A l’heure où Oxfam-Magasins du monde s’interroge sur la durabilité de son modèle, nous pensons que la réflexion sur l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle porte en elle des interrogations essentielles pour toute organisation d’éducation permanente : comment faire pour continuer à lutter en faveur d’un monde plus juste à l’intérieur d’un système néolibéral qui ne jure que par la croissance et le profit sans tenir compte des impacts sociaux et environnementaux ? Et comment faire pour susciter l’envie d’agir alors que « notre maison brûle et [que] nous regardons ailleurs[1. Phrase prononcée par Jacques Chirac en 2002 à Johannesburg lors du IVe sommet de la Terre.] » ?
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Être catastrophiste, ce n’est ni être pessimiste, ni optimiste, c’est être lucide.
Pablo Servigne et Raphaël Stevens
Effondrement : processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis à un coût raisonnable à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. C’est ainsi que les collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent l’effondrement, qui n’est pas la fin du monde mais bien la fin d’un monde, celui basé sur l’illusion d’une croissance économique exponentielle et sur le recours également exponentiel à l’énergie thermique.
1. Le constat : une civilisation industrielle à l’aube de son extinction
Selon Pablo Servigne et Raphaël Stevens[1. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, éd. du Seuil, 2015.], la croissance exponentielle que l’économie mondiale a connue au cours des derniers siècles va se trouver face à un plafond : la capacité de charge de la Terre. Ce plafond se concrétise par des limites et des frontières.
Certaines limites sont déjà menacées, notamment celles liées à l’énergie. Les limites sont des quantités maximales à la fois de stocks (énergies fossiles, matières premières, etc.) et de flux (eau, bois, aliments, etc.), renouvelables certes, mais qu’on exploite à des rythmes supérieurs à leur capacité de régénération. Notre principale source d’énergie et le moteur de notre civilisation, le pétrole, a déjà atteint son pic. Certes d’autres gisements sont découverts, mais ils sont beaucoup moins productifs. Sans énergie accessible, « c’est la fin de l’économie telle que nous la connaissons : les transports rapides, les chaînes d’approvisionnement longues et fluides, l’agriculture industrielle, le chauffage, le traitement des eaux usées, Internet, etc.».
Certaines des matières premières les plus utilisées par notre économie sont aussi à leur pic de production, notamment l’argent, le lithium, l’indium, le phosphate et… l’eau potable! Et ces ressources sont difficilement remplaçables (surtout l’eau!), car la recherche d’autres ressources et leur exploitation exigeraient plus d’énergie, énergie ayant elle-même atteint son pic…
On constate également un dépassement de certaines frontières. Les frontières sont les seuils à ne pas dépasser « sous peine de déstabiliser et de détruire les systèmes qui maintiennent notre système en vie »: climat, écosystèmes, etc. Sachant que l’atteinte d’une seule des limites et le dépassement d’une seule des frontières suffiraient à sérieusement déstabiliser la civilisation, on peut imaginer les conséquences de l’atteinte de plusieurs limites et du dépassement de plusieurs frontières simultanément.
Une étude parue dans Nature en 2009 et mise à jour en 2015 identifie les frontières déjà menacées[3. Etude citée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens : W. Steffen et al., « Planetary boundaries : Guiding human development on an changing planet », Science, 2015.] :
- le climat et la diversité : l’importance des conséquences du réchauffement climatique est relativement bien connue. Seule son ampleur est encore incertaine. On sait qu’il aura des effets négatifs sur l’approvisionnement en eau, sur le rendement agricole, sur les courants marins et sur la perte de biodiversité (dont les conséquences sur les interactions écologiques ne sont pas suffisamment médiatisées, notamment sur la qualité de l’air, la séquestration du carbone, la fertilité des sols, le recyclage des déchets, la pollinisation et la prévention des maladies infectieuses) ;
- l’acidification des océans à cause des émissions de gaz à effet de serre, qui menace tant la vie marine que l’alimentation humaine, tout en réduisant la capacité des océans à absorber le gaz carbonique de l’atmosphère (la disparition des planctons, ressource essentielle pour le stockage du carbone, est particulièrement inquiétante) ;
- la réduction de l’ozone stratosphérique (même si cette menace est moins présente, elle reste préoccupante) ;
- la perturbation du cycle du phosphore et de l’azote entraînant des cyanobactéries ou algues bleues toxiques pour les humains et les animaux ;
- la charge en aérosols atmosphériques qui menacent la couche d’ozone
- les risques liés à l’approvisionnement en eau douce, dus notamment à l’augmentation de la population, à l’agriculture intensive, aux changements climatiques… Les réserves d’eau sont de plus en plus polluées, les nappes phréatiques de plus en plus épuisées, menaçant de pénurie d’immenses populations, notamment en Inde et en Chine, les deux pays les plus peuplés de la planète ;
- le changement d’affectation des terres, entraînant la baisse du couvert forestier, un des plus importants puits de carbone ;
- la pollution chimique et atmosphérique : on parle ici des effets des produits chimiques de synthèse sur la santé humaine et sur la faune, effets très inquiétants chez les femmes enceintes et leur embryon ainsi que chez les enfants, mais aussi chez les abeilles (pesticides) et bien d’autres animaux (les papillons monarques, par exemple). La pollution atmosphérique menace les habitants des grandes villes et force même l’arrêt de l’activité économique de façon de plus en plus fréquente.
Selon les auteurs de l’étude[4. Op. cit.], de ces neufs frontières, quatre auraient déjà été dépassées : le climat, la biodiversité, le changement d’affectation des terres et enfin les grands cycles de l’azote et du phosphore, qui ont été perturbés de manière irréversible. Or, Pablo Servigne et Raphael Stevens estiment que la transgression de chacune de ces frontières « affecte sérieusement la santé et l’économie de nombreuses populations humaines, y compris les populations des pays industrialisés. »
Comme on l’a vu, ces frontières sont en grande partie liées : le dépassement d’une frontière entraîne le dépassement d’autres frontières. Tout le mérite de la collapsologie est de mettre en lumière les interconnexions entre les différentes crises écologiques, agricoles, sociales, financières, énergétiques, migratoires,…
Face à ce constat, les auteurs ne mâchent pas leurs mots : « La grande machine industrielle, remarquablement efficace, est paradoxalement de plus en plus vulnérable à mesure qu’elle grandit et qu’elle gagne en puissance. (…) Nous vivons donc probablement les derniers toussotements du moteur de notre civilisation industrielle avant son extinction ».
2. Une prise de conscience douloureuse
En 2008, bien avant le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Anthony Brault met en scène et présente une conférence gesticulée intitulée « Faim de pétrole » qui aborde clairement l’effondrement de notre civilisation basée sur le pétrole bon marché. Après la première représentation, il se rend compte de l’impact de son message sur ses amis, dont certains ne dorment plus. D’où cette interrogation: « est-ce que j’ai le droit de provoquer de tels états émotionnels chez les gens ? ». Dans un premier temps, il essaie d’adoucir son discours pour le rendre plus audible… Mais se rend compte qu’il est impossible de parler de ce sujet en l’édulcorant.[5. Voir les épisodes 2 et 3 de la série « Next » de Clément Montfort : https://peertube.heraut.eu/videos/watch/3b41f6d4-584a-4100-b024-410aca228642]
Comme le dit Anthony Brault, face à l’effondrement, « s’en foutre n’est plus possible pour beaucoup, trop s’en préoccuper nous rend parfois insupportables aux yeux de certains ou pour nos proches (« tu es un peu catastrophiste là… »).[6. Extrait de la présentation de la formation « Collapsologie et éducation populaire », https://lavolteblog.wordpress.com/chez-nous/collapsologie-et-education-populaire/. ]»
Dans le 7e épisode de la web série « Next », Pablo Servigne lit un courrier d’une lectrice qui avoue plonger doucement dans la dépression. Elle demande à l’auteur de « Tout peut s’effondrer » « Comment avez-vous fait ? Vous parlez d’espoir obligatoire, de « active hope » comme dit Johanan Macy, mais chez moi, chaque jour, c’est le même processus qui se répète : tout me revient en pleine face, la colère arrive puis une profonde peine et enfin l’envie d’y croire. Mais comment y croire ? Je perds pied, je perds la foi en l’humanité chaque matin.[7. Voir https://www.youtube.com/watch?v=iJ_NBs_huBs] »
Il est rassurant de savoir que la lectrice citée par Pablo Servigne dans « Next » a fini par surmonter son désespoir, que ce livre lui a permis de s’engager plus résolument dans l’action, même si elle est encore traversée par des moments de colère et de tristesse : « grâce à ce livre, je m’engage chaque jour à mon échelle, j’ai créé des liens forts avec mes voisins, je suis devenue la vice-présidente de mon AMAP, je suis devenue végétarienne, je n’achète quasi plus rien de neuf, je cultive un potager, je récolte de l’eau de pluie, j’ai passé mon brevet de premier secours… ».
Ces témoignages montrent à quel point il n’est pas anodin de parler de la fin de notre civilisation et qu’il est important de s’interroger à la fois sur la posture du porteur de message mais également sur les émotions qu’on va provoquer chez celui ou celle qui écoute. Le discours de la collapsologie a beau être basé sur des données scientifiques issues de rapports et d’auteurs crédibles, il contient en lui une réalité anxiogène qui peut potentiellement provoquer des bouleversements psychologiques. Pablo Servigne et Raphaël Stevens présentent d’ailleurs les différentes phases de deuil et de déni par lesquelles nous passons généralement face à un tel message…
2.1. Nos blocages psychologiques
Pablo Servigne et Raphaël Stevens décortiquent les raisons pour lesquelles nous éprouvons des difficultés à faire face à la réalité lorsque celle-ci est trop dérangeante pour notre conception du monde :
« Quand un fait se produit et contredit notre représentation du monde, nous préférons déformer ces faits pour les faire entrer dans nos mythes plutôt que de les changer. Notre société repose sur les mythes de la compétition, du progrès, de la croissance infinie. Cela a fondé notre culture occidentale et libérale. Dès qu’un fait ne correspond pas à ce futur, on préfère le déformer ou carrément le nier, comme le font les climatosceptiques ou les lobbies qui sèment le doute en contredisant les arguments scientifiques.
Ensuite, la structure de nos connexions neuronales ne nous permet pas d’envisager facilement des évènements de si grande ampleur. Trois millions d’années d’évolution nous ont forgé une puissance cognitive qui nous empêche d’appréhender une catastrophe qui se déroule sur le long terme. C’est l’image de l’araignée : la vue d’une mygale dans un bocal provoque davantage d’adrénaline que la lecture d’un rapport du GIEC ! Alors que la mygale enfermée est inoffensive et que le réchauffement climatique causera potentiellement des millions de morts. Notre cerveau n’est pas adapté à faire face à un problème gigantesque posé sur le temps long. D’autant que le problème est complexe : notre société va droit dans le mur, entend-on. Ce n’est pas un mur. Ce n’est qu’après avoir dépassé un seuil – en matière de réchauffement, de pollution, de chute de la biodiversité – que l’on s’aperçoit que nous l’avons franchi. [8. Extrait de l’interview publié le 8 juin 2015 sur Bastamag https://www.bastamag.net/L-effondrement-qui-vient]»
2.2. Les freins à l’adoption de comportements plus résilients
Nous avons déjà vu les freins psychologiques qui nous empêchent de regarder la réalité en face et de l’accepter. Voyons à présent ceux qui nous empêchent d’agir.
Pourquoi donc, parmi la majorité des gens qui pensent que le changement climatique et la soutenabilité sont des problèmes importants, peu de personnes s’engagent-elles réellement dans des comportements qui pourraient atténuer l’émission des gaz à effet de serre et donc les autres problèmes environnementaux ?
Au-delà des barrières structurelles, comme le fait d’être dépendant de la voiture en zone rurale ou de devoir se chauffer davantage dans des régions plus froides, il existe, selon Robert Gifford, sept catégories de barrières psychologiques ou « dragons de l’inaction » qui créent un fossé entre nos attitudes (nous sommes d’accord pour dire qu’il faut adopter un mode de vie plus résilient) et nos comportements (qui ne changent pas réellement)[9. https://pdfs.semanticscholar.org/3072/cff5697ebf90a237069a1c293cacb398f2c3.pdf, traduit et adapté par Loïc Steffan : http://loic-steffan.fr/WordPress3/barrieres-psychologiques-pour-agir-pour-le-climat/].
Ces 7 catégories sont les suivantes : une connaissance limitée des problèmes, des visions idéologiques du monde qui empêchent des comportements ou des attitudes pro-environnementales, la comparaison avec d’autres personnes clefs, les coûts irrécupérables et les dynamiques comportementales, le discrédit des experts et des autorités, les risques perçus du changement et des changements considérés comme positifs mais inadéquats.
D’autres auteurs comme J. Ardoino parlent de freins à différents niveaux : individuel, interpersonnel, groupal, organisationnel, institutionnel et idéologique. La « grille d’Ardoino » est un outil qui aide à penser la complexité et qui distingue différents niveaux, tant pour poser le problème et l’analyser que pour agir[10. Voir J. ARDOINO, Propos actuels sur l’éducation, Paris, L’Harmattan, 2004 (2ème édition)].
Pablo Servigne et Raphaël Stevens citent encore d’autres concepts comme le « lock-in » ou « verrouillage » pour expliquer comment « un système technique dominant peut tendre naturellement à verrouiller l’émergence d’alternatives »[11. « Alors ça vient, pourquoi la transition se fait attendre ? », analyse de P. SERVIGNE et R. STEVENS, Barricades, 2014.] : les investisseurs qui auront tendance à « préférer investir dans ce qui fonctionne déjà plutôt que dans un système inconnu qui n’a pas encore fait ses preuves » ; les politiques qui ne lâcheront pas les centrales nucléaires arrivées à échéance, malgré les risques et les investissements coûteux, au nom de tout l’investissement passé (ce qu’on appelle « piège abscons » en psychologie sociale) ; les chercheurs en sciences agronomiques qui verront les portes de financement se refermer s’ils choisissent l’agroécologie au détriment de l’agrochimie ou de l’ingénierie génétique ; et, paradoxe ultime, « les partisans de la transition énergétique (vers les renouvelables) [qui] ont besoin de cette puissance thermique [du pétrole] pour construire un système énergétique alternatif. Quand la survie de la civilisation dépend totalement d’un système technique dominant, c’est le verrouillage ultime ! [12. P. Servigne, R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer, op. cit.]»
3. Affronter la réalité
Face au risque de provoquer du fatalisme et du désespoir, on est en droit de se poser la question de l’opportunité de porter un discours sur la collapsologie. Pourtant, le fait de nier ou de fuir une menace ne la rendra jamais moins présente, au contraire. Il n’est pas non plus ici question de croyance, comme s’il s’agissait d’une secte ou d’une religion : les faits scientifiques sur le réchauffement climatique, les rapports du GIEC, les courbes de l’économie mondiale comparées à celles des ressources[13. Voir ici le tableau de bord de l’anthropocène qui illustre bien l’impact de l’activité humaine sur la terre : https://plus.google.com/+ContestaTerre/posts/2iHf6KqcyBz et voir d’autres sources ici : http://adrastia.org/theorie/fonds-scientifique/], tout cela montre que notre modèle actuel a atteint et même dépassé certaines limites.
On peut bien entendu avoir des interprétations différentes de ces rapports et de ces chiffres mais force est de constater que la grande majorité des scientifiques s’accordent sur la réalité des menaces qui pèsent sur le « système Terre ». En novembre 2017, 15 364 scientifiques de 184 pays lancent un cri d’alarme sur l’état de la planète par un manifeste publié dans la revue BioScience. En se basant sur l’analyse de 9 indicateurs mondiaux, dont l’évolution est suivie depuis 1960 jusqu’à 2016, ils constatent une dégradation sans précédent de notre environnement. Thomas Newsom, professeur à l’Université Deakin en Australie et coauteur de la déclaration, prévient que « bientôt, il sera trop tard pour inverser cette tendance dangereuse » [14. Voir https://www.franceculture.fr/environnement/alerte-de-15000-scientifiques-leurs-9-indicateurs-de-degradation-de-la-planete-analyses].
Comme le dit Jean-Noël Lafargue dans une tribune en réaction à l’utopie transhumaniste, « les collapsologues ne sont pas des rêveurs, puisqu’ils appuient leurs prédictions non sur ce dont ils ont envie mais sur des quantités bien connues, telles que l’augmentation régulière de la consommation d’énergie et l’épuisement des ressources indispensables au monde industriel et à la population humaine (pétrole, uranium, terres rares, eaux non-souillées, terres cultivables, diversité des espèces, etc.) »[15. https://usbeketrica.com/article/le-futur-opposera-t-il-les-transhumanistes-aux-collapsologues].
Pour Clément Montfort, le réalisateur de la série web vidéo « Next » consacrée à la collapsologie, l’effondrement a même déjà commencé : « beaucoup de personnes disent qu’on a déjà souvent annoncé des catastrophes, mais qu’elles ne se produisent jamais. Sauf qu’aujourd’hui, 75% des variétés de semences ont disparu, les sols ont perdu la moitié de leur matière organique en 100 ans, 40% des espèces d’oiseaux sont éteintes…La catastrophe a déjà commencé »[16. « Réchauffement climatique : l’effondrement a déjà commencé », 28 février 2018, https://ateliers.cfjlab.fr/2018/02/28/leffondrement-a-deja-commence/]. Renaud Duterme rejoint ce constat d’un effondrement déjà en cours qu’il analyse sous l’angle des inégalités sociales et des rapports de domination. Selon lui, le fossé de plus en plus profond se creuse entre d’un côté des personnes renfermées sur leur prospérité derrière des murs sans cesse plus hauts, les fameuses « gated communities », et de l’autre côté des populations qui subissent les conséquences et ne ramassent que les miettes des richesses : migrants, populations des bidonvilles, peuples qui subissent l’occupation et/ou l’exploitation de leurs ressources (Palestine, Congo…)[17. Renaud Duterme, De quoi l’effondrement est-il le nom ?, Éd. Utopia, février 2016].
3.1. Faire le deuil de l’avenir imaginé pour construire collectivement un nouvel avenir
Dans leur livre Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens insistent sur la nécessité de faire le deuil d’une certaine vision de l’avenir :
« En effet, commencer à comprendre puis à croire en la possibilité d’un effondrement revient finalement à renoncer à l’avenir que nous nous étions imaginé. C’est donc se voir amputés d’espoirs, de rêves et d’attentes que nous avions forgés pour nous depuis la plus tendre enfance. Accepter la possibilité d’un effondrement, c’est accepter de voir mourir un avenir qui nous était cher et qui nous rassurait, aussi irrationnel soit-il. Quel arrachement ! […] Certes, la possibilité d’un effondrement ferme des avenirs qui nous sont chers, et c’est violent, mais il en ouvre une infinité d’autres, dont certains étonnamment rieurs. Tout l’enjeu est donc d’apprivoiser ces nouveaux avenirs et de les rendre vivables. »[18. Op.cit., page 23-24]
On pourrait mal interpréter les collapsologues qui annoncent l’effondrement en construisant une sorte de discours fataliste : les êtres humains n’auraient plus d’autre choix que d’attendre l’issue inéluctable de l’effondrement. Comme le dit Loïc Steffan[19. Loïc Steffan, enseignant à l’Institut Universitaire Champollion d’Albi, est un des administrateurs de la page Facebook « La collapsologie heureuse ». Post publié le 29/03/2018 sur https://www.facebook.com/groups/1881916458503033]sur la page Facebook « La collapso heureuse » :
« Le grand risque du discours collapsologue est de produire un discours darwinien de désespérance qui est la porte ouverte aux gourous et aux régimes autoritaires si on le croit imminent et inéluctable. » Afin d’éviter ce type de posture, les administrateurs de ce groupe privé insistent sur l’accompagnement de celles et ceux qui s’intéressent à la collapsologie : « Nous pensons que ce constat peut générer un choc pour certaines personnes. Il est donc important de discuter de psychologie, d’éthique et de philosophie, mais aussi de politique pour appréhender au mieux les conséquences de ce constat initial. (…) Il nous semble important de surmonter deux écueils : le nihilisme pauvre qui découle d’une noirceur excessive et qui génère individualisme et fatalisme ; les fausses solutions.».
Paradoxalement, un tel raisonnement fataliste rejoint un autre discours extrémiste, celui de Margaret Thatcher qui, au milieu des années 1980, proclamait « There is no alternative », il n’y a pas d’alternative au modèle capitaliste dominant. Comme le dit Olivier Bonfond dans son livre Il faut tuer TINA[20. Olivier Bonfond, « Il faut tuer Tina », éd. du Cerisier, 2017.], ce discours « nourrit le fatalisme, la passivité et la résignation. En effet, comment penser l’alternative et pourquoi agir si l’on part du principe que, de toute façon, « c’est foutu » et qu’on n’y pourra rien changer ? ».
Au contraire, même s’ils pensent qu’un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle est inévitable à court terme, Pablo Servigne et Raphaël Stevens insistent sur l’importance de l’anticiper et de s’y préparer, notamment en créant de nouveaux réseaux de solidarité.
« En temps de pénurie, on est obligé de compter sur les autres », explique Pablo Servigne. « L’être humain est devenu un être ultra-social et collaboratif parce que l’individualisme ne fonctionne que dans les périodes de grande richesse. C’est lors de l’après-guerre que l’on a créé une culture de l’abondance et en même temps celle de la compétition et de l’égoïsme. Et c’est cela qui peut être toxique: l’homme sait gérer les périodes de pénurie, il le fait depuis des milliers d’années. Mais entrer dans une période de pénurie avec une culture de l’égoïsme va donner des catastrophes sociales. Il faut bouleverser les imaginaires et recréer du lien pour mieux anticiper. Il ne s’agit pas de nier l’existence de la compétition dans la nature. Juste de retrouver l’équilibre avec une coopération au moins aussi importante.[21. Extrait d’un interview donné au magazine Migros, https://www.migrosmagazine.ch/pablo-servigne-la-civilisation-postindutrielle#articleComment]»
Pour Arthur Keller, ingénieur membre d’Adrastia[22. Association française qui s’est donnée comme objectif « d’anticiper et préparer le déclin humain de façon honnête, responsable et digne. » http://adrastia.org/], spécialiste de la communication sur l’effondrement et les stratégies pour s’y préparer collectivement, l’effondrement peut aussi être une chance : « L’effondrement est une opportunité plus qu’une malédiction, soutient Arthur Keller. Cette perspective effraie au départ, c’est normal. Pour autant, tant que le processus d’effondrement ne s’accélère pas, nous avons le choix : celui, incroyable, de coconstruire un nouveau monde, rien de moins. [23. http://www.liberation.fr/france/2018/03/23/fin-du-monde-les-survivalistes-a-bunker-ouvert_1638522]»
3.2. Accepter nos propres émotions pour affronter la dure réalité
On pourrait croire que le discours de la collapsologie est surtout critiqué par les acteurs du système dominant capitaliste. Or, ce discours se heurte à une certaine pensée écologiste qui préfère ne pas évoquer l’effondrement de peur de « démobiliser les troupes ». Pablo Servigne évoque ces pressions amicales qui l’incitent à ne parler que du positif, à gommer les catastrophes afin de ne pas démotiver. « Notre expérience montre que c’est faux », explique Pablo Servigne : « c’est en allant au plus profond des ombres, en les regardant en face, qu’on peut rebondir vraiment, en connexion avec soi-même ». Pour l’auteur, au contraire des polémiques autour des chiffres, qui peuvent diviser, les émotions permettent de rassembler. L’idée n’est pas de faire peur mais au contraire de regarder en face ses peurs, ses angoisses et de s’ouvrir aux autres.
« Dans les milieux activistes, politiques, militants ou scientifiques, on n’a pas l’habitude de prendre en compte les émotions, l’imaginaire, de prendre soin des gens, d’arriver avec une posture bienveillante », poursuit Pablo Servigne. « Voir un climatologue qui pleure, à chaudes larmes, c’est bouleversant. C’est plus important de voir son émotion que d’entendre un discours sur les chiffres, sur les degrés du réchauffement… La culture scientifique ne tolère pas les émotions. Ce scientifique qui pleure car il ne sait pas comment parler du réchauffement et de ses conséquences à ces étudiants, certains vont le critiquer, vont dire qu’il perd en crédibilité car il n’apparaît pas comme objectif. Alors qu’au contraire, pour moi, il en gagne, car il montre son côté humain et il aura plus d’impact qu’un rapport chiffré. »[24. Extrait de l’épisode 7 de la web série « Next », op. cit. ]
Pour illustrer le propos de Pablo Servigne, une vidéo montrant l’émotion et les angoisses de climatologues australiens, s’inquiétant pour leur survie et pour celle de leurs enfants, est assez parlante[25. Voir sur https://www.youtube.com/watch?v=jIy0t5P0CUQ].
Dans le même esprit de « réhabilitation » des émotions, le neuropsychologue Antonio Damasio[26. Antonio DAMASIO est professeur de neurosciences, de psychologie, de philosophie, directeur du Brain and Creativity Institute, à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles. Depuis une vingtaine d’années, il travaille sur la place des émotions dans notre prise de décision. ] a montré à travers différents ouvrages à quel point les émotions et les sentiments jouent un rôle clé dans les processus cognitifs. On ne peut dissocier le cerveau du reste du corps. Selon le chercheur, « l’esprit n’est pas le produit du seul cerveau mais bien le produit de l’interaction de celui-ci avec le corps ». Or, nos connaissances se forgent à partir de la raison mais également à partir de nos émotions. Il faut chercher l’équilibre entre raison et émotions, ne pas être esclave de ses émotions mais être capable de s’en servir comme une ressource positive, en l’articulant avec la mise à distance, la capacité à prendre du recul, avec le bon usage de la raison.
3.3. Un combat intérieur
Nous avons vu à quel point le discours collapsologue peut être traumatisant. Pour Pablo Servigne, le thème de l’effondrement est un miroir de nos propres ombres. « Chacun voit dans l’effondrement ce qu’il ne veut pas voir en lui. (…) Chez certains, ce qui va sortir, ça va être la colère ou la tristesse. Chez d’autres, ça va être l’enthousiasme, car ils attendaient ça… Un point commun entre tous les lecteurs, qui plonge dans leurs ombres, c’est le courage. C’est un grand facteur de résilience, qu’il faut creuser : comment se redonner du courage, comment avoir le courage de regarder ses ombres, de plonger dans ses sentiments, dans ses émotions, d’aller de l’avant et de garder les yeux ouverts face aux catastrophes ? Même si ce n’est pas agréable, on est obligé d’y aller ensemble ».
Pablo Servigne parle d’un paradoxe autour des émotions qui nous permettent de rebondir : « il y a un cercle vertueux, une spirale positive qui se déclenche en allant dans les ombres. C’est ce paradoxe qu’on veut mettre en lumière. C’est parce qu’on plonge dans les ombres, dans les sentiments, dans les émotions qu’on dit négatives, comme la tristesse ou la colère, c’est en plongeant là-dedans qu’on peut arriver à déclencher une spirale positive ».
Conclusion
Le fait de parler de l’effondrement peut permettre aux êtres humains de s’y préparer, notamment en tissant de nouveaux réseaux de solidarité. Les personnes qui ont fait leur chemin dans la courbe de deuil, en acceptant l’idée d’un effondrement comme une opportunité pour construire dès maintenant les prémices d’un monde plus en harmonie avec la nature et entre les humains, sont sans doute plus à même d’affronter des situations d’angoisse, de pénurie, de stress. Comme le dit Pablo Servigne, « pour moi, l’effondrement c’est aussi l’effondrement d’un grand arbre (…) et il ne faut pas passer du temps à le freiner ou à le ralentir. Il faut s’occuper des jeunes pousses.[27. Source : https://positivr.fr/effondrement-pablo-servigne-interview/]»
Pour les organisations d’éducation permanente comme Oxfam-Magasins du monde, il s’agit sans doute également d’un long chemin à parcourir : comprendre et accepter les émotions négatives qu’un discours lucide, parfois effrayant, peut susciter tout en veillant à ne pas sombrer dans le fatalisme : tel sera un des défis à l’heure où l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle montre de plus en plus de signes avant-coureurs.
Roland d’Hoop