La gouvernance d’une entreprise, c’est quoi ? Pourquoi c’est important ? Ce mot est dans toutes les bouches, et pourtant nous n’en saisissons pas toujours la pleine dimension.
Comment redéfinir la réussite d’une entreprise? Etre coté en bourse est-il synonyme de succès? Comment en sortir une fois que nous sommes « dans le système » ou comment ne pas y rentrer?
Cette analyse décrypte les modèles de gouvernance actionnarial (anglo-saxon et européen) et offre des alternatives concrètes à ce modèle à travers plusieurs exemple d’entreprises, certaines pesant des milliards de chiffres d’affaires, qui ont pris une autre direction que celle imposée par l’économie mondiale.
Pauline Grégoire
Le modèle actionnarial : pour qui ? comment ? pour quelle vision de l’économie et du monde ?
Le modèle de gouvernance décide de la répartition de la valeur produite par l’entreprise. C’est-à-dire que cela acte la finalité de l’entreprise : à quoi sert-elle, quels intérêts va-t-elle servir. Dans l’économie capitaliste, deux systèmes de gouvernance dominent : le modèle actionnarial qui reverse la valeur crée aux actionnaires, et le modèle partenarial, qui la reverse aux parties prenantes. Dans le cas du modèle actionnarial, « L’objectif du dispositif de gouvernance vise ici à mettre en place un certain nombre de mécanismes permettant de discipliner le dirigeant et de réduire son espace discrétionnaire, afin de sécuriser l’investissement financier des actionnaires »[1]Olivier Meier et Guillaume Schier, « Quelles théories et principes d’actions en matière de gouvernance des associations ? », Management & Avenir 20, no 6 (2008): 179‑98, … Continue reading. L’entreprise n’a donc que comme finalité principale de mettre en valeur le capital apporté par les investisseurs et les actionnaires – seuls à supporter le risque lié à l’activité entrepreneuriale selon la doctrine libérale[2]Thomas Coutrot, « Gouvernance d’entreprise : quels pouvoirs pour quelles finalites ? », Attac France, consulté le 16 septembre 2022, … Continue reading. Toutes les actions menées par l’entreprise et sa direction, comme l’innovation, la création d’emplois, la recherche, la conception des produits etc, ne seront alimentées que par le but final de créer de la valeur au profit des actionnaires. La direction sera donc jugée sur ces performances financières.
Ce modèle actionnarial domine largement l’économie américaine. Heureusement, les luttes sociales (partout dans le monde et à différentes périodes) ont permis d’obtenir des acquis et compromis sociaux, précieux, puisqu’ils imposaient aux directions des entreprises de prendre en considération d’autres intérêts[3]Coutrot.. Ainsi les lois relatives au travail dans de nombreux pays ont instauré le droit à l’expression et à la défense d’intérêts salariés au seins des entreprises, rétablissant ainsi une sorte d’équilibre (qui reste fragile) entre les intérêts capitalistes des actionnaires et les intérêts de la force de travail.
Dans le cas du modèle partenarial, les parties prenantes sont entendues comme toutes les personnes ou entités concernées ou affectées de près ou de loin par les activités de l’entreprises. On peut donc y retrouver, la direction, le management, les salarié∙e∙s, les syndicats, la sous-traitance, la clientèle, les communautés locales, les actionnaires, les investisseurs institutionnels, les gouvernements locaux etc. Certaines entreprises considèrent également leur environnement ou la nature comme partie prenante de leur entreprise. Néanmoins, dans ce système de répartition de valeur, il n’existe aucune théorie solide ou consensus qui fixerait la répartition de la valeur en fonction de l’importance des parties prenantes : chaque entreprise fait comme elle décide. Force est donc de constater que la plupart de la valeur de ces grandes entreprises est répartie en faveur des actionnaires et investisseurs, moins en faveur de l’environnement ou de la base salariale, ou de la production en bout de chaine.
La gouvernance d’une entreprise est donc essentielle et stratégique : c’est la manière dont est gouvernée une entreprise qui fixe comment la valeur crée par son activité est répartie. La gouvernance d’une entreprise résulte donc de choix, politiques et économiques, non pas de la fatalité d’un système. La gouvernance d’entreprise du modèle actionnarial répond à une seule question : « quelle architecture institutionnelle et juridique permet au mieux d’aligner l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires ? »[4]Coutrot..
Fort heureusement, le modèle de gouvernance des entreprises, si important et capital (sans mauvais jeu de mot) soit-il, est donc adaptable à de nouvelles réalités.
Si les années 1980 ont été fortement marquées par un tournant néo-libéral et capitaliste, la réalité économique, politique et planétaire de la décennie 2020 est toute autre. Il est indéniable qu’aujourd’hui le secteur privé est devenu un levier de transformation face aux enjeux climatiques et sociaux que nous traversons, tout en étant évidemment en partie responsable. La question à poser est donc : les entreprises sont-elles capables de de saisir de cette réalité factuelle, et comment peuvent-elles le faire ? Quel pourrait être le rôle des actionnaires, et des dirigeantes et dirigeants ? Comment refonder une gouvernance d’entreprise qui s’adapte aux crises du futur ?
Faire bouger les choses dans le système
Nous le savons et l’observons depuis longtemps : il existe une asymétrie forte entre les actionnaires et les parties prenantes, quand bien même une entreprise se serait qualifiée de « contributive » dans sa stratégie. Quid si les actionnaires décident de ne plus suivre la direction de l’entreprise ? Cette question marche dans les deux sens : si mon entreprise se fixe une mission orientée vers la poursuite d’objectifs environnementaux et sociaux progressistes : vais-je trouver ou garder mes actionnaires ? Si mon entreprise fait fi des défis environnementaux et sociaux actuels, vais-je trouver ou garder mes actionnaires ? Au-delà de ça, les attitudes actionnariales ou de sociétés privées sous modèle partenarial ont toutes deux un point commun : l’absence de contrôle démocratique[5]Pauline Grégoire, « L’ÉCONOMIE ET L’ENTREPRISE AU SERVICE DE LA PLANÈTE ET DES DROITS HUMAINS », s. d., 84..
Dans une étude à propos des entreprises contributives commanditée par Sparknews et Prophil, il est mentionné que « l’enjeu de la transformation du capitalisme dit « actionnarial » vers un capitalisme plus soutenable ne peut être du ressort unique de l’entreprise qui est loin d’avoir tous les leviers à sa disposition. »[6]Sparknews et Prophil, « Les nouveaux modèles de performance enquête sur l’entreprise contributive auprès des dirigeants du SBF120 », 27 novembre 2018, … Continue reading. Il faut donc redonner une mission aux actionnaires[7]Entreprise Contributive, « L’entreprise au XXIe siècle : force de contribution ou prédation ? par Geneviève Ferone, Présidente-Fondatrice d’ARESE », L’entreprise contributive … Continue reading. Mais attention, il convient de faire la différence entre les formes d’activisme actionnarial.
L’activisme actionnarial est la possibilité pour les actionnaires d’une entreprise d’influencer diverses prises de position, choix stratégique ou changements opérationnels stratégique d’une entreprise[8]Grégoire, « L’ÉCONOMIE ET L’ENTREPRISE AU SERVICE DE LA PLANÈTE ET DES DROITS HUMAINS ».. Un∙e actionnaire est une personne ou une institution, société publique ou privée qui détient des actions (des parts de capital) d’une entreprise. A titre d’exemple, aujourd’hui aux Etats Unis, l’actionnariat est divisé tel que : acteurs institutionnels (fonds de pensions, assurances…) en majorité, 37% pour les ménages (inclus les grandes familles héritières), et 2% pour les fonds spéculatifs.
Historiquement, l’activisme actionnarial signifiait plutôt investissement responsable. L’Eglise protestante et ses congrégations y avaient recours pour faire changer de comportement certaines entreprises qui commettaient des abus[9]ShareAction se spécialise dans les campagnes auprès des fonds de pension pour les inviter à dialoguer avec les entreprises sur des sujets sociaux et environnementaux. Cette agence catalyse le … Continue reading. Ce genre d’activisme est maintenant également pratiqué par d’autres actionnaires plus « spéculatifs » et institutionnels[10]C’est le cas par exemple de l’entreprise française Danone, qui en 2020 change ses statuts pour devenir une entreprise à mission et devient la première entreprise cotée en bourse à mettre … Continue reading. Dans un rapport sur l’activisme actionnarial rendu par le cabinet PwC, les 4 techniques d’activisme analysées sont classées de la moins agressive (par exemple une demande de rencontre du Comité Exécutif ou de la direction afin de créer un dialogue à propos des préoccupations des actionnaires) à la plus agressive (influencer pour un changement de têtes de direction), avec sans surprise les techniques les plus agressives exercées par les fonds spéculatifs à objectifs court-termistes.
L’activisme actionnarial à visée plus responsable se concentre en Europe autour de certains fonds suisse, néerlandais ou britannique[11]Loubières, « Activisme actionnarial »., comme Ethos, ou ShareAction. Parmi les tactiques utilisées : inviter les comités de direction d’entreprises au dialogue, proposer des résolutions en lien avec les sujets sociaux ou environnementaux afin de pouvoir les discuter en Assemblée Générale. Ces actions sont importantes car, si elles sont rendues publiques, elles peuvent mettre en péril la réputation d’une entreprise : l’entreprise va donc essayer au maximum de désamorcer ce genre d’actions, ce qui peut être positif pour engager un dialogue et faire agir l’entreprise. Le vote de résolution en Assemblée Générale ainsi que le retrait d’une résolution juste avant le vote peuvent tous les deux être le signe que l’entreprise a décidé d’avancer dans le sens des actionnaires proposant la résolution[12]Loubières.. En revanche, la possibilité de mettre une résolution à l’ordre du jour d’une AG, varie selon les pays. « Aux États-Unis, il suffit d’être détenteur de l’équivalent de 2 000 dollars en actions d’une entreprise pour pouvoir déposer une résolution, ce qui est à la portée d’un particulier. En France, il faut représenter, seul ou en groupe, 0,5 % du capital, ce qui dans le cas d’entreprises du CAC40 se chiffre en plusieurs centaines de millions d’euros »[13]Loubières..
L’activisme actionnarial fonctionne pourtant, preuve en est de quelques succès. C’est le cas de la nomination de 3 membres de l’administration Exxon Mobile – la plus grosse société pétrolière privée au monde – pour défendre l’idée de la transformation de l’entreprise vers un modèle plus durable, lors de la dernière AG de l’entreprise en 2021[14]Le fonds de spéculation californien Engine N°1 a su rassembler les actionnaires les plus puissants (dont BlackRock) pour faire voter contre l’avis de la majorité de la direction de … Continue reading. Du côté français, on peut aussi saluer le travail de l’ONG Reclaim Finance qui œuvre pour remettre la finance au service du climat, et engage les entreprises et les banques à respecter les engagements climatiques à travers leurs outils financiers (assemblées générales d’actionnaires, investissements bancaires, etc.)[15] Reclaim Finance, « Résolutions climatiques d’initiative actionnariale : la France à la traîne », Reclaim Finance (blog), 2 décembre 2021, … Continue reading. Un dernier exemple emblématique est celui de la Clean Clothes Campaign, qui en 2019 a acheté un certain nombre de parts de la marque H&M afin de pouvoir proposer une résolution sur le paiement d’un salaire vital en AG[16]« Action de la ‘Clean Clothes Campaign’ lors d’assemblée des actionnaires de H&M », RetailDetail, 9 mai 2019, … Continue reading. Proposition malheureusement rejetée (20 votes pour sur 600 actionnaires), mais qui a prouvé que les AG pouvaient être bousculées et des messages passés.
Et en Belgique ? En Belgique, deux réseaux sont à l’œuvre pour promouvoir l’investissement socialement responsable. Le Réseau Financement Alternatif et le Forum Belge pour l’Investissement Durable et Socialement Responsable (BELSIF). Plus important, la Belgique a dorénavant une banque éthique et coopérative opérationnelle, NewB[17]Pauline Grégoire, « Et si votre argent pouvait changer la société? », Dossier de campagne: pour une économie au service de la planète et des droits humains, 2022, 19, … Continue reading, qui entend permettre aux citoyen∙ne∙s de se réapproprier la finance. Un objectif : celui de mettre la banque au service du changement : « Quand on met son argent chez New B, on le met d’abord dans une structure dont la gouvernance est coopérative. Ça veut dire que vous, lorsque vous achetez une part au capital de 20 euros, en tant que particulier ou personne morale, vous devenez donc copropriétaire, ou coopérateur/rice. Avec tous les autres membres vous avez la possibilité de voter sur les grandes lignes du projet de la banque lors des assemblées générales. ». Comme quoi finance, démocratie et éthique peuvent faire bon ménage !
Faire changer les choses de l’intérieur, difficile, mais pas impossible. Et si nous envisagions de sortir totalement du modèle ? Quelles inspirations, quelle gouvernance mettre en œuvre pour respecter les limites planétaires et les droits humains ?
Sortir du modèle de primauté du profit : se poser des questions audacieuses et changer son modèle d’affaires
Nous en parlons déjà depuis un moment, mais cette question amène une réponse d’ores et déjà existante (et tant mieux) : appliquer la théorie économique du Donut aux entreprises. Pour le Donut Economic Action Lab (DEAL)[18]Le Donut Economic Action Lab – Laboratoire d’Action de l’Economie du Donut – a été créé en 2019 pour mettre en pratique l’économie du Donut, crée par Kate Raworth., la question principale pour s’orienter vers une économie au service de la planète et des droits humains se situe autour de la conception – non pas des produits ou des services, mais de l’organisation elle-même. Le DEAL reprends cinq caractéristiques clés, inspirées du travail de Marjorie Kelly[19]« Marjorie Kelly », The Democracy Collaborative, consulté le 28 janvier 2022, https://democracycollaborative.org/marjorie-kelly., qui façonnent en profondeur ce qu’une organisation peut faire et être dans le monde :son objectif, ses réseaux, sa gouvernance, sa propriété et ses finances. Pour chacune des caractéristiques, des réflexions associées :
- Au service de quoi/qui sommes-nous ?
- À quoi servent nos bénéfices (sont-ils réinjectés dans notre mission, nos communautés, nos ressources humaines ou nos actionnaires ?)
- À quoi/ qui servent nos réseaux ? Quelles sont nos relations avec nos clients ou nos membres, notre personnel ou nos bénévoles, nos fournisseurs, nos allié∙e∙s ? Sont-elles en phase avec notre objectif et nos valeurs, ou sont-elles prisonnières d’une culture qui les mine ?
Pour Erinch Sahan, chargé du développement des outils donut pour les entreprises « Aujourd’hui, il ne suffit pas d’être durable, il faut régénérer ! Ces outils permettent donc d’observer la structure de l’entreprise, et de voir si elle est véritablement alignée avec les défis environnementaux et sociaux. La théorie du Donut est très macroéconomique. Mais pour les entreprises, cela signifie, en terme concret, d’approfondir la conception même de l’entreprise, de prendre des mesures, de comptabiliser la valeur et les actions autrement, d’adopter des pratiques différentes, de faire preuve de leadership. Pour débloquer ce potentiel, il faut transformer la conception de l’entreprise. »
Ce que nous réalisons dans notre travail quotidien avec les entreprises alternatives, c’est qu’il existe une grande diversité de structures (coopératives, entreprises sociales, entreprises détenues par les employé∙e∙s…). Et nous avons réalisé que nous pouvons adapter les structures alternatives d’entreprises à notre contexte, on peut choisir ce qui répond à nos ambitions. Pour cela il faut oser ouvrir la boite de Pandore de l’entreprise et observer les milliers de fleurs qui vont y pousser ! ».
Enfin, l’économiste propose également une échelle de changement[20]Business Meets the Doughnut v1.0, 2020, https://www.youtube.com/watch?v=J_WPzDVpKvw. à destination des entreprises. Cette échelle contient 5 échelons : « Ne rien faire », puis « Faire ce qui paye », « Faire sa part », « Faire Zero Emissions », pour finir par « Mettre en oeuvre le Donut ». Kate Raworth insiste ensuite sur la différence entre ce que disent les PDG et où se situe concrètement l’action des entreprises en termes d’incitation des cadres intermédiaires (middle management incentive) : c’est-à-dire la différence entre ce qui est annoncé, et ce qui est effectivement fait. Souvent, l’économiste observe, les PDG parlent depuis les derniers échelons de l’échelle, alors que les actions concrètes se situent au second. De même, certaines entreprises décident de faire beaucoup pour le climat, mais rien pour les droits humains, ce qui ne constitue aucunement le fait d’appliquer la théorie du Donut.
Conclusion
Si le système de gouvernance des entreprises tel qu’encouragé par l’économie capitaliste est bien installé dans l’économie mondiale et dans l’état d’esprit des structures d’investissements ou des actionnaires, il existe cependant quelques portes de sorties. La théorie du Donut ou l’activisme actionnarial en étant deux d’entre elles. Il est donc vital que les entreprises : leur direction ou leurs investisseurs, se saisissent du courage nécessaire pour les transformer de l’intérieur, afin qu’elles puissent contribuer à répondre aux défis actuels. Sans cela, toute opération de communication ou tentative de RSE resteront coquilles vides et au service de la maximisation du profit. Fort heureusement, certaines entreprises ouvrent la voie, tant multinationales, que grandes entreprises ou PME et ces initiatives seront abordées dans la deuxième partie de cette analyse.
Notes