Pour une approche holistique de l’agriculture carbone
Mieux rémunérer les agriculteurs pour les inciter à contribuer à la lutte contre le changement climatique ? L’idée (pas tout à fait neuve), fait de plus en plus parler d’elle, aussi bien dans les milieux politiques qu’agricoles. Ce principe de rétribution en fonction de la quantité de carbone capturé dans les sols peut paraître séduisant. Mais il n’est pas sans risque. Tour d’horizon dans cette nouvelle analyse, à quelques semaines de la COP27 en Egypte, et dans le cadre de la campagne « Let’s do it fair ».
Introduction
Mieux rémunérer les agriculteurs pour les inciter à contribuer à la lutte contre le changement climatique ? Si l’idée n’est pas tout à fait neuve (voir encadré 1), elle a pris un tournant concret le 15 décembre dernier au niveau européen avec une communication de la Commission européenne intitulée « Des cycles du carbone durables ». Cette communication vise à mieux définir et encadrer législativement d’ici fin 2022 « les modèles économiques permettant de séquestrer[1]A noter la nuance entre séquestration de CO2 dans le sol et stockage. La séquestration est un stockage sur le long terme, tandis que le stockage peut être provisoire. En un retournement de … Continue reading le carbone dans les sols agricoles et/ou réduire les émissions de carbone dans l’atmosphère »[2]Commission européenne. 15/12/2021. Des cycles du carbone durables.. En gros, cela revient à rétribuer les agriculteurs et propriétaires terriens en fonction de la quantité de carbone qu’ils capturent dans les sols et la biomasse[3]Tchak. 2021. Rémunération carbone : et si on payait aussi les agriculteurs ?. Autrement dit, faire de l’agriculture une solution au dérèglement climatique plutôt qu’un problème[4]L’ambition affichée étant même d’arriver au niveau mondial, à terme, à des émissions négatives : c’est-à-dire de capter et de stocker plus de carbone que les activités humaines n’en … Continue reading.
Le projet était annoncé de longue date, en lien notamment avec le Pacte Vert de l’UE (daté de décembre 2019), le paquet Climat « Fitfor55 » (juillet 2021) et plus anciennement, la stratégie « De la ferme à la table ». Dans ce contexte favorable, le « carbon farming » (ou agriculture carbone en bon français) est vite devenu le nouveau concept à la mode dans les milieux agricoles européens. Mais au-delà des communications, il reste à évaluer le caractère véritablement transformateur de ces « nouveaux modèles commerciaux verts ». Le secteur agricole regorge en effet d’innovations soit disant écologiques, tels les agro carburants ou la « Climate Smart Agriculture »[5]Maes. S. 02/12/2015. L’Agriculture intelligente face au climat : un concept qui pose question.. Or, comme le note Célia Nyssens – chargée de plaidoyer agriculture au Bureau Européen de l’Environnement (BEE[6]https://eeb.org/.), « ces solutions simplistes à consonance écologique se révèlent le plus souvent être du pur greenwashing ».[7] META. 28/10/2021. The buzz and true potential of carbon farming.
Encadré 1 : Aux origines de l’agriculture carbone
L’idée de séquestrer davantage de carbone dans les sols pour lutter contre le changement climatique remonte notamment à la Conférence de Paris sur le climat (COP 21) de décembre 2015, durant laquelle le pays hôte, la France, a lancé l’initiative « 4 ‰ sur les sols pour la sécurité alimentaire et le climat ».
Menée par l’organisme français de recherche agronomique INRAE[8]https://www.inrae.fr/., cette initiative part du constat de l’énorme potentiel de séquestration de carbone des sols : le fait d’augmenter de 4 pour 1000 (0,4 %) par an son stockage dans les sols agricoles du monde suffirait à pomper l’équivalent du CO2 rejeté annuellement dans l’atmosphère, toutes origines confondues[9]INRAE. 13/06/2019. Stocker 4 pour 1000 de carbone dans les sols : le potentiel en France..
Cette approche s’inscrit plus globalement dans une vision technicienne et financière de la Nature, qui confie aux acteurs privés, en particulier aux grandes firmes, la mise en place d’« instruments de marché » afin de rémunérer des « services écosystémiques », telles la pollinisation ou la séquestration carbone, auxquelles on donne un prix[10]Initiée lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992, cette approche par le marché et les signaux prix a été déclinée dans de nombreux instruments, dont historiquement les « marchés de … Continue reading.
Dans les faits, la communication de la Commission n’a pas suscité un enthousiasme débordant. Le secteur agricole conventionnel, représenté au niveau UE par la COPA-COGECA, l’a ainsi accueillie avec une certaine tiédeur, en insistant sur la nécessité d’un « système orienté marché ». Quant aux ONG, une majorité d’entre elles reproche au projet de « laisser les vrais pollueurs s’en tirer à bon compte »[11]Euractiv. 16/12/2021. Commission’s carbon farming ambition just buries the problem, stakeholders warn.. Qu’en est-il réellement ? Nous tenterons dans cette analyse d’explorer, de la manière la plus systémique possible, les tenants et aboutissants de l’approche.
Stocker le carbone dans les sols ?
A l’origine de l’initiative réside un fait relativement peu connu : les sols agricoles auraient perdu de 25 à 75% de leur carbone depuis l’avènement de l’agriculture industrielle[12]Lal R. 2011. Sequestering carbon in soils of agroecosystems. Food Policy n°36 (Sup. 1):S33-S39.. Bien que les chiffres soient très variables – en fonction des types de sols, des régions et des pratiques agricoles – le phénomène contribue à faire du secteur agricole un très fort émetteur net de gaz à effet de serre (GES). Ces émissions s’ajoutent en effet à de nombreuses autres, liées par exemple à la déforestation (induite notamment par l’élevage de bétail), aux rejets de méthane par les ruminants, à l’émission de protoxyde d’azote (N2O) provenant de la fertilisation excessive des sols agricoles, ou encore à l’utilisation massive d’intrants à base d’énergies fossiles[13]EEB. 05/07/2021. Beyond net-zero emission in agriculture: Creating an enabling climate governance for agriculture.. On peut d’ailleurs rappeler qu’au total, les systèmes alimentaires au sens large seraient responsables de plus d’un tiers des émissions anthropiques de GES dans le monde (voir encadré 2)[14]RTBF. 09/05/2022. Climat : l’alimentation « doit être mise sur la table », plaide une experte. A noter que ces chiffres du GIEC incluent les changements d’affectation des sols, y compris … Continue reading.
Tout l’enjeu de l’agriculture carbone est donc de tenter de diminuer ces énormes impacts : d’une part en diminuant les émissions à la source, et d’autre part en capturant davantage de carbone dans les sols et la végétation. Sur ce deuxième point, la Commission européenne estime que plus de 42 millions de tonnes (Mt) CO2e additionnelles pourraient être stockées par an dans les puits de carbone naturels de l’Europe d’ici à 2030, ce afin de contribuer à l’objectif global de l’UE d’atteindre la neutralité carbone des sols et de l’agriculture (incluant l’élevage et les engrais) en 2035[15] De nouveau, les chiffres sont très variables puisque certaines estimations évaluent le potentiel de séquestration jusqu’à 200 Mt CO2e/an. La différence proviendrait de changements plus … Continue reading.
Encadré 2 : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie (UTCATF)
Plus connu sous son acronyme anglais LULUCF (« Land use, land-use change, and forestry »), l’UTCATF est une catégorie de comptabilité climatique complexe mais cruciale tant le secteur a un impact fort sur le climat. Comme son nom l’indique, cette catégorie correspond au bilan net des émissions liées à l’utilisation des terres agricoles et des forêts. Très schématiquement, cela correspond à la différence entre sources d’émissions (ex. déforestation, incendies, urbanisation de terres agricoles) et sources d’absorption (ex. reforestation, conversion de cultures en prairies, culture sans labour) du CO2 découlant directement des activités humaines sur les sols[16]A noter que le méthane (élevage) et le protoxyde d’azote (engrais) émis par l’agriculture sont couverts par un autre mécanisme dit ESR, le sigle anglais pour « Régulation de partage des … Continue reading.
Au niveau mondial, le secteur UTCATF est un émetteur net de carbone. Selon le GIEC, il contribuait en 2010 à hauteur de 11 % des émissions totales, soit 5,4 Gt CO2e. Dans les faits, la plupart des émissions proviennent des zones tropicales, où a lieu la grande majorité de la déforestation au niveau mondial (en particulier en Amazonie). Quant aux zones tempérées, elles sont généralement des puits nets de carbone. C’est le cas par exemple de l’UE qui, en 2019, avait absorbé 249 Mt CO2e. Mais après une longue période de croissance jusque 2006, les quantités absorbées dans l’UE sont en baisse (actuellement à 225 Mt CO2e). C’est la raison pour laquelle la Commission s’est fixée, dans son Pacte vert, un objectif pour 2030 d’absorption annuelle de 310 Mt CO2e, dont 42 Mt pour l’agriculture carbone[17]Conseil Européen. Ajustement à l’objectif 55. Page consultée le 29/04/2022..
Quels sont donc les mécanismes de capture, de rétention et de libération du carbone des sols ? L’objectif de cette analyse n’est pas de rentrer dans les détails agronomiques mais retenons simplement quelques facteurs clef de pertes de carbone. L’un d’entre eux est tout simplement la conversion de terres naturelles (forêts, bois, prairies, steppes) en terres agricoles, par élimination de la matière végétale carbonée lors de la récolte (environ 30 à 40%)[18]Wikipedia. Fixation du carbone dans les sols. Page consultée le 27/04/2022.. Un autre facteur important est la dégradation des sols (ex. érosion), elle-même induite par les méthodes d’agriculture conventionnelle. Même si elles peuvent se manifester autrement, l’essentiel des pertes se fait sous forme de matière organique. Or cette dernière constitue le véritable « carburant » de la vie du sol, qui alimente le cycle des nutriments et fournit de nombreux services écosystémiques essentiels[19]EEB. 13/10/2021. Carbon farming for climate, Nature, and farmers..
Il existe de nombreuses manières de lutter contre ces pertes. On peut par exemple remettre en eau des tourbières, sachant que leur drainage a engendré 5% des émissions totales de GES de l’UE en 2017. Dans le cas des grandes cultures du type céréales, on peut par ordre d’efficacité décroissante : mettre en place des couverts intercalaires et intermédiaires[20]Appelées plantes de service, ces cultures (qui ne sont pas destinées à être récoltées) forment un couvert qui protège le sol, améliore sa structure et piège différents éléments nutritifs. … Continue reading ; introduire des prairies temporaires dans les rotations culturales ; conserver les résidus de culture au champ ; apporter de la matière organique (ex. fumier, compost) ; pratiquer l’agroforesterie ; ou encore adopter des techniques culturales simplifiées et le non labour[21]Tchak. 20/10/2021. Claire Chenu : l’agriculture de conservation des sols, « une solution contre le réchauffement climatique ».. Et là où les stocks de carbone sont déjà élevés (principalement en forêts et prairies permanentes), le principal enjeu est d’entretenir et de protéger ces stocks, par exemple en stoppant l’artificialisation des sols[22]INRAE. 13/06/2019. Stocker 4 pour 1000 de carbone dans les sols : le potentiel en France..
Le « far west » des marchés carbones
Le problème est que, dans ce bas monde, toutes ces pratiques ont un coût! C’est là que le principe de rétribution des agriculteurs, qui appliquent ces pratiques pour améliorer leur bilan carbone, a du sens. Mais il y a un hic : tous les acteurs n’ont pas la même interprétation du principe d’agriculture carbone. Dans le cas de la Commission européenne par exemple, la Direction travaillant sur l’agriculture se concentre sur les aspects de séquestration du carbone dans les sols. De son côté, la Direction climat travaille davantage sur les questions de réduction des émissions, en particulier au niveau de l’élevage. Quant aux entreprises, elles approchent le concept essentiellement sous l’angle des crédits et marchés volontaires du carbone.
Ces différentes manières d’appréhender le concept en disent long sur les visions de chaque acteur. Pour l’agro-industrie au sens large, l’agriculture carbone est ainsi surtout une manière de compenser leurs émissions, à l’opposé d’une réduction à la source. Et en l’absence de cadre juridique complet et cohérent (voir plus bas), la majorité des initiatives de compensation se fait pour l’instant de manière volontaire sur les marchés carbones. Pour rappel, le principe de ces derniers est de permettre à tout acteur – entreprises, particuliers, collectivité publique ou même un État – de contrebalancer les émissions qu’il ne peut (ou ne veut) pas éliminer en finançant des projets de réduction d’autres émissions ou de séquestration de carbone quelque part ailleurs dans le monde. Les crédits carbones peuvent provenir de projets d’efficacité énergétique, de développement des énergies renouvelables ou, dans le cas qui nous concerne ici, de piégeage du carbone dans les sols ou les plantes (voir encadré 3).
Encadré 3 : Neutralité, compensation et marchés carbone
Définie par beaucoup d’Etats et entreprises comme le nouveau « graal climatique », qu’est-ce donc que la neutralité carbone ? Autrement dénommée « zéro émission net » (ZEN), elle est « un état d’équilibre à atteindre entre les émissions d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par l’homme ou de son fait ». L’idée est ici de compenser les émissions que l’on n’arrive pas à réduire (ou de manière trop couteuse, ce que l’on appelle les « émissions résiduelles »[23] L’agriculture est le principal secteur concerné par les émissions résiduelles. Les émissions de méthane issues des élevages de ruminants ou celles de méthane et de protoxyde d’azote … Continue reading) : soit en restaurant, sauvegardant ou renforçant la capacité d’absorption des puits de carbone naturels (forêts, sols et océans) ; soit en utilisant différentes technologies dites « d’émissions négatives » (ex. techniques de capture et de stockage du carbone[24]Ces techniques sont également abordées dans la communication de la CE du 15/12/2021.).
Les « marchés du carbone » constituent le principal outil pour parvenir à la neutralité carbone. Parmi les nombreux types existants, ceux qui nous intéressent le plus ici sont les marchés dits de « compensation ». Leur principe historique est le financement, par les pays industrialisés et « leurs » entreprises, de projets de réduction d’émissions dans les pays du Sud (où la compensation coûte moins cher), en contrepartie de crédits carbone. Le premier et le plus grand d’entre eux est le Mécanisme de Développement Propre (MDP), un instrument institutionnel issu du Protocole de Kyoto dont les crédits sont garantis par l’ONU. Il en existe maintenant de nombreux autres, sur un « marché des compensations volontaires » en croissance ($300 millions en 2020), la demande augmentant avec les engagements climatiques des firmes et des Etats[25]Coordination Européenne Via Campesina. Mars 2022. L’agriculture Carbone. Un « nouveau modèle d’affaire » … pour qui?.
Pour qu’il soit efficace et validé, un projet de compensation doit entrainer une absorption ou des réductions d’émissions réelles, mesurables, vérifiables et additionnelles, que l’on peut résumer en quatre conditions : 1) l’unicité des crédits carbones qu’il permet de délivrer doit être garantie (un crédit = 1 tonne de CO2 évitée) ; 2) la quantité de CO2 évitée ou absorbée doit pouvoir être mesurée ; 3) cette même quantité doit pouvoir être vérifiée ; 4) le projet doit être « additionnel », c’est-à-dire qu’il n’aurait pas pu voir le jour sans le financement.
Il existe de nombreux labels sur le marché des compensations volontaires pour (tenter de) garantir ces critères. Certains sont privés (les deux considérés comme les plus sérieux sont le Voluntary Gold Standard (WWF) et le Verified Carbon Standard (Verra)), d’autres passent par une garantie publique, tel le label bas carbone en France[26]Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. 25/06/2020. Qu’est-ce que le Label bas-carbone?. En Belgique comme ailleurs en Europe, il existe maintenant un grand nombre de structures proposant de tels services aux entreprises, tels CO2logic, Graine de vie, Farming for climate et PlantC pour n’en citer que quelques-unes.
Appliqué à l’agriculture, ce système de marché carbone peut paraitre très séduisant : il permet aux gestionnaires de terres d’obtenir un complément de revenus ; il leur donne de la flexibilité dans le choix de leurs pratiques ; il promeut l’esprit d’entreprise ; il est vendu comme efficace puisque centré sur l’objectif de stockage de carbone ; pour lequel il permet d’augmenter les fonds via des financements privés, compensant ainsi les diminutions de budget de la Politique Agricole Commune (PAC) ; enfin il a un rôle pédagogique (i.e. sur le climat) vis-à-vis des agriculteurs[27]Coordination Européenne Via Campesina. Mars 2022. L’agriculture Carbone. Un « nouveau modèle d’affaire » … pour qui?.
Néanmoins, de nombreux acteurs, telle le mouvement paysan Via Campesina, souligne les nombreux risques inhérents au mécanisme. Historiquement, les systèmes de marché carbone ont été dénoncés pour leur manque de fiabilité avéré[28]Le centre de recherche allemand Oko-Institut a analysé en mars 2016 plus de 5000 projets du Mécanisme de Développement Propre (mécanisme institutionnel garantit par l’ONU, voir encadré 3). … Continue reading. De nombreux cas de violations des droits humains et de destruction de l’environnement ont par ailleurs été documentés[29]Attac France. 27/02/2013. Il est temps de mettre fin au marché du carbone européen.. Les solutions de type reforestation[30]La reforestation et l’afforestation font partie des solutions dites « biologiques » de séquestration de carbone, qui incluent également les pratiques agroécologiques (en opposition avec les … Continue reading sont particulièrement polémiques dans la mesure où elles entrent directement en conflit avec les droits fonciers des communautés affectées et entrainent de nombreux cas d’accaparement des terres, avec des conséquences directes sur la sécurité alimentaire mondiale[31] Dans un rapport d’août 2021, Oxfam estime que la superficie totale de terres requise pour stocker le carbone pourrait être cinq fois supérieure à la superficie de l’Inde, soit … Continue reading. L’agriculture carbone ne dérogerait sans doute pas à la règle. Elle risque d’encourager la ruée sur les terres, de la part de grandes firmes et investisseurs institutionnels, une tendance déjà renforcée par des politiques telles que la PAC (cf. ses aides à l’hectare) ou les mécanismes du type REDD+[32]Le REDD+ est le « Mécanisme de réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation forestière ». Version « forêt » de l’agriculture carbone, il est fortement … Continue reading.
En outre, l’absence ou la faiblesse des régulations actuellement en place résulte en de très faibles garanties quant à l’impact réel des projets financés. D’après C. Nyssens, « le caractère réversible du stockage de carbone est particulièrement problématique », donnant l’exemple du « relargage de CO2 dans l’atmosphère lors de l’incendie d’une forêt ou lors de l’arrêt de pratiques agricoles favorables au stockage. Dans ces situations, qui est responsable et redevable des pertes ? Pendant combien de temps ? »[33]META. October 2021. The buzz and the true potential of carbon farming.. A ce titre, il est assez interpellant que la communication de la Commission du 15/12/2021 ne mentionne même pas le fait que tout « déstockage » conduirait à la réémission dans l’atmosphère du carbone stocké[34]RAC. 08/02/2022. La séquestration du carbone dans l’agriculture ne devrait pas être un modèle économique..
Se pose également la question de l’équité. En effet, toutes les exploitations agricoles n’ont pas le même potentiel de réduction des émissions. Celles qui ont le plus élevé (souvent en raison d’un passé d’agriculture non durable) bénéficient le plus du système, puisqu’il récompense les agriculteurs par tonne de carbone séquestré. A l’inverse, des agriculteurs ayant des bonnes pratiques depuis des années ne sont pas éligibles, de par l’absence d’additionnalité (voir encadré 3).
Qualifié de « récompense aux retardataires » par l’eurodéputé slovaque Martin Hojsík[35]Euractiv. 16/12/2021. Commission’s carbon farming ambition just buries the problem, stakeholders warn., le système est d’autant plus inégalitaire que le potentiel de séquestration du carbone dépend aussi des types de sol et des conditions climatiques, par nature très variables. A noter également que l’absence de cadre public amène de grandes incertitudes quant à la fiabilité des intermédiaires en charge de mettre en œuvre et de vendre le système auprès des agriculteurs[36]Le cas de Farming for Climate en Belgique illustre bien cette problématique, son président et certains de ses administrateurs provenant de la Deutsche Bank et de Coca-Cola, deux structures au très … Continue reading.
Une nécessaire régulation
On le voit, une approche de l’agriculture carbone exclusivement fondée sur le marché présente de nombreux risques. Dans un contexte de relatif vide réglementaire, on peut surtout craindre une ruée vers les crédits carbone de la part de nombreuses entreprises, dans le seul but de compenser leurs émissions et de tenir leurs engagements en matière de neutralité climatique[37]EEB. 13/10/2021. Carbon farming for climate, Nature, and farmers.
C’est la raison pour laquelle la Commission entend proposer d’ici fin 2022 « un cadre réglementaire pour une identification claire et transparente des activités qui éliminent sans ambiguïté le carbone de l’atmosphère ». Les expressions « claire et transparente » et « sans ambiguïté » ont ici toute leur importance : il s’agit bien ici de garantir le système de manière robuste, en « normalisant les méthodes et les règles de surveillance, de déclaration et de vérification des gains ou des pertes liés à la séquestration du carbone »[38]Commission européenne. 15/12/2021. Des cycles du carbone durables..
Si le contenu de la régulation n’est pas encore connu, on peut craindre qu’il soit malgré tout assez faible. La communication du 15/12/2021 n’évoque en effet guère plus que la création d’un « groupe d’experts » afin de travailler sur la « normalisation méthodologique » et « l’échange de bonnes pratiques ». Au-delà, quels que soient les efforts de contrôle et de normalisation, on peut légitimement questionner les fondements mêmes de l’approche. Autrement dit, un système de certification des pratiques et de rémunération carbone par le secteur privé n’est-il pas intrinsèquement inadéquat ?
Outre les risques cités plus haut d’iniquité, d’absence de redevabilité et de non permanence des stocks, un rapport du BEE liste de nombreux autres risques inhérents à l’approche[39]EEB. 13/10/2021. Carbon farming for climate, Nature, and farmers.. L’un d’entre eux est celui des fuites carbone, en particulier si le projet de crédit carbone n’est pas conçu à la bonne échelle[40]Pour rappel, ce phénomène de fuite carbone existe de manière plus large au niveau des pays. Il correspond à une augmentation des émissions dites « importées » suite à des politiques de … Continue reading. Exemple : le fait de convertir des terres cultivées en prairies peut entraîner la mise en culture de terres ailleurs dans la ferme ou la région, et donc la réémission de GES dans l’atmosphère.
Un autre risque est loin d’être négligeable : un système fiable et précis de suivi, de contrôle et de gestion des projets d’agriculture carbone serait extrêmement couteux (cf. les coûts de consultance, de certification, de collecte des données, etc.), ce qui réduirait fortement son attrait pour les agriculteurs et donc son impact final.
Enfin, un biais inhérent au système est son focus sur les émissions de GES, ce qui complexifie l’intégration d’autres critères environnementaux tels que la biodiversité ou la santé des sols. Avec comme résultats potentiels des incitations perverses telles que le remplacement de prairies à haute valeur naturelle par des monocultures de conifères, très peu riches en biodiversité (voir encadré 4)[41]EEB. 13/10/2021. Carbon farming for climate, Nature, and farmers..
Au final, le Réseau Action Climat (RAC) en conclut que la mise en place d’un système européen d’évaluation/certification de l’agriculture carbone serait une véritable « usine à gaz », potentiellement très couteux et surtout très inefficace en matière de protection du climat[42]RAC. 08/02/2022. La séquestration du carbone dans l’agriculture ne devrait pas être un modèle économique..
Pour une approche plus holistique et multidimensionnelle
Face aux nombreux risques, tout est-il donc à jeter dans l’agriculture carbone ? Ce serait du gâchis étant donné ses bénéfices théoriquement importants, pour le climat mais aussi pour la vie des sols, la biodiversité, l’eau et les agriculteurs.
L’institut de recherche indépendant IDDRI[43]nstitut du développement durable et des relations internationales. https://www.iddri.org/fr. considère ainsi que les systèmes d’agriculture carbone restent un outil intéressant mais perfectible pour atteindre les objectifs de la loi européenne sur le climat. La première piste d’amélioration qu’il préconise serait de ne pas limiter la portée et le périmètre d’un système d’agriculture carbone à des pratiques agricoles, potentiellement isolées, mais bien d’inclure à minima l’ensemble de l’exploitation agricole[44]Voire même d’adopter une approche de type « scope 3 », c’est-à-dire prenant en compte les émissions de tous les intrants de l’exploitation, tels les engrais synthétiques (dont la … Continue reading. Idéalement, un tel système devrait même, selon l’institut, « être déployé au niveau de la chaîne de valeur, en impliquant des organisations collectives (organisations interprofessionnelles, organisations de producteurs, gouvernements locaux) capables de déclencher des changements systémiques ». L’organisme donne l’exemple de la diversification des cultures et de la réintroduction de légumineuses, qui nécessitent de nombreux et lourds investissements pour l’agriculteur, ainsi que l’accès à toute une chaîne de collecte, de stockage et de transformation. Tous ces changements étant difficiles à enclencher au niveau d’une exploitation individuelle, l’échelle de la chaine d’approvisionnement ou du territoire se révèle plus pertinente.
L’IDDRI recommande également de cibler la transition systémique des systèmes agricoles (i.e. pas pour des changements de pratiques « cosmétiques ») en adoptant une approche multidimensionnelle, c’est-à-dire dépassant la seule question du carbone. Cela suppose notamment de « s’attaquer à la réduction absolue de toutes les émissions de GES » (pas seulement du CO2) et de « promouvoir la diversification des agroécosystèmes, de la parcelle aux paysages ».
Une telle approche holistique supposerait en outre de quantifier et de récompenser les bénéfices environnementaux autres que climatiques, tels que la santé des sols, la biodiversité ou la qualité de l’eau. C’est ce que le BEE dénomme des solutions « win win win », à la fois bonnes pour le climat, l’environnement au sens plus large, et les humains[45]On pourrait aussi parler de « solutions fondées sur la nature » telles que définies par l’Union internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) : « actions visant à protéger, … Continue reading.
Certaines de ces solutions multifonctionnelles sont bien connues, telle l’agroécologie appliquée aux cultures. Ce modèle agricole, qui suppose notamment de diminuer les intrants externes et de diversifier les cultures et assolements, permet de capter davantage de carbone tout en fournissant de multiples bénéfices sociaux et environnements[46]Voir la Déclaration Internationale de Nyéléni sur l’Agroécologie. Nyéléni, Mali, 27 février 2015.. Des solutions telles que l’agroforesterie présentent également des cobénéfices en matière de séquestration de carbone et de diversification de la production alimentaire, ce qui peut conduire in fine à des régimes alimentaires et des sources de revenus plus variés[47] Project Drawdown. March 2022. Drawdown Lift. Climate–poverty connections: opportunities for synergistic solutions at the intersection of planetary and human well-being.. Un autre exemple de solution, moins connu, est celui de la gestion durable des prairies. L’herbe de ces écosystèmes est une source de nourriture naturelle pour le bétail, tout en étant riche en biodiversité et en capacité de séquestration du carbone (davantage qu’une monoculture de conifères par exemple, voir encadré 4).
Ces solutions devraient s’intégrer dans une approche de transition systémique et durable des systèmes agricoles, que devraient prioritairement soutenir les systèmes d’agriculture du carbone. Ces derniers n’étant pas susceptibles, d’après l’IDDRI, de générer des montants suffisants pour une telle transition systémique, l’institut recommande d’également concevoir leur cadre d’évaluation dans une optique « taxonomique », c’est-à-dire pour aider les investisseurs publics et privés à identifier les bons projets à soutenir[48]L’IDDRI estime que le montant que pourraient générer les systèmes d’agriculture du carbone seraient de l’ordre de 50 à 100 €/tCO2e. IDDRI. Janvier 2022. Pour un système de carbon farming … Continue reading.
Encadré 4 : Gestion durable des prairies
Les prairies sont un élément crucial du puzzle environnemental : lorsqu’elles sont gérées durablement, elles constituent à la fois un puits de carbone majeur et un habitat important pour la biodiversité. La conversion d’à peine 5% des prairies en terres arables entraînerait des pertes de plus de 300 millions de tonnes de CO2e au cours des 50 prochaines années. A contrario, la protection des prairies existantes et une conversion accrue de terres arables en prairies (sous forme par exemple de bandes fleuries) permettrait d’absorber énormément de carbone tout en favorisant la biodiversité ainsi que d’autres services écosystémiques (ex. cycle des nutriments, gestion des paysages)[49]IDDRI. Janvier 2022. Pour un système de carbon farming à l’appui des objectifs des stratégies agricole et climatique de l’UE..
A ce titre, les ruminants ont un rôle essentiel à jouer dans le maintien des prairies. L’actuel modèle d’élevage intensif consomme près de 60 % des céréales et 70 % des oléagineux disponibles dans l’UE (43 % de la biomasse consommée), ce qui entraîne une forte demande de terres arables pour la production d’aliments pour animaux. Si l’Europe diminuait de moitié son cheptel (ce qui supposerait de consommer moins de viande et de lait), la production laitière et bovine pourrait se faire principalement à l’herbe. Sachant que ces systèmes de pâturage extensifs ou rotatifs n’entrent pas en concurrence avec l’alimentation humaine et sont plus respectueux de la nature[50] IDDRI. Septembre 2018. Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine..
A l’inverse, stimuler la conversion de prairies en forêts pourrait être contre-productif. Le reboisement augmente bien le carbone stocké dans la biomasse (sous forme de bois principalement), mais cela peut aussi entrainer des pertes de carbone dans le sol des pâturages convertis, en particulier dans les régions humides et dans le cas de plantations de conifères. Sans même parler des pertes de biodiversité, les prairies semi-naturelles étant des habitats extrêmement riches[51]EEB. 13/10/2021. Carbon farming for climate, Nature, and farmers..
Miser sur les politiques publiques plutôt que les marchés
Que faut-il conclure de ces différentes recommandations ? On l’a vu, les systèmes d’agriculture du carbone sont largement perfectibles. Et même mieux conçus et contrôlés, ils présenteront toujours de nombreux risques. Cela vient de leur principe même de fonctionnement, qui tend à faire des crédits carbone une commodité comme les autres sur les marchés internationaux. Leur amélioration suppose en outre un tel élargissement des critères (ex. échelle des territoires plutôt que celle des pratiques agricoles, GES autres que le CO2) qu’on peut légitimement se demander si les politiques existantes, en particulier la Politique Agricole Commune (PAC) et ses déclinaisons nationales (plans stratégiques nationaux ou PSN), ne constitueraient pas un meilleur « cadre de travail ».
Comme le résume le Réseau Action Climat, « les mécanismes de la PAC sont déjà en place, autant s’en servir ». Autrement dit (et connaissant les faiblesses du point de vue environnemental de la nouvelle PAC), ne faudrait-il pas prioriser l’augmentation du budget et la réorientation des politiques publiques existantes afin de leur donner un tournant résolument plus agroécologique ? En aidant les agriculteurs à changer de modèle agricole de manière systémique et durable ? Avec cette approche, la séquestration du carbone ne serait plus le principal objectif mais un simple « cobénéfice ».
Le BEE préconise quant à lui de mettre l’accent sur une combinaison de financements publics et privés (ces derniers de type collaboratifs[52]C’est-à-dire des partenariats non fondés sur le marché, au travers de collaborations à l’échelle des régions, des territoires ou de la chaîne d’approvisionnement.), les marchés volontaires du carbone n’étant utilisés que « pour les projets d’agriculture du carbone les plus sûrs ». Faisant le constat de l’inefficacité de l’actuelle PAC sur les questions de protection des sols[53]Selon le BEE, le verdissement de la PAC s’est avéré largement inefficace du fait notamment d’une mise en œuvre à la marge par les Etats membres, ne requérant que peu de changements de … Continue reading, l’organisme recommande plus particulièrement que les financements publics se concentrent sur les coûts initiaux de la transition (ex. pour l’achat de nouveaux équipements) et sur l’aide au maintien des systèmes agricoles les plus vertueux, même quand ils sont peu rentables (ex. l’agriculture biologique, paludiculture[54]La paludiculture est la production de biomasse agricole dans un milieu humide naturel ou remouillé. Son objectif est de préserver les services écosystémiques de ces milieux humides (ex. … Continue reading).
En résumé, il faut éviter de faire des systèmes d’agriculture du carbone une nouvelle « fausse solution ». Pour cela, il est indispensable de les insérer à minima dans un mix cohérent, ambitieux et efficace de mesures publiques et privées, en les associant à la fixation d’objectifs juridiquement contraignants (du type réduction des émissions agricoles, développement des puits de carbone ou restauration de la santé des sols). Avec une telle approche globale, l’agriculture du carbone ne serait qu’un moyen mis au service d’objectifs plus globaux, au bénéfice in fine du climat, de la biodiversité et des communautés rurales.
Notes