidence dans cette analyse pourraient très bien se retrouver à l’occasion d’un projet co-organisé par les bénévoles et les employés. Les logiques d’action, les « cités », sont en effet perçues comme parfois différentes entre les bénévoles et les employés. La dynamique de prise de conscience de la diversité de ces logiques et l’apprentissage ont eu des effets positifs parmi les employés ; il s’agirait de continuer et d’accentuer cela entre employés et bénévoles.
Jérémy Paillet
Bibliographie
BOLTANSKI Luc, THEVENOT Laurent, « De la justification : les économies de la grandeur », Coll. NRF Essais, Gallimard, 1991
BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Eve, « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard, 1999
BOUILLON Jean-Luc, « De l’approche conventionnelle à l’approche communicationnelle des mondes organisationnels », Communication et organisation, 24, 2004
JACQUEMAIN Marc, « Les cités et les mondes : le modèle de la justification chez Boltanski et Thevenot », ULg, 2001