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Oxfam-Magasins du monde

L’agroécologie, une critique et une solution au système alimentaire dominant

2022 Analyses
L’agroécologie, une critique et une solution au système alimentaire dominant

De plus en plus populaire, l’agroécologie est aussi l’objet d’un nombre croissant de « récupérations », notamment par des acteurs de l’agro-industrie[1]Friends of the Earth International, Transnational Institute, Crocevia. April 2020. ‘Junk agroecology’: The corporate capture of agroecology for a partial ecological transition without social … Continue reading. Dans le cadre de ses campagnes actuelles et futures[2]Notamment la campagne sur la justice climatique « Let’s do it fair », et à venir, une campagne sur le soutien financier et politique à l’agroécologie. , il semble indispensable qu’Oxfam-Magasins du monde cherche à mieux définir sa vision de l’approche, notamment en collaboration avec ses parties prenantes. En effet, comme l’indiquait le CIDSE dans un rapport de 2018, définir ce qu’est l’agroécologie (et ce qu’elle n’est pas) permet, entre autres, de « soutenir le développement de la discipline, d’obtenir un soutien politique ou encore de lutter contre les fausses solutions »[3]CIDSE. Avril 2018. Les principes de l’agroécologie. Vers des systèmes alimentaires socialement équitables, résilients et durables. .

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Patrick Veillard


De fait, l’agroécologie n’est pas (encore ?) définie de manière univoque et consensuelle, les définitions variant selon les institutions, les pays et mouvements sociaux, en fonction de leurs priorités et préoccupations[4]HLPE. 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices. Pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition.. Un consensus existe cependant dans la littérature pour en distinguer trois composantes : l’agroécologie comme discipline scientifique ; comme ensemble de pratiques ; et enfin, comme mouvement social[5]Wezel A. et al. Janvier 2009. Agroecology as a science, a movement and a practice. A review. Agron. Sustain. Dev. 29: 503-515. .

 

Manifestation contre l’utilisation d’OGM et de pesticides – Buenos Aires, 21 mai 2022

Une discipline scientifique

La discipline agroécologique a émergé dans les années 70-80, avec les publications de quelques auteurs américains tels que M. Altieri ou S. Gliessman. Ces auteurs proposent l’agroécologie comme alternative au modèle dominant d’agriculture industrielle, basé sur l’utilisation intensive d’intrants, l’irrigation, la mécanisation et la sélection variétale. M. Altieri la définit alors comme « l’emploi de principes et de concepts écologiques pour étudier, concevoir et gérer des agroécosystèmes durables »[6]Stassart P.M. et al. Août 2011. Qu’est-ce que l’agroécologie? Positionnement pour un cadre de référence du Groupe de Contact Agroécologie FNRS – Belgique.

Figure 1. Evolution historique de l’agroécologie.

A l’époque, les premiers impacts de cette agriculture sur la santé et l’environnement, comme la contamination par les pesticides ou la disparition de la biodiversité, commencent à sensibiliser une partie de la population américaine, dans la lignée du succès de l’ouvrage Silent Spring de R. Carlson[7]Publié en septembre 1962, ce livre (« Printemps silencieux » en français) a contribué à lancer le mouvement écologiste dans le monde occidental. Il a plus particulièrement sensibilisé le … Continue reading. Ces scientifiques questionnent également le modèle prévalent de conservation de la nature, consistant à séparer production alimentaire et protection de la biodiversité, et proposent en lieu et place d’intégrer au métier d’agriculteur des compétences en gestion de la biodiversité.

En Europe, l’agroécologie s’est développée plus tard mais également comme discipline alliant écologie et sciences agronomiques, autour des questions de production, de conservation et de gestion de la biodiversité́ ainsi que de l’écologie des paysages[8]Stassart P.M., Claes C. 2010. Agroécologie: le chainon manquant. Rôle de consommateurs et d’ONG dans les processus émergeants d’apprentissages. Innovation et développement durable dans … Continue reading. D’abord limité à l’échelle de la parcelle, le concept d’agroécologie va ensuite être étendu aux agroécosystèmes puis à l’ensemble du système alimentaire. Cela a ajouté au champ du système productif per se les dimensions d’organisation de filière et de consommation, et mobilisé de nouvelles disciplines, i.e. les sciences politiques, économiques et sociales (figure 1). Le périmètre de l’agroécologie était ainsi considérablement élargi, en visant la refonte des systèmes alimentaires et la diversification horizontale et verticale des systèmes de production[9]Gliessman S. 2014. Agroecology : the ecology of sustainable food systems, Third edn. CRC Press, Boca Raton, p. 405..

Un ensemble de pratiques

L’agroécologie peut également être définie comme un ensemble de pratiques, s’appuyant sur des savoirs traditionnels échangés au sein de réseaux de petit∙e∙s agriculteurs/rices[10]Brandenburg A. 2008. Mouvement agroécologique au Brésil : trajectoire, contradictions et perspectives. Natures Sciences Sociétés. 16: 142-147. . Ces pratiques ont pour vocation de créer des agroécosystèmes complexes et résilients : « En combinant des cultures, des animaux, des arbres, des sols et d’autres facteurs au sein de schémas diversifiés sur les plans temporel et spatial, elles favorisent les processus naturels et les interactions biologiques propices aux synergies, de façon à permettre aux exploitations diversifiées de promouvoir la fertilité de leurs sols, la protection de leurs cultures et leur productivité »[11]Altieri M. 2002. Agroecology: the science of natural resource management for poor farmers in marginal environments. Agriculture, Ecosystems and Environment, 93(1-3): 1-24..

On peut citer comme exemples de telles pratiques agroécologiques : les cultures intercalaires, l’agriculture de conservation, la fertilisation à l’aide d’engrais verts ou de compost, la lutte biologique, les traitements phytosanitaires naturels, la sélection de variétés locales et adaptées aux terres cultivées, l’agroforesterie, l’utilisation de haies comme réservoirs de biodiversité et de ressources naturelles, etc.

 

Reboisement productif par la mise en œuvre de systèmes agroforestiers (légumes entre rangées d’arbres) – Brésil, 2018.

S’il n’existe pas de catalogue officiel de pratiques pouvant être référencées comme agroécologiques[12]Wezel A., Silva E. 2017. Agroecology and agroecological cropping practices. In: A. Wezel, ed. Agroecological practices for sustainable agriculture: principles, applications, and making the … Continue reading, elles peuvent néanmoins être classées sur une échelle agroécologique, sur base de : 1) l’utilisation de processus écologiques plutôt que d’intrants agrochimiques ; 2) leur caractère équitable, respectueux de l’environnement, contrôlé et adapté aux conditions locales ; 3) leur approche systémique[13]HLPE. 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices. Pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition.. Sur ce dernier point, et comme on le verra plus bas, l’une des spécificités de l’agroécologie est d’articuler les pratiques dans une approche intégrée, plutôt que de les utiliser individuellement et/ou spontanément (comme cela est fréquemment encouragé dans les politiques agricoles, par exemple la politique agricole commune européenne).

Un mouvement social

A la recherche de solutions face aux effets de l’industrialisation agricole et de l’économie de marché mondialisée, les mouvements sociaux se sont également approprié l’agroécologie. Cela a démarré en Amérique latine, autour de la critique de la révolution verte, de par les liens étroits existant entre les universitaires et les acteurs sociaux. Au Brésil par exemple, les fortes inégalités agraires et l’exclusion sociale de millions de petit∙e∙s agriculteurs/rices ont facilité l’adoption de pratiques agroécologiques, à l’aide d’associations, d’ONG et d’organisations publiques d’assistance technique (cf. en particulier le mouvement des paysans sans terre et La Via Campesina)[14]Dans d’autres pays, des raisons historiques comme à Cuba (chute de l’URSS) ou politiques comme en Bolivie, au Venezuela ou en Equateur (basculement des gouvernements à gauche) ont facilité … Continue reading

 

Forum international sur l’agroécologie à Nyéléni, Mali, février 2015

Un moment crucial dans la construction du mouvement a été le Forum international sur l’agroécologie à Nyéléni, au Mali, en février 2015. En s’appuyant sur divers rapports scientifiques tels que l’IAASTD[15]L’IAASTD (“International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development”) a été lancé en 2002 par la Banque mondiale et diverses agences des Nations unies afin … Continue reading, les mouvements sociaux et organisations de petit∙e∙s producteurs/rices recommandent de faire de « l’agroécologie un élément clé de la construction de la souveraineté alimentaire ». Pour ces acteurs, l’agroécologie n’est pas qu’un « ensemble de technologies », mais aussi et surtout une lutte politique, pour laquelle il est nécessaire « de remettre en cause et de transformer les structures de pouvoir de nos sociétés » [16]Déclaration du Forum International sur l’Agroécologie. Nyéléni, Mali. 27/02/2015.. L’objectif est de venir à bout des inégalités de pouvoir et des conflits d’intérêt afin de créer des systèmes alimentaires locaux résilients et durables, qui soient étroitement liés et adaptés à leur territoire et à leur écosystème.

En Europe, l’agroécologie comme mouvement social a été plus lente à se développer, absorbée en cela par la prééminence et l’institutionnalisation de l’agriculture biologique. En Belgique, divers facteurs ont contribué à son développement autour des années 2010, notamment le combat contre des essais de pommes de terre OGM, la création d’un groupe de recherche interdisciplinaire en agroécologie (GIRAF), la défense du concept par le belge Olivier De Schutter (alors rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation) ainsi que sa promotion par les ONGs de coopération puis les syndicats paysans. Même si elle s’est structurée autour d’organisations telles que le Réseau de soutien à l’agriculture paysanne (ReSAP)[17]Essentiellement tourné vers la mobilisation (cf. par exemple la journée internationale des luttes paysannes), le ReSAP a été créé à la suite des actions de désobéissance civile de la « … Continue reading puis Agroecology in Action (AiA)[18]AiA a été créée suite au succès d’un évènement du même nom, les 9 et 10 décembre 2016 à Bruxelles. Axée sur le réseautage, la sensibilisation et le plaidoyer, l’une de ses principales … Continue reading, la dynamique agroécologique belge reste largement non institutionnelle, voire confrontationnelle, et son intégration au sein des politiques publiques très embryonnaire[19]On peut citer comme exception la stratégie « Good Food » de la Région Bruxelles-Capitale (maintenant dans sa version 2, pour la période 2022-2030), qui aborde la question de … Continue reading.

 

Action des syndicats agricoles (FUGEA et Boerenforum) et du ReSAP le mardi 20 septembre 2022 pour dénoncer le rôle de Colryut dans l’accaparement des terres en Belgique.

Les 13 principes de l’agroécologie

A la fois discipline scientifique, ensemble de pratiques et mouvement social, l’agroécologie est donc un concept systémique, intensif en connaissances (« les intrants sont remplacés par le savoir ») et basé sur la durabilité. Il remet fortement en question le modèle agronomique dominant puisqu’il vise la transformation de l’ensemble du système alimentaire, y compris en matière d’équité et d’accessibilité[20]Gliessman S. 2014. Agroecology : the ecology of sustainable food systems, Third edn. CRC Press, Boca Raton, p. 405.. En cela, comme le souligne F. Buttel, l’agroécologie est simultanément une critique et une proposition[21]Buttel, F.H. 2003. Envisioning the future development of farming in USA: Agroecology between extinction and multifunctionality? University of Wisconsin-Madison, USA; p.14.. Olivier De Schutter mettait déjà en avant l’aspect de l’agroécologie comme solution dans son rapport phare présenté à l’ONU en 2011 : « une solution à la pauvreté rurale, à la malnutrition, au changement climatique ou à la perte de biodiversité »[22]De Schutter O. 08/03/2011. “Agroécologie et droit à l’alimentation”. Rapport présenté à la 16ème session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU..

Cette multifonctionnalité ainsi que son caractère holistique et flexible en fonction du contexte local, font qu’il est difficile de résumer l’agroécologie en une série de critères, à l’image d’un cahier des charges en agriculture biologique. Une succession de scientifiques, de réseaux de la société civile et d’institutions se sont néanmoins essayés à l’élaboration de principes agroécologiques. A la suite de nombreux dialogues multipartites et d’un premier Symposium international sur l’agroécologie organisé en septembre 2014 par la FAO[23]La FAO (« Food and Agriculture Organization ») est l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Créée en 1945 à Québec et siégeant aujourd’hui à Rome, … Continue reading, cette dernière a répertorié 10 éléments de l’agroécologie censés orienter la transition vers des systèmes agricoles et alimentaires durables[24]FAO. 2018c. The 10 elements of agroecology : guiding the transition to sustainable food and agricultural systems..

Ces travaux ont été repris par le HLPE (High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition [25]Le High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition (HLPE) fournit au Comité de la Sécurité Alimentaire (CSA) mondiale des Nations Unis des analyses scientifiques et des conseils … Continue reading, voir note 14) qui les a rassemblés et reformulés sur la base de deux autres sources principales (Nicholls et al.[26]Nicholls C. et al. 2016. Agroecology: principles for the conversion and redesign of farming systems. Journal of Ecosystem & Ecography, S5: 010., CIDSE[27]CIDSE. Avril 2018. Les principes de l’agroécologie. Vers des systèmes alimentaires socialement équitables, résilients et durables.) afin d’établir un ensemble de 13 principes agroécologiques (tableau 1). Aujourd’hui considérés comme les plus complets et synthétiques, ces 13 principes permettent de mieux encadrer les différentes démarches et de reconnaitre l’agroécologie réellement transformatrice des autres initiatives (objet d’une prochaine analyse).

 


Les 13 principes agroécologiques du HLPE. *Échelle FI = champ; FA = exploitation, agroécosystème; FO = système alimentaire.

 

Notes[+]