À l’intersection entre le commercial et le social, il est intéressant pour un mouvement tel qu’Oxfam-Magasins du monde de se poser la question de notre positionnement vis-à-vis des soldes – auxquels nous participions chaque année – avec nos produits d’artisanat. Les soldes sont-ils compatibles avec la notion et les principes de commerce équitable ? Que signifient les soldes pour les bénéfices de nos partenaires ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre l’origine historique des soldes et leur encadrement légal en Belgique, pour ensuite analyser les dimensions commerciales et éthiques qui en découlent.
Pauline Grégoire
Introduction
Chaque année, en été et en hiver, nous profitons des soldes pour refaire notre garde-robe, notre déco, ou renouveler nos produits technologiques. Les soldes sont un évènement marketing qui permet aux commerçant∙e∙s de liquider leurs stocks et aux consommateurs/rices de faire la course aux bonnes affaires. Depuis les années 2000 les soldes ont pris un tournant ultra-consumériste, avec l’influence des soldes américains du Black Friday. Ces soldes à prix cassés proches de l’indécence rencontrent de plus en plus de résistance de la part de la société civile, qui appelle à boycotter l’évènement et alerte à la surconsommation et la surproduction[1]https://www.rtbf.be/tendance/detente/detail_le-boycott-du-black-friday-pour-une-consommation-plus-green?id=10361479. Les périodes de soldes invitent indéniablement à nous interroger sur nos modes de consommation, nos besoins, et le système économique que les soldes entretiennent.
D’une idée marketing à un encadrement légal
Nés à Paris à la fin du 19e siècle, dans le grand magasin Petit Saint-Thomas, « inventés » par son responsable M. Simon Mannoury, les premiers soldes ont lieu afin de se débarrasser des invendus et de faire de la place en rayonnage pour les nouveaux stocks de la saison suivante. Avant leur invention, les soldes se faisaient en négociant[2]https://mydearclaude.com/2018/01/24/lhistoire-soldes-origines-genre-periodes/. Les bonnes affaires dépendaient donc de la capacité de chacun∙e à négocier pour le meilleur prix ! A partir des années 1850, les soldes deviennent des réductions de prix clairement affichées.
Le saviez-vous ? Le solde est un nom masculin. Le mot solde était le nom d’un petit bout de tissu ou d’étoffe qui restait invendu. Depuis il est devenu « les soldes » que nous employons plus souvent au pluriel, qui désigne les rabais sur les stocks invendus d’une saison à l’autre.
En Belgique, les soldes sont encadrés par la loi du 14 juillet 1991 relative aux pratiques du commerce et l’information et la protection du consommateur[3]https://soldes.be/les-soldes-en-belgique/histoire-des-soldes-en-belgique/, et se déroulent en deux périodes maximum par an. Légalement, les soldes sont définis comme « toute offre en vente ou vente au consommateur qui est pratiquée en vue du renouvellement saisonnier de l’assortiment d’un vendeur par l’écoulement accéléré et à des prix réduits de produits »[4]https://soldes.be/les-soldes-en-belgique/quest-ce-que-les-soldes/. Les commerces sont libres de fixer le prix réduit qu’ils souhaitent, mais ils sont dans l’obligation d’afficher le prix réel du produit pratiqué avant les soldes. En dehors des périodes de soldes, il est interdit de vendre à perte en Belgique, et ce malgré l’ordonnance de la Cour Européenne de Justice[5]https://www.lalibre.be/belgique/la-belgique-conservera-ses-periodes-de-soldes-51d57ee7357028fef4ee22de : « Si la CEJ stipulait dans son ordonnance « que la Belgique ne doit pas adopter des règles … Continue reading, qui estime cette interdiction contraire au droit européen.
D’un point vue purement commercial et comptable, les soldes permettent ainsi aux commerces de liquider des stocks d’invendus, et d’obtenir suffisamment de liquidités pour financer les achats suivants, les nouvelles collections ou réapprovisionnements. C’est aussi l’occasion d’attirer des client∙e∙s dans certaines boutiques et de redynamiser la clientèle, comme lors d’autres opérations promotionnelles au cours de l’année qui prennent d’autres formes (promotions, ventes privées, etc.). Ailleurs dans le monde, les soldes les plus connus sont le Black Friday aux Etats Unis et au Canada, le vendredi suivant la fête de Thanksgiving, qui s’exporte maintenant en Europe depuis les années 2010 avec un succès mitigé, source de multiples dérives, tant au niveau des pratiques commerciales que des comportements de surconsommation.
Derrières les bonnes affaires, de bonnes arnaques
Pendant les soldes, il convient de faire la distinction entre prix affichés ou barrés, et prix pratiqués. Les prix pratiqués sont les prix adoptés avant la période de solde. Par un exemple dans un magasin A, le produit P coute 30 euros pendant la saison. C’est son prix pratiqué. Mais il existe des pratiques de « gonflement des prix » : dans notre exemple, le prix affiché ou barré pendant les soldes serait de 35 euros, avec une remise de 20% ce qui reviendrait à un produit P à 28 euros alors que le prix pratiqué d’habitude équivaut à 30 euros. Ce genre de pratique est normalement illégale, mais il n’est pas rare que de nombreuses marques s’y adonnent en période de soldes, et ce dans tous les secteurs, y compris dans le commerce en ligne[6]https://www.lefigaro.fr/societes/2017/02/23/20005-20170223ARTFIG00053-amazonhampm-zalando19-societes-condamnees-pour-de-faux-soldes.php. Les sanctions pour ce type de pratiques commerciales trompeuses sont des amendes, des cessations d’activités ou des astreintes.
Au-delà des bonnes affaires, les soldes posent la question de la surconsommation, de l’éthique et du juste prix. Est-t-il nécessaire de brader une fois de plus les droits humains lorsqu’on sait que les prix pratiqués par la plupart des grandes enseignes ne permettent pas aux travailleurs∙euses en bout de chaine de vivre décemment de leur travail[7]https://oxfammagasinsdumonde.be/campagnes/derriere-le-code-barre/ ? La pratique de création de surplus volontaire existe chez les grandes marques de la fast fashion, qui pratiquent déjà des prix très bas toute l’année. Qui dit prix bas, dit prix injustes, négociés pour un maximum de profit et des coûts de production au rabais. La dérive consiste donc à faire des surplus de stocks spécifiquement pour les périodes de soldes[8]https://www.rtl.fr/actu/economie-consommation/les-soldes-un-modele-depasse-7900050745, par logique économique : là où il y a de la demande, il doit y avoir de l’offre. Nous nageons donc en pleine sur-production et sur-consommation.
En terme d’impact sur le consommateur, entre les soldes périodiques et les opérations de promotions possibles toute l’année, les variations des prix résultent en une perte de confiance et de réalité pour les consommateurs/rices. On ne connait plus la valeur d’un jean ou celle d’un canapé. On oscille donc constamment entre l’impression de se « faire avoir » et de « faire une bonne affaire ».
Il est également intéressant de noter que les soldes sont un phénomène ou rituel social très peu étudié par la sociologie ou l’économie. Le comportement consumériste est peu connu en période de solde, et il est donc difficile d’établir précisément de grandes tendances de consommation ou, au contraire, de cibler des changements de comportement. La plupart du temps, on observe un « effet report »[9]https://www.credoc.fr/publications/les-soldes-un-rite-social-qui-seffrite-un-impact-economique-difficile-a-mesurer de l’achat vers la période des soldes. C’est-à-dire que le produit ciblé initialement va être acheté, simplement l’achat va être reporté dans le temps, pendant la période de solde. Au demeurant, les soldes sont aussi l’occasion pour les commerces d’écouler des produits de nouvelle saison, couplés avec un ou deux achats de produits soldés. Dans une étude économique produite par le CREDOC en France en 2006, on s’aperçoit que les soldes sont une opération « gagnante-gagnante », pour les deux parties : « Le consommateur dispose d’une baisse des prix annuelle significative (environ – 0,3% à – 1,2%, selon les secteurs), et le commerçant bénéficie d’une hausse nette de ses ventes (environ 0,4% à 1,6%, selon les secteurs). »[10]https://www.credoc.fr/publications/les-soldes-un-rite-social-qui-seffrite-un-impact-economique-difficile-a-mesurer
Les dérives autour des soldes, qu’elles soient marketing ou comportementales, nous amènent donc à nous demander si réduire le prix d’un produit – fût-il issu du commerce équitable – est un appel à la surconsommation. Le solde a-t-il un impact sur les fournisseur/euses ? Peut-on participer aux soldes lorsqu’on fait du commerce équitable ?
Commerce équitable, prix juste et soldes : sont-ils incompatibles ?
Le commerce équitable est régi par dix principes, parmi lesquels des pratiques de commerce équitables et la garantie que le prix juste soit payé auprès du/de la producteur/rice ou de l’artisan∙e. Par pratiques de commerce équitable, le cahier des charges WFTO entend des contrats écrits, un prépaiement d’au moins 50% effectué lors des commandes, le paiement d’une compensation en cas d’annulation de commande de dernière minute, le respect des délais de livraison/contrôle qualité et des délais de paiement pour les fournisseurs∙euses et les acheteur/euses, ainsi qu’une relation de commerce sur le long terme[11]https://wfto.com/sites/default/files/WFTO%20Fair%20Trade%20Standard%204.1%20-%20_French.pdf. Le paiement juste quant à lui implique un prix équitable, un salaire équitable et un salaire minimum local[12]https://wfto.com/sites/default/files/WFTO%20Fair%20Trade%20Standard%204.1%20-%20_French.pdf. Ce prix est constamment négocié entre les partenaires et l’acheteur∙euse d’un commun accord en se basant sur le dialogue et la participation et en prenant en compte l’égalité de salaire pour les femmes et pour les hommes, et les prix du marché.
Comment dès lors se positionner par rapport aux soldes quand les prix les plus justes sont appliqués toute l’année ?
Sabine Hinnion, gestionnaire des Achats à Oxfam-Magasins du monde, explique : « Au sein d’Oxfam Magasins du monde, nous soldons deux fois par an des produits en grand stock (supérieur à 100 unités) dans l’entrepôt ou dans les magasins. Nous soldons environ 300 références par période de soldes. Nous choisissons des produits qui ont au moins deux ans d’ancienneté dans nos stocks (donc par exemple, en janvier 2019 nous soldons des produits janvier 2017 ou encore plus anciens). »
Parce que les magasins sont tenus bénévolement, les réductions sont de 50% d’office sur tous les produits soldés pendant toute la durée des soldes, afin de faciliter les opérations de comptabilité et de gestion. Cette année, Oxfam-Magasins du monde ne participera pas aux soldes, pour des raisons logistiques et pour permettre de relancer l’activité après la période de pandémie.
La raison principale pour laquelle Oxfam-Magasins du monde fait des soldes est liée à la liquidation des stocks, afin de libérer de l’espace pour de futures commandes. Presque aucun chiffre d’affaire n’est généré sur ces périodes. A titre d’exemple, les soldes d’hiver en janvier 2019 ont rapporté environ 15.000 euros de vente (par rapport à un total de vente de 76.980€ pour janvier 2019), ce qui est dérisoire par rapport au temps et logistique investis pour la période.
Dans le réseau européen des acteurs du commerce équitable, différentes visions cohabitent à propos des soldes. Certains, comme les magasins du réseau Artisans du Monde et Solidar Monde en France, opèrent de manière indépendante. « Chaque magasin décide d’organiser des soldes dans les périodes imparties. Certains en font, d’autres non. Il faut garder à l’esprit que les soldes sont un outil de gestion de stock qui permet également d’assurer la survie d’un magasin. S’il y a trop de stock et rien de nouveau, les client∙e∙s ne viennent pas, donc l’association va rencontrer de grandes difficultés. L’objectif est de récupérer de la trésorerie : des produits invendus depuis trois ans sont de la trésorerie qui dort”, témoignent Alain Hohwiller et Yohan David.
Du coté partenaires, « les soldes n’ont pas d’impact négatif sur le revenu des partenaires, puisque les produits ont été achetés et payés au prix juste au moins 2 ans avant d’être soldés » précise Sabine Hinnion. L’impact est même plutôt positif, puisque “les soldes ne sont pas pratiquées pour générer du chiffre. Ils le sont pour nous permettre de faire d’autres commandes auprès de nos partenaires” ajoute Paco Juan, de Oxfam Intermon (Espagne). “C’est le∙a revendeur∙euse qui est pénalisé∙e sur sa marge, et pas le partenaire”, précise l’équipe d’Artisan du Monde.
Du coté consommateurs/rices, les soldes ou offres promotionnelles (lorsqu’on parle de produits alimentaires) ont aussi pour fonction de faire découvrir des produits aux client∙e∙s. Selon Marie-Claire Pellerin, de l’association Claro en Suisse, “les soldes sont un moyen pour nous de motiver les client∙e∙s conditionné∙e∙s au système de soldes conventionnel à acheter du commerce équitable. On remarque que 50% de notre clientèle achète plus en période de soldes.” Cependant, Marie-Claire ajoute que “la valeur du produit initial devrait être la plus importante”. Nous ne devrions pas avoir à solder des produits achetés à un prix équitable.
Néanmoins, des alternatives aux soldes classiques existent. C’est le cas par exemple de certaines marques de chaussures ou de prêt-à-porter prônant des valeurs d’engagement et de prix juste, qui ont proposé à leur clientèle de choisir le prix qu’elle souhaitait mettre dans une paire de chaussures. Par le mécanisme de « Choose what you pay », les client∙e∙s étaient amené∙e∙s à faire des enchères à l’aveugle. « Nous nous rendons compte que les consommateurs/rices sont raisonnables. Au final, nos client∙e∙s obtiennent le produit de leur choix avec -40% de remise »[13]https://www.lefigaro.fr/conso/2017/01/28/20010-20170128ARTFIG00004-consommation-le-concept-du-payez-ce-que-vous-voulez.php rapporte Edward Vizard, fondateur de la marque en question. Chez une autre marque de prêt à porter, trois prix sont proposés par vêtement, qui couvrent différent coûts de productions (simple, avec les coûts logistique, ou avec des bénéfices générés par la marque)[14]https://www.lefigaro.fr/conso/2017/01/28/20010-20170128ARTFIG00004-consommation-le-concept-du-payez-ce-que-vous-voulez.php. Cela constitue une autre manière de sensibiliser les consommateurs/rices au prix juste et à faire appel à leur intuition et raisonnement pour comprendre les mécanismes de production d’un produit.
En dehors des périodes de soldes, Blandine Delplanque, responsable de la cellule commerce équitable chez Oxfam Magasins du monde, propose également « d’augmenter notre gamme de produits fin de série » en se basant sur la gamme de produits dévalorisés. Ces produits sont « des produits soldés non vendus, qui passent directement en fin de série après la période de soldes ». Selon Blandine, l’étape « soldes » n’est donc pas indispensable, et une règle type « après 3 ans en magasin, les produits passent d’office en fin de série » pourrait être instaurée afin de proposer une alternative aux soldes classiques et ainsi se positionner dans une autre ligne de commerce moins conventionnelle.
Conclusion
Dans un monde économique régi par l’activité commerciale, les soldes sont originellement une manière plutôt efficace d’écouler des stocks et de faire le bonheur de certain∙e∙s consommateurs/rices, qui peuvent parfois s’accorder l’accès à des produits plus luxueux.
En revanche, les soldes traduisent également un changement de rapport à la consommation, avec la création d’une attente pour des prix bas, d’une demande pour des prix bas, dans laquelle se sont engouffrées avec cupidité les plus grandes marques de tous secteurs confondus. Derrière la course au profit, se cachent des abus et des violations de droits multiples par les grandes multinationales[15]https://oxfammagasinsdumonde.be/campagnes/derriere-le-code-barre/. Du coté consommation, la course à la bonne affaire nous fait souvent oublier que des femmes et des hommes produisent ce que nous consommons, et que les matières, la production, le transport, la revente ont un prix. Et un prix toujours tiré vers le bas ne garantit pas que les personnes qui le produisent ou qui le vendent soient rémunérées pour leur travail.
Lorsque nous faisons du commerce équitable, nous proposons une alternative de consommation qui s’intègre dans une économie « conventionnelle » qui pousse à créer toujours plus de profit et parfois à vendre à perte. Il est donc parfois difficile de trouver un positionnement clair qui puisse répondre à la demande des clients, tout en ayant une ligne commerciale responsable qui nous permette, ainsi qu’à nos partenaires, de survivre.
Il convient donc de trouver un équilibre entre la mise en place d’outils marketing (ventes privées, prix ronds, prix doux, fin de série, soldes alternatives) qui permette d’assurer une gestion saine du stock, tout en maintenant un intérêt et une curiosité des client∙e∙s pour les produits (sensibilisation, prix équitable, accessibilité, qualité), et de générer suffisamment de trésorerie pour proposer des produits variés et nouveaux pour soutenir l’économie de nos partenaires.
Se passer des soldes conventionnels est possible, en tant que commerçant∙e, et en tant que consommateurs/rices.
Des initiatives existent pour lutter contre les pratiques de surconsommation et résister aux opérations marketing du Black Friday, comme le Green Friday[16]https://greenfriday.fr/ qui rappelle que «l ’acte d’achat est un choix fort, avec des conséquences concrètes sur l’environnement lorsqu’il est motivé par des causes justes et durables », et invite les consom’acteurs/rices à changer leurs habitudes de consommation vers des alternatives (réparation, seconde main, commerce équitable, etc.).
Photo : Dave King
Notes