Après 40 ans de sensibilisation et de mobilisation, le commerce équitable est aujourd’hui ancré dans les mentalités des Belges, et a fait sa place dans les réflexes de consommation. Toutefois, confronté aux nouveaux défis que pose l’urgence écologique et climatique, ce secteur est en plein questionnement. Comment remplir sa promesse environnementale dans ses échanges commerciaux ? Comment jouer un rôle moteur dans la Transition, sans pour autant se désolidariser des combats de ses partenaires du Sud ? Cette analyse explique en quoi le développement de nouveaux partenariats avec le Nord est une chance pour une Transition globale juste et équitable, appuyée sur un réseau pluriversel de solidarités connectées.
Estelle Vanwambeke
Il y a plus de 40 ans, Oxfam-Magasins du monde s’est positionné comme fer de lance d’une consommation responsable et respectueuse des droits humains et de l’environnement en soutenant les initiatives de productrices et producteurs précaires des secteurs de l’alimentation, de l’artisanat et de l’industrie textile. Le travail de sensibilisation et de pression politique mené par l’organisation semble avoir porté ses fruits, puisque, selon le Baromètre 2018 du commerce équitable, 90% des Belges déclarent avoir déjà entendu parler du commerce équitable. De plus, pour 51% d’entre eux, Oxfam-Magasins du monde est spontanément l’acteur le plus associé au commerce équitable[1]Baromètre réalisé par Ivox pour le compte du Trade for Development Centre (pp. 23-24): https://www.befair.be/drupal_files/public/all-files/brochure/Baromètre%202018_rapport.pdf. En 2018, 64 % des Belges indiquaient avoir déjà acheté des produits issus du commerce équitable, et la fréquence d’achat a augmenté par rapport à 2014[2]43 % des Belges disent acheter régulièrement (c.-à-d. au moins une fois tous les trois mois) des produits équitables (37 % en 2014).. Cela représente à peu près 13 euros d’achat équitable par personne sur une année[3]Source : https://www.weekvandefairtrade.be/fr/article/quelques-chiffres. Il apparaît aussi que les femmes sont les premières acheteuses du commerce équitable. Ce qui n’a rien d’étonnant si l’on prend en compte que le soin à la famille et les tâches domestiques reposent encore largement et systématiquement sur elles en 2019[4]À ce propos, lire : https://www.lesoir.be/142242/article/2018-02-26/taches-menageres-les-hommes-belges-en-font-de-moins-en-moins.
Avec d’autres, Oxfam-Magasins du monde et son mouvement de bénévoles ont donc su installer le commerce équitable dans les réflexes de consommation des familles belges.
Aujourd’hui, le paysage des acteurs de la consommation responsable en Belgique et en Europe est plus étendu et varié. C’est une bonne nouvelle, et le signe d’un changement des modes et des besoins de consommation, faisant écho à des mutations dans nos sociétés : la vitesse du changement climatique et de la détérioration de la biodiversité, l’augmentation des vulnérabilités et des précarités des familles (dénoncées notamment par les Gilets Jaunes en 2018 et 2019), les appels des villes et des associations à engager une transition vers des modes de production, transport et consommation moins dommageables pour l’environnement, etc.
Les tendances de consommation ne cessent d’évoluer en conséquence de ces mutations sociales et sociétales. Les publics deviennent plus conscients des impacts de leur consommation sur leur santé, leur porte-monnaie et la planète, et, lorsqu’ils le peuvent, se tournent vers des alternatives de consommation qui font davantage sens. L’offre se développe et se diversifie à la vitesse de la demande, ou l’anticipe. C’est ainsi que l’on voit se multiplier de manière exponentielle dans toute l’Europe les alternatives de production (bio, permaculture, produits locaux en circuits-courts), de consommation (zéro déchets, seconde main, mode décroissante et slow fashion, économie de la fonctionnalité, retour en force du « faire par soi-même »), et de distribution (économie circulaire, monnaies locales) …
Ces alternatives semblent désormais évidentes en ce qui concerne le secteur alimentaire qui répond aux nécessités de base et dont l’impact est directement mesuré sur la santé. Elles s’appliquent tout autant au secteur artisanal – toutes proportions gardées -, pour répondre ou anticiper la demande d’un public conscientisé qui, à rapport qualité-prix équivalent, va préférer l’achat d’un produit artisanal à moindre impact social et écologique. Il se tourne vers l’artisanat « Made in North », à moins qu’il ne recherche un matériau, une technique ou l’expression d’une culture propres à un pays du Sud. La production artisanale locale en circuit-court s’en retrouve boostée, et la niche traditionnelle du commerce équitable bousculée.
Le commerce équitable Sud-Nord semble à la traîne vis-à-vis des responsabilités qu’engagent ces mutations. En effet, toujours selon le Baromètre 2018 du commerce équitable, l’importance de ce secteur du commerce est reconnue par le grand public, mais la conviction de faire la différence (sociale, sociétale, écologique) en achetant des produits équitables ne se renforce pas. Le public n’associe plus autant qu’avant le commerce équitable à la protection de l’environnement. Cette tendance est problématique au regard de l’urgence écologique qui occupe les agendas politiques et commerciaux aux quatre coins du monde. On observe en conséquence que les comportements d’achat de produits issus du commerce équitable n’évoluent pas par rapport aux années précédentes. Des analyses plus anciennes, réalisées en 2008 par la SAW-B[5]La SAW B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises) est une fédération pluraliste d’entreprises sociales et d’économie sociale. L’étude, de 2008, est accessible en ligne via … Continue reading et en 2015 par la Coopération Technique Belge dressaient déjà le même constat[6]Pour aller plus loin sur cette analyse, lire l’étude d’Estelle Vanwambeke « Artisanat, politiques de développement et commerce équitable : défis et perspectives par le prisme du design » de … Continue reading). Alors, obsolète le commerce équitable ? Pas forcément, mais il doit se repenser.
Repenser le commerce équitable à l’aune des nouveaux enjeux de société
Le secteur associatif du commerce équitable est occupé depuis plusieurs années à le faire évoluer à l’aune des nouveaux enjeux de société pour sortir d’une niche qui, pionnière dans les années 80, confortable dans les années 2000, est devenue trop étriquée, presque gênante pour avancer[7]Lire à ce sujet : https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2017/09/14/giovanni-gerola-les-associations-de-commerce-equitable-doivent-quitter-leur-zone-de-confort/.
Le contexte climatique et écologique alarmant renvoie les acteurs traditionnels du commerce équitable à leurs responsabilités et les oblige à porter une attention accrue à l’impact environnemental de leurs stratégies et activités. Ils doivent faire du 10e critère du Commerce Equitable (à savoir le respect de l’environnement) une priorité, et redoubler d’exigence en ce qui concerne la préservation de la biodiversité[8]À ce sujet, la World Fair Trade Organisation a acté, lors de sa dernière conférence de juin 2019, de déplacer le respect de l’environnement de la 10ème à la 2ème place parmi ses 10 … Continue reading. Les droits humains sont indissociables des droits et responsabilités environnementales. Les vies des femmes et des hommes, producteurs, consommateurs, sont liées à celles des autres espèces.
L’urgence d’une transition écologique, sociale et sociétale étant globale, il est crucial pour les ONG comme Oxfam-Magasins du monde, fortes de mouvements de citoyennes et citoyens ancrés au terrain, d’accompagner les acteurs de cette transition dans les deux hémisphères. Elles ont un rôle à jouer pour favoriser la coopération en réseaux Nord-Sud, Sud-Nord, Nord-Nord et Sud-Sud face aux nouveaux défis qui se présentent (comme l’industrialisation de la production alimentaire biologique de masse en monoculture, par exemple).
En conséquence, considérant que la précarité dans le secteur agricole est aussi une affaire du Nord global (comme l’a démontré la crise du prix de l’alimentaire de 2007 et 2008[9]Pour approfondir ce sujet, lire: https://are.berkeley.edu/~bwright/Wright/Publications_files/Panel_Discussion_paper_2_English_only-2.pdf) et demande des actions de solidarité adaptées, Oxfam-Magasins du monde a intégré en 2013 une gamme de produits « Nord » à son offre alimentaire équitable (comme la tapenade de Grèce ou le jus de pomme de Belgique par exemple).
L’artisanat n’est pas épargné par la précarité, pour des raisons propres à sa filière. Les revenus obtenus de cette activité sont souvent payés à la pièce, ce qui ne garantit aucune stabilité économique à l’artisan·e. La plupart du temps, cette activité est exercée en complément des activités domestiques et/ou agricoles dans les pays du Sud. Dépendante des tendances du marché de la mode et de la décoration, cette activité est désavantagée par rapport à la production industrielle de masse[10]Pour approfondir le sujet, lire l’étude d’Estelle Vanwambeke « Artisanat, politiques de développement et commerce équitable : défis et perspectives par le prisme du design » de 2018 (pp. … Continue reading), alors qu’elle apporte des réponses adaptées aux enjeux de la Transition. Il est crucial d’appuyer les modes de production artisanaux qui posent la question de justice sociale et écologique au Nord aussi, pour que la transition s’organise à l’échelle globale, dans un réseau de collaboration entre acteurs du Nord et du Sud.
L’idée d’introduire une alternative d’achat d’objets fabriqué dans les pays du Nord apparaît en Belgique en 2008 déjà, dans une étude menée par l’association SAW-B comme un outil de développement du secteur de l’artisanat équitable[11]Voir : Commerce équitable d’artisanat, quels outils pour développer le secteur? SAWB, 2010: http://www.saw-b.be/Publications/RapportFinalInteractif.pdf. En 2017, l’organisation mondiale du commerce équitable (WFTO) a approuvé une résolution introduisant les concepts de Producteurs Equitable Nord (Northern Fair Trade producers) et de Commerce Equitable Domestique (Domestic Fair Trade). Cela ouvre la possibilité à des producteurs du Nord global (principalement d’Europe) de devenir membres de WFTO, et donc d’en arborer le label sur leurs produits. Auparavant, seuls les producteurs du Sud Global ou venant de pays identifiés comme producteurs (e.g. Roumanie et Bosnie-Herzégovine) pouvaient être membres de WFTO. Ce concept a impliqué d’élargir le sens de ce qu’« économiquement marginalisé » veut dire[12]Pour plus de détail à ce sujet, lire le rapport d’avril 2018 de la WFTO: https://wfto-europe.org/wp-content/uploads/2018/04/Factsheet_NorthernProducersWithinWFTO_Apr20182.pdf. Ainsi, les membres Nord doivent répondre aux critères minimums définis par la WFTO, ainsi qu’à des critères supplémentaires.
Dans la foulée, Oxfam-Magasins du monde développe des gammes de produits « Nord » (notamment d’artisanat) qui prennent en compte la question écologique. L’année 2019 marque l’entrée d’une nouvelle gamme de produits Nord (appelée « Oxygen »), qui vient compléter et diversifier les gammes traditionnelles d’artisanat équitable produites par ses partenaires du Sud, et de produits de solidarité appartenant à des ONG amies comme Oxfam Solidarité et Vie Feminine par exemple (cette gamme est désormais appelée « Oxfriends »). Ainsi, le public consommateur a désormais le choix dans les magasins du monde-Oxfam, entre des produits valorisant un savoir-faire et des matériaux du Sud, ou du Nord (en moindre quantité).
Cette nouvelle gamme « Oxygen » est l’opportunité d’enrichir l’offre d’artisanat équitable, sans la substituer, et, par ricochet, de valoriser l’image même du commerce équitable, en prenant en considération que :
D’une part, les produits d’artisanat équitable « Nord » sont des produits qui sortent des gammes traditionnelles du commerce équitable, et qui n’entrent pas en concurrence avec ceux des partenaires du Sud, que ce soit par leur savoir-faire, leur design, leur matière et/ou la technique employée.
Dans certains cas, il s’agit de produits qui ne justifient pas d’être acheminés depuis l’autre bout du monde, pour des raisons environnementales et sociales (c’est le cas par exemple des bocaux et conserves en verre).
D’autre part, les artisanes et artisans du Nord sont soumis à des critères différents, voire parfois plus exigeants – notamment en matière environnementale -, étant donné la spécificité des contextes de production, de distribution et de consommation dans chaque pays (législation en vigueur en matière du droit du travail, aide à la formation et à la reconversion, aide à la création d’entreprises sociales et solidaires, etc.). Une attention accrue est portée à la traçabilité de la chaîne depuis sa source (pays du fournisseur, pays du producteur, présence d’un label). La production et les matières premières du produit « Oxygen » doivent être locales, provenir du Nord. Les producteurs sont en revanche soumis à des critères plus souples en ce qui concerne le retour des bénéfices, la répartition du prix, tenant compte du fait que les motivations à l’entreprenariat et l’organisation du commerce sont bien différents de ceux du Sud.
Conclusion
L’intégration de productrices et producteurs du Nord au réseau du commerce équitable représente un appel d’air nécessaire en temps de Transition écologique, sociale et sociétale, qui contribue à renforcer le mouvement global de consommation responsable et équitable.
Plus que sortir de sa niche traditionnelle Sud-Nord, le secteur du commerce équitable fait évoluer et diversifie son offre – notamment d’artisanat – en réponse aux tendances et aux défis de production et de consommation contemporains. Cela se construit dans un rapport gagnant-gagnant, où accompagner les acteurs locaux à adopter les critères exigeants du commerce équitable (transparence, traçabilité et responsabilité sur toute la filière, prix juste, non-discrimination, etc.) représente une opportunité d’élever les standards de production et de consommation à l’échelle globale.
D’un côté les produits et projets « Nord » gagnent une valeur ajoutée sociale, d’un autre le mouvement traditionnel du commerce équitable, en les distribuant, touche un public plus nombreux et diversifié sur tout le territoire local, régional, national, et global. La clientèle déjà adepte des produits locaux est, par la même occasion, sensibilisée au commerce équitable à travers son achat.
Au cœur de cette ouverture se posent deux questions : celle de l’accessibilité des produits équitables aux familles précarisées, qui semble insoluble dans les conditions actuelles du marché mais pourtant nécessaire pour atteindre une réelle justice sociale; et celle de l’évolution des partenariats avec le Sud qui, au-delà des liens commerciaux historiques, doivent être repensés à la lumière des enjeux environnementaux et de transition dans le monde. Comment rendre les biens de consommation responsables et équitables accessibles aux familles disposant d’un pouvoir d’achat restreint ? De quels moyens d’action disposons-nous ? Où se situent le changement climatique et la transition écologique dans l’agenda politique des partenaires du Sud ? Quelles sont leurs priorités et modes d’action ? Que pouvons-nous en apprendre pour renforcer notre réseau de coopération à la solidarité mondiale ? Comment évoluer ensemble, en prenant acte de nos contextes socio-économiques et politiques respectifs ? … Voilà un vaste champ de questions dont le secteur du commerce équitable, et plus généralement de la coopération au développement, doivent s’occuper s’ils ambitionnent de faire bouger les lignes à la mesure des défis de notre temps.[13]Pour aller plus loin, (re)lire : Estelle Vanwambeke. (2016). La Transition, ça passe par les échanges locaux. … Continue reading
Notes