Entretien avec Sophie Wintgens (CNCD-11.11.11)
Tic, tac, tic, tac. La COP26 de Glasgow approche, une conférence considérée comme « cruciale », voire « de la dernière chance » au regard de l’urgence climatique. Dans le cadre de notre campagne « let’s do it fair », et après avoir interviewé Rebecca Thyssen (experte climat au CNCD-11-11-11), nous avons rencontré une autre experte de la plateforme, Sophie Wintgens, chargée de recherches sur le commerce juste et durable. L’occasion d’explorer avec elle les liens entre commerce et justice climatique. Selon elle, un bloc commercial tel que l’Union européenne doit se donner les moyens de ses ambitions climatiques et utiliser tous les leviers commerciaux à sa disposition : révision des accords de commerce climaticides tels que l’accord UE-Mercosur ; inclusion de chapitres de développement durable contraignants ; suppression des mécanismes d’arbitrage privé, notamment dans le traité sur la charte de l’énergie ; mise en place de lois sur le devoir de vigilance, etc. En somme, utiliser le commerce comme levier d’une mondialisation des normes sociales et environnementales.
Lorsqu’on examine les questions de commerce international et de justice climatique, ce qui frappe est la grande incohérence des deux types de politiques. Partagez-vous cette analyse ?
En effet. Si on prend l’exemple de l’Union européenne, on sent une volonté de se positionner comme un leader sur les plans environnemental et climatique, notamment au travers du Green Deal, la stratégie « De la fourche à la fourchette », ou les politiques en matière de biodiversité. Cela tend à la positionner comme une puissance normative au niveau international sur les questions d’environnement et de climat. Mais il existe à côté de cela une autre Europe, économique et néolibérale, qui continue encore et encore à négocier à tout va des accords de libre-échange. Dans leurs effets – libéraliser toujours plus de biens et de services –, ces accords font tout l’inverse de ce que l’UE cherche à mettre en œuvre dans ses politiques environnementales. La question qui se pose donc est pourquoi encore autant d’incohérence aujourd’hui?
Quelles en sont les raisons? Est-ce lié aux institutions elles-mêmes ?
Il y a effectivement quelque chose qui doit tenir du fonctionnement des institutions de l’UE. Le Parlement européen est par exemple plus en avance sur ces questions, car il représente davantage la société civile et la population de manière générale. D’un autre côté, la Commission continue de promouvoir des politiques néolibérales. Mais les lignes bougent depuis quelques années : il y a de plus en plus de résistance aux accords commerciaux conclus par la Commission. On sent ces tensions par exemple dans l’accord UE-Mercosur, conclu politiquement mais qui doit encore être finalisé. Si l’on prend un peu de hauteur, il faut rappeler que l’UE est le plus grand bloc commercial au monde. Cette force de frappe économique pourrait être utilisée comme levier afin de rehausser les normes sociales et environnementales au niveau mondial. Mais dans les faits, il n’existe pas ou peu de telle mise en œuvre.
En quoi consiste le traité UE-Mercosur ?
C’est un accord d’association qui comprend trois piliers : un volet commercial, mais aussi de coopération et de dialogue politique. C’est un accord qui a été politiquement conclu en juin 2019 entre l’UE et 4 pays du Mercosur : le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. La philosophie du volet commercial est encore et toujours de libéraliser un maximum les biens et services échangés. Plus de 90% des droits de douane vont ainsi être supprimés. Il y a donc volonté de favoriser les exportations de chaque bloc, sur base de leurs avantages comparatifs : essentiellement des biens agricoles du côté Mercosur (bœuf, volaille, éthanol, sucre) et manufacturés du côté de l’UE (produits automobiles, chimiques et pharmaceutiques). C’est d’ailleurs un accord souvent surnommé « voitures contre vaches » car ce sont les deux secteurs les plus favorisés.
Quels sont les principaux risques que pose ce traité?
Deux volets sont perçus comme très risqués par la société civile : le volet agricole d’une part et la question climatique d’autre part. Les deux sont très liés entre eux, puisqu’en diminuant les tarifs douaniers ou en augmentant les quotas, on va favoriser les exportations, avec comme conséquence une production agricole accrue dans les pays du Mercosur. L’agrobusiness va par exemple produire davantage de bœuf, ce qui va nécessiter davantage d’espace de pâturage, gagné sur la forêt par du brulis. Cela augmente bien évidemment les émissions de gaz à effet de serre, sans compter les émissions directes liées au transport de biens entre les deux blocs. Il est donc contreproductif de favoriser de tels échanges au regard des efforts demandés dans le cadre de l’accord de Paris. De plus, d’autres volets sont problématiques dans ce projet d’accord commercial, en particulier les impacts négatifs sur les droits des travailleurs et sur les droits humains.
C’est donc un traité complétement injuste climatiquement…
Oui, ce traité pose la question de l’irresponsabilité de l’UE en matière de climat, puisqu’elle délocalise ses productions les plus émettrices dans les pays du Sud. Dans le total des émissions de l’UE, un tiers provient d’émissions importées. Elle peut donner l’impression de constituer le modèle le plus vertueux mais elle refile dans les faits la « patate chaude » d’une partie de sa production carbone aux pays du Mercosur. Si l’on veut être une puissance normative en matière climatique, il faut aussi donner les moyens financiers au Sud de produire dans des conditions respectueuses de l’environnement.
Où en est-on dans le processus de finalisation de l’accord ?
Les choses sont officiellement en « standby » (Ndlr : veille). Des instruments sont discutés en parallèle, comme sur le devoir de vigilance, les pesticides ou la déforestation. Ces dossiers ne sont pas directement liés à l’accord mais la Commission aimerait pouvoir les présenter comme des mesures pouvant le rééquilibrer. Dans le cadre des négociations proprement dites, la Commission a tenté de consulter les Etats membres à propos d’un instrument additionnel. Quels seraient son contenu et sa forme, c’est encore une question. Certains Etats membres tels que la France et l’Allemagne veulent mettre la question environnementale au cœur de cet instrument. La Belgique a quant à elle voulu intégrer un certain nombre de considérations sociales, sur base des normes de l’OIT. Mais il n’existe pas de consensus européen, aussi bien sur le contenu que sur la portée juridique de cet instrument. S’il était contraignant au même titre que l’accord, il y aurait un risque de confusion voire d’incohérence juridique entre les deux. D’autres Etats membres préféreraient associer à l’accord une déclaration interprétative, comme on l’a fait pour le CETA. Mais évidemment, la portée est ici plus faible et l’on retombe sur des engagements non soumis à des sanctions directes. Pour le moment, le dossier n’est plus à l’agenda, le volet environnemental freinant la finalisation. Mais il pourrait revenir au moment de la présidence espagnole de l’UE en 2023, au vu de ses forts liens historiques avec les pays du Mercosur. Dans le cas où l’UE imposerait des normes environnementales supplémentaires, l’une des demandes du bloc Mercosur est d’exiger, à juste titre je pense, des contreparties financières.
Un autre accord problématique est le Traité sur la Charte de l’Energie. En quoi consiste-t-il ?
Il est très important d’en parler car c’est un traité soit méconnu, soit mal connu. Le Traité sur la Charte de l’Energie est un vaste accord de commerce et d’investissement qui vise à protéger les investissements dans le domaine de l’énergie. Ce n’est pas un petit nouveau puisqu’il date des années 90. Il a été conclu à l’époque entre une quarantaine de pays, notamment des pays européens qui voulaient protéger leurs investissements dans l’ancien bloc soviétique, là où les systèmes judiciaires étaient à l’époque défaillants. C’est pourquoi on a intégré dans cet accord un mécanisme d’arbitrage (en anglais ISDS, pour « Investor State Dispute Settlement ») qui permet à des investisseurs étrangers d’attaquer des Etats prenant des décisions mettant en péril leurs profits escomptés. Ces politiques publiques peuvent relever à la fois du social, par exemple diminuer le prix de l’électricité, ou de l’environnemental, par exemple stopper ou diminuer l’utilisation d’énergies fossiles. Sur cette base, n’importe quel investisseur privé peut, devant des tribunaux d’arbitrage privé, attaquer un Etat s’il considère que ses profits sont mis en péril par ce type de politique. A l’heure du Green Deal et de l’accord de Paris, c’est un accord totalement anachronique.
Quels sont les exemples d’utilisation d’un tel mécanisme d’arbitrage ?
Il y a actuellement 142 cas connus de procès intentés par des investisseurs étrangers contre des Etats sur base du TCE, ce qui en fait le traité le plus utilisé dans ce domaine à l’heure actuelle. Un exemple connu est celui des Pays-Bas, qui ont décidé de mettre fin aux centrales électriques au charbon à l’horizon 2030. Plusieurs entreprises énergétiques allemandes, dont RWE et Uniper, les ont attaqués devant des tribunaux d’arbitrage et leur réclament respectivement 1 et 1,4 milliards d’euros. Ils considèrent que cette décision des Pays-Bas, prise dans le cadre de l’accord de Paris, va mettre à mal les bénéfices qu’ils escomptaient en investissant dans des centrales électriques.
L’une des conséquences est que certains Etats ne tentent même pas de mettre en place de telles politiques, étant donnée cette épée de Damoclès qui pèse sur eux…
Effectivement, c’est une arme à la fois punitive et dissuasive, qui peut amener certains Etats à renoncer à une politique, ou bien à abaisser son niveau d’ambition. En France, une loi sur les hydrocarbures a par exemple été revue à la baisse car une entreprise canadienne la menaçait. C’est donc une arme de dissuasion massive…
Quelles sont les perspectives pour ce traité, peut-on le bloquer ou tout au moins l’améliorer ?
C’est très complexe. Dans l’idéal, pour mettre ce traité hors d’Etat de nuire, il faudrait réviser le mécanisme d’arbitrage. Mais c’est impossible car le Japon a mis son veto. Une possibilité qu’a l’UE est de jouer sur la définition de l’activité économique. Des négociations sont en cours pour définir une période transitoire et protéger par exemple des investissements opérés avant les négociations de modernisation. Mais ce n’est évidemment pas suffisamment ambitieux pour pouvoir mettre en œuvre les engagements de l’accord de Paris. Une option plus radicale, prônée notamment par le CNCD-11-11-11, serait de pouvoir se retirer du TCE. Idéalement, tous les pays européens ensemble. Un problème majeur est que le traité comporte une clause dite « sunset » (Ndlr : crépuscule), qui prévoit que si un Etat se retire du TCE, il peut encore être attaqué sur une période de 20 ans pour des investissements conclus avant sa sortie. Cela réduit la portée du retrait unilatéral d’un Etat, comme le montre l’exemple de l’Italie, qui a été attaquée 2 ans après s’être retirée. L’idéal serait de se retirer collectivement et de prévoir un accord pour neutraliser la « sunset clause ». Une autre question juridique qui se pose est celle de savoir si le mécanisme d’arbitrage est encore compatible avec le droit européen. C’est d’ailleurs une question que la Belgique a posée à la Cour de justice de l’UE. Elle attend la réponse dans les prochains mois.
De manière plus générale, comment modifier le « logiciel » des traités commerciaux pour les mettre au service de la justice sociale et environnementale ?
L’UE a intégré depuis quelques années dans ses accords de commerce des instruments appelés chapitres sur le commerce et le développement durable (CDD). Ce sont diverses conventions que les parties s’engagent à respecter, notamment sur les plans social et environnemental. Y sont inclus par exemple les normes de l’OIT, l’accord de Paris, les guidelines de l’ONU sur le devoir de vigilance, etc. Le problème est que soit ces conventions ne sont pas contraignantes, soit le chapitre en tant que tel n’est pas soumis au mécanisme de règlement des différends entre Etats, au contraire des parties commerciales de l’accord. Il n’y a donc pas de possibilité de plainte et de sanction comme dans le cas de désaccords commerciaux. La solution serait de rendre ces CDD contraignants et exécutoires, en les faisant basculer dans le mécanisme de règlement des différends.
Qu’en est-il du devoir de vigilance ? Est-ce une solution sur ces questions de commerce et de justice climatique ?
Tout à fait. Même si les Etats ont une responsabilité première, les entreprises ont aussi des responsabilités en matière de respect de l’environnement et des droits humains. Une série d’initiatives sont en cours, aux trois niveaux de pouvoir. A l’ONU, depuis 2015, une centaine de pays négocient pour élaborer une convention internationale obligeant les entreprises à respecter les droits humains. Ce niveau international serait évidemment idéal, afin de créer un « level playing field » (Ndlr : terrain de jeu égal) pour les entreprises du monde entier. En attendant, l’UE a avancé récemment sur un projet de gouvernance d’entreprise durable. On attend avec impatience la proposition de Directive de la Commission, prévue pour l’automne 2021. Au niveau national, il existe diverses tentatives de législations en Europe. La plus aboutie est la loi française sur le devoir de vigilance. Elle oblige les plus grandes entreprises à respecter les droits humains tout au long de leurs chaines de valeur, y compris les fournisseurs et les sous-traitants. Ces entreprises doivent veiller à l’absence de violations des normes sociales et environnementales, et le cas échéant, à y remédier. Avec la possibilité pour les victimes, dans certaines conditions, de demander réparation devant la justice.
Est-ce efficace ?
Oui, à condition qu’une série de critères soient remplis. Il faut d’abord que tous les types de droits soient couverts. Dans le cas du climat, a minima l’accord de Paris, et, au niveau social, les conventions de base de l’OIT. Il faut aussi que toute la chaine de valeur soit couverte, en amont comme en aval. Il faut également un mécanisme de plainte et de sanction, afin que les victimes puissent demander réparation. On voit beaucoup de procès climat fleurir un peu partout en Europe. On va vers une judiciarisation de la cause climatique. Et cette loi sur le devoir de vigilance permettrait aussi de reconnaitre ces pollutions devant la justice, et pour les victimes, d’obtenir réparation.
On pourrait donc assister à la multiplication des procès ?
C’est une possibilité. Le procès contre Total en Ouganda est un exemple d’utilisation de la loi Française sur le devoir de vigilance. Mais l’objectif premier de ce type de loi est que les entreprises fassent tout en amont pour éviter les violations. Et s’il y en a, pour y remédier, avant d’arriver à la phase de sanctions voire de procès. L’idée est comme son nom l’indique d’être vigilant et de tout mettre en œuvre pour éviter les abus. Cela peut autant être un cercle vicieux que vertueux. C’est pour cela que de plus en plus d’entreprises en Belgique et en Europe intègrent des processus de vigilance, même si elles sont encore minoritaires et que le niveau d’ambition n’est pas encore assez élevé à nos yeux.
En résumé, quelles sont les demandes du CNCD-11-11-11 sur ces questions de commerce et de justice climatique ?
Une demande fondamentale au fédéral est de ne pas signer d’accords de commerce si les CDD ne sont pas rendus contraignants. Une deuxième demande est de « désarmer » les tribunaux d’arbitrage, en supprimant l’ISDS et en s’appuyant sur des juridictions nationales et des juges les plus indépendants possible. Un troisième point est d’adopter des législations qui contraignent les entreprises à respecter les normes sociales et environnementales aux trois niveaux de pouvoir.