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Faut-il étiqueter des vêtements de marque plus cher en magasin de seconde main ?

2023 Analyses
Faut-il étiqueter des vêtements de marque plus cher en magasin de seconde main ?

Au sein des magasins du monde Oxfam, nous avons à cœur de nous interroger sur nos pratiques afin de fournir le meilleur service possible pour notre clientèle. Valoriser des marques au sein de nos magasins de seconde main est une question épineuse, à l’intersection de l’économie du magasin, de l’engagement social et d’une certaine vision du monde – dont la mode est partie intégrante. Cette analyse propose de répondre à la question en essayant de comprendre ce qui fait une « marque », ce que la sociologie de la mode peut nous apprendre sur notre rapport au vêtement et propose le point de vue de notre équipe seconde main sur la question.

Si au départ, la consommation de vêtements de seconde main était plutôt réservée à des classes sociales aux faibles revenus, elle est devenue beaucoup plus « mainstream » depuis les 10 dernières années au moins. Les classes moyennes et/ou plus bourgeoises s’en emparant, la réputation des vêtements de seconde main est passée de vieux, sale et sentant la poussière (alors que les magasins de seconde main ont toujours eu à cœur de vendre des vêtements triés, propres et de qualité) à unique, stylé, et abordable. Si une majorité de la clientèle se rend dans un magasin de vêtements de seconde main ou une fripe pour y faire du shopping « classique » (trouver des vêtements abordables), d’autres y vont pour dénicher des pépites – comprendre : des vêtements originaux et parfois de marque à des prix défiants toute concurrence. Pour autant, comment déterminer un « bon prix » sur des vêtements déjà portés : un vêtement tendance mérite-t-il d’être plus cher qu’un autre ? Un t-shirt blanc d’une marque connue devrait-il être vendu à un prix un peu plus cher qu’un t-shirt blanc d’une marque inconnue ? Comment trouver le juste milieu entre la valorisation de beaux vêtements et la valorisation d’une marque ?

Si certains magasins sont spécialisés dans la revente de vêtements ou accessoires de luxe en seconde main ou de vêtements vintage, nous nous concentrerons pour cette analyse sur les magasins de vêtements de seconde main « généralistes » c’est-à-dire sans spécialisation. Au sein des magasins du monde Oxfam, nous avons à cœur de nous interroger sur nos pratiques afin de fournir le meilleur service possible pour notre clientèle. Valoriser des marques au sein de nos magasins de seconde main est une question épineuse, à l’intersection de l’économie du magasin, de l’engagement social et d’une certaine vision du monde – dont la mode est partie intégrante.

Pour débroussailler le terrain, nous allons d’abord revenir à l’essentiel : qu’est ce qui fait que nous avons plus confiance en une marque qu’une autre, qu’est ce qui fait « la marque ». Puis nous ferons un petit tour du côté de la sociologie de la mode, et notre rapport au vêtement, avant de conclure par une ébauche de positionnement et un résumé des principaux arguments pour ou contre étiqueter un vêtement de marque plus cher dans un magasin de seconde main.

Des marques et nous

Quand nous consommons nous répondons à différents besoins : besoins de base (se nourrir, se loger, hygiène etc), besoins de divertissement, besoin de se défouler, besoin d’affirmation de soi… La mode en l’occurrence nous permet de répondre à des besoins primaires (se couvrir) et des besoins secondaires (s’affirmer, être unique, appartenir à un groupe). La consommation permet de nous mettre en récit[1], et les marques de participer à notre construction d’identité, en nous rattachant à la leur.

Une marque est constituée d’une identité visuelle (slogan, charte graphique, logo etc), mais aussi d’un positionnement et d’une identité propre. Pour construire son identité une marque peut faire appel à des valeurs, un héritage, des émotions, des partenaires spécifiques… De l’autre côté, l’identité d’un∙e consommateur/rice se construit à la fois avec la volonté de se distinguer mais aussi avec le besoin d’appartenir à un groupe (reconnaissance). C’est ainsi que selon les chercheuses C.Batazzi et A.Parizot, « Les marques doivent construire du sens car les consommateurs ne sont plus seulement attentifs à la valeur marchande des produits mais à l’identité que ces produits leur confèrent. Ainsi la valeur marchande d’un produit comprend la valeur ajoutée en termes de construction identitaire et sociale de celui qui l’acquiert. »[2]

Pour créer plus de sens et d’identité les marques doivent créer un lien de confiance avec leur clientèle. Avec l’avènement des réseaux sociaux, les marques investissent massivement dans la recherche de collaboration (stars, influenceurs∙euses), et dans la création de communautés de consommateurs/rices, pour lesquelles les marques vont s’adapter.

Dans le rapport Love Brands[3], qui mesure « l’amour de la marque » et notamment comment les marques durables[4] gagnent le cœur des consommateurs/rices, les marques de beauté et de mode obtiennent le meilleur score en moyenne. Sur les 50 marques analysées par le rapport, elles en représentent près d’un tiers. Selon le rapport, l’amour de la marque est caractérisée par trois facteurs : la relation à la clientèle, la confiance, la durabilité. Les marques les plus aimées sont donc celles qui parviennent à se concentrer sur leur clientèle (niveau expérience « individuelle ») tout en proposant dans un plan plus large une meilleure vision de la société et de l’entreprise (niveau collectif) – proposer des produits peu chers, de qualité, tout en sauvant la planète, pour faire un grossier résumé.

Le rapport se base sur des données collectées en interne et en externe auprès de différentes marques et de multiples réseaux sociaux qui mesurent la passion (commentaires extrêmement négatifs ou positifs), le trust score (confiance) et le CSAT (Customer Satisfaction Score) score (avis des consommateurs/rices). Les marques de beauté et de mode doivent leurs succès à leur communication forte sur leurs efforts en matière de durabilité environnementale et sociale pour susciter l’intérêt des consommateurs du monde entier (utilisation des NTIC  (nouvelles technologies de l’information et de la communication) pour faire vivre des expériences personnalisées et émotionnelles, communication sur les efforts RSE (responsabilité sociale et environnementale), mise en place de changements en entreprises…). Les 5 premières marques mondiales du top 50 des marques les plus aimées sont, selon Love Brands 2022, ASICS / Illy  / Colorbar cosmetics/ Nuxe et Maison du monde. Pour la France, le top 10 est ci-après – la Belgique étant absente du classement.

Développer l’amour de la marque est essentiel pour gagner en notoriété mais aussi pour assurer des prix plus élevés, une plus grande fidélité, et une plus grande promotion par bouche à oreille. L’amour de la marque peut se manifester à travers des programmes RSE sur lesquels les marques peuvent fortement communiquer (obtention de certification par exemple, ou projets menés par des fondations d’entreprises), des interactions sur les réseaux sociaux créatives et fortes avec les consommateurs/rices, des services clientèle de qualité etc.

Dans un second rapport publié en 2019 par Edelman « In Brands We Trust »[5], l’équipe de recherche a demandé à un échantillon de consommateurs/rices de classer par ordre d’importance les facteurs de décision dans leurs pratiques d’achats et de confiance auprès des marques. Dans le haut du classement, on retrouve tous les attributs du produit comme la qualité (score de 85), le prix, la praticité et les matières du produit, puis vient en 5e position le facteur « j’ai confiance en la marque pour faire ce qui est bien » (score de 81), suivi de près par des facteurs liés à l’entreprise et la marque elle-même comme la chaine de valeur (le « made in… »), la place donnée à la clientèle, les échos et commentaires, la réputation de la marque. Et en dernier (avec un score 71) les pratiques environnementales. Le rapport stipule que seulement 1 personne sur 3 peut faire confiance à la plupart des marques qu’elle achète. Ce chiffre est particulièrement représentatif des tranches d’âge 18-34 et 34-55, en France, Royaume-Uni et en Allemagne. Le rapport fait aussi état du « trust-washing » quand les consommateurs/rices savent que les marques ne font que communiquer sans agir concrètement. 56% des personnes interrogées pour le rapport sont conscientes que les marques utilisent des problématiques sociétales pour vendre plus de produits. En effet, l’adaptation à tout prix à ce que la clientèle cherche et valorise ainsi que le rythme effréné des tendances peuvent amener à diverses dérives marketing comme le greenwashing, le feminisme-washing, le pinkwashing[6] etc – des tentatives marketing pour instrumentaliser et capitaliser sur les valeurs de la société ou d’une partie des consommateurs/rices.

Les relations que les marques développent avec leur communauté et notre appétence ou désir de porter telle ou telle marques trouvent également une explication plus historique et sociologique. Après tout, le vêtement est ce par quoi les individus se présentent au monde.

L’habit fait il le moine ? Un peu de sociologie de la mode…

La sociologie de la mode permet de nous éclairer sur notre rapport aux vêtements, à l’habit, même si la mode en tant que sujet d’analyse sociologique reste peu étudiée en tant que tel (beaucoup de chercheurs/euses déplorent un manque de données liées au sujet[7]). Quelques auteurs/rices ont théorisé notre rapport à la mode au cours des derniers siècles, en les mêlant à d’autres aspects de la sociologie (la culture par exemple). Nous allons aborder quelques-unes de ces théories qui tentent d’expliquer ce rapport que les sociétés occidentales ont avec le phénomène de la mode, en tant qu’économie, fait social et phénomène de tendance.

Une partie de la difficulté d’étude du sujet réside dans sa multitude d’aspect. L’auteur F. Godart explique dans son ouvrage Sociologie de la mode[8] : « La mode est un fait social total puisqu’elle est simultanément artistique, économique, politique, sociologique… et qu’elle touche à des questions d’expression de l’identité sociale. » En effet, la mode est devenue un phénomène social dans nos sociétés occidentales depuis la fin du Moyen Âge, où l’habit avait pour fonction première de qualifier socialement les individus (noblesse, clergé), et à l’intérieur de chacune de ces classes les individus ne pouvaient pas se permettre de porter telle ou telle étoffe, ou signe distinctif en dehors de leur catégorie sociale. Lors de la révolution française par exemple, cet aspect change et la mode devient un attribut de la liberté individuelle. Dans un second ouvrage dédié à la sociologie de la mode, le sociologue F.Monneyron raconte que les révolutionnaires stipulent par le décret du 8 brumaire an II (29 octobre 1793) que : « Nulle personne de l’un et l’autre sexe ne pourra contraindre aucun citoyen à se vêtir d’une façon particulière, sous peine d’être considérée et traitée comme suspecte et poursuivie comme perturbateur de repos public : chacun est libre de porter tel vêtement ou ajustement de son sexe qui lui convient. »[9]

A la fin du 19e siècle, le sociologue Thorstein Veblen théorise le vêtement comme « capacité de paiement » et de gaspillage ostentatoire dans son ouvrage The Theory of the Leisure Class publié en 1899. Pour le sociologue, le vêtement montre d’abord pour les classes supérieures leur capacité à dépenser leur capital dans des vêtements inconfortables et incommodes au travail, leur manière à eux de montrer qu’ils détiennent des richesses sans avoir à travailler. Pour les femmes de ces derniers, elles représentaient d’autant plus la richesse de leurs maris, puisque leur condition sociale leur interdisant de travailler, elles héritaient d’une double peine : celle de paraître encore plus incapables de se soumettre au travail que leurs maris, de par leurs attributs vestimentaires (plumes, chapeaux, chaussures à talons, robes et étoffes lourdes et/ou précieuses…).[10] D’ailleurs, dans une perspective féministe de la sociologie de la mode, la sociologue américaine Anne Hollander explique dans son ouvrage Sex and Suits[11] publié en 1994 que le costume masculin n’a fait que se simplifier depuis la fin du 18e siècle, permettant aux hommes d’être à l’aise dans leur vêtement, chose qui n’était pas permise aux femmes. En effet, selon elle, la plupart de la mode féminine est restée « coincée » longtemps dans la fantaisie et pour satisfaire le regard et désir masculin à son égard (talons hauts, jupes serrées, corsets, jupes, et robes à coupes inconfortables…). Dans la même période que Veblen, Georg Simmel qui reprend des concepts de Gabriel de Tarde explique que la mode est à la fois « une affaire d’imitation et de distinction » [12]: les classes sociales inférieures tentant d’imiter le style des classes supérieures jusqu’à ce que ces dernières soient obligées d’en trouver un autre pour se distinguer.

Dans les années 1980, le sociologue Pierre Bourdieu pense la mode comme un domaine de lutte symbolique dans le champ de la sociologie de la culture. De nombreux autres sociologues comme Quentin Bell, Marc-Alain Descamps ou Réné König ont réutilisé les définitions de Veblen et Simmel afin d’y apporter des nuances[13]. Force est de constater que la mode reste un concept complexe influencé par de nombreux facteurs, qu’ils soient individuels ou sociétaux, difficile à envisager sous un seul angle ou une seule théorie.

Etude comportementale des consommateurs/rices de vêtements de seconde main

La sociologie de la mode nous explique que nos comportements sont liés à de multiples facteurs, tout en essayant d’appartenir à un groupe et de s’en distinguer (liberté individuelle, construction de notre identité propre). Du côté des marques, ces dernières investissent massivement dans un marketing destiné à créer de la confiance, en nous invitant à vivre des expériences personnalisées fortes, tout promettant le respect de nos valeurs communes et en vendant un maximum de produits similaires. Retrouvons-nous ces mêmes liens à la mode et aux marques dans des magasins de seconde main ? Si les études comportementales de la clientèle de seconde main sont encore rares, quelques articles notamment publiés aux Etats Unis peuvent éclairer notre réflexion.

Le marché de la seconde main et de l’occasion est aussi un marché de plus en plus compétitif. Magasins associatifs, friperies, friperies spécialisées dans le vintage, les plateformes en ligne (Vinted, Facebook Market Place…) et maintenant la plupart des grandes marques de textile s’engagent dans des démarches de seconde main. La marque reste un facteur de choix important dans l’achat de vêtement d’occasion – ce qu’on appelle des « pépites » : trouver un article de marque à un prix plus qu’abordable. Cependant il serait cliché de s’arrêter à cette considération. Une étude du marché américain de seconde main[14] a listé 6 orientations des acheteurs∙euses de seconde main en les séparant en 3 champs de consommation : les magasins associatifs (comme ceux d’OMDM, en bleu), les plateformes en ligne (orange), et les magasins spécialisés en vintage (gris). Le premier facteur qui pousse la clientèle à acheter de l’occasion est la conscience du style, c’est-à-dire la recherche d’un style unique et original. Suivi de près par la « frugalité », c’est-à-dire la sobriété plutôt que la surconsommation. En dernier vient la conscience écologique liée à l’achat de seconde main. Le résultat de ce dernier critère peut certainement être nuancé par rapport au marché américain qui ne bénéficie peut-être pas de la même sensibilisation écologique qu’en Europe ou en Belgique par exemple.

Une seconde étude[15] quant à elle identifie les motivations induisant le comportement d’achat dans les magasins d’occasion et dresse le profil des acheteurs∙euses à travers un arbre de décision pour prédire ces comportements d’achat. Dans cette étude, le facteur « trouver des pépites » et « attributs de marque » sont les deux facteurs les plus importants dans le comportement d’achat. La conscience écologique ou citoyenneté responsable arrive en troisième position. Les consommateurs/rices de seconde main font donc attention à la marque mais s’orientent avant tout en seconde main pour l’expérience de chasse aux pépites. Ce qui rejoint les résultats de la première étude qui plaçait le facteur « conscience de style » en première motivation d’achat.

Basé sur ces résultats, les magasins de seconde main auraient intérêt à proposer à leur clientèle des vêtements basiques et classiques abordables pour toutes les tranches de revenus ainsi que des pièces plus originales et uniques pour satisfaire le besoin de trouvaille et d’originalité d’autres. De même la conscience écologique et citoyenne n’étant pas à négliger, la présence d’informations ou l’entretien d’une ambiance engagée et solidaire dans les magasins peut faire partie d’une expérience de shopping unique et originale qui se démarque des grands magasins. Le sens de contribution à une cause plus grande que soi (écologie, solidarité) est à explorer dans les magasins de seconde main.

Concrètement, on fait quoi ?

Actuellement, la politique de prix des vêtements vendus dans les magasins Oxfam dépend de nombreux facteurs : la localisation du magasin (zone rurale, urbaine, quartier populaire ou plutôt bourgeois etc), le niveau de revenu de la région et du type de clientèle, des coûts fixes (loyer, réaménagement du magasin), et du type de vêtements collectés par les équipes. « Nos grilles de prix fonctionnent par catégorie, par exemple pantalon homme, pantalon femme, pantalon ado, pantalon enfant, pantalon bébé… Certaines équipes, pas toutes, intègrent un prix plus élevé pour les marques et les vêtements reçus neufs et quelques-unes fonctionnent avec une fourchette de prix par catégorie, par exemple un pantalon femme va être entre 4 et 6€ ou un pantalon femme de marque sera entre 7 et 10€. » explique Mélanie Degroote, membre de notre équipe seconde main.

Ainsi la marque du vêtement va peu jouer dans l’attribution du prix. « Dans les magasins que j’ai pu visiter, certains vont faire cela de manière exceptionnelle et dans des proportions minimes. Il faut en outre que la pièce soit en parfait état pour la valoriser comme tel. Il y a peu d’effet d’opportunisme selon moi. » précise Thomas Florizoone de l’équipe seconde main.

Pour autant, si notre bénéfice permet de financer nos projets de commerce équitable, ne serait-il pas judicieux de s’appuyer sur ce levier de marque pour accroitre nos bénéfices ? L’équipe de seconde main ne parait pas de cet avis. Selon Mélanie et Thomas, « financer le commerce équitable avec notre activité de seconde main est un concept pas toujours clair ou assimilé par nos équipes bénévoles et nous avons la volonté de rester avant tout solidaires et tournés vers l’accessibilité. »

On l’a vu le prix ne fait pas tout. Si l’on s’appuie sur les études présentées plus tôt, la clientèle de seconde main est plutôt attirée par la recherche de trouvaille, de vêtements accessibles et qui répondent à un besoin pratique ET de style, tout en ayant une démarche citoyenne responsable (même si les marques y jouent tout de même un rôle). Si Oxfam Magasins du monde cherche à se positionner pour offrir une expérience client unique et personnalisable tout en respectant ses valeurs et ses missions de solidarité et de justice, alors il serait judicieux de se concentrer sur la mise en valeur d’autre chose que le prix d’un vêtement d’occasion.

« Le grand principe en seconde main est de considérer 1/10e du prix du neuf. » explique Véronique De Ridder, troisième membre de l’équipe. « Devant l’explosion de propositions de seconde main suite à la génération transition, je pense que nous devons nous positionner par une offre de qualité, indépendamment des marques. » La matière d’un vêtement devrait-elle être plus valorisée que la marque qui l’a produit ? Thomas répond « je pense que les matières devraient être prises en compte lors du tri (pas pour instaurer des prix plus élevés car nous devons rester accessibles) mais surtout car leur tissage, filage va influencer la durabilité (au sens de la longévité du vêtement). Mais l’information ne figure pas sur la plupart des pièces… et ce serait un travail fastidieux. Une pièce qui parait nickel pourrait ne pas durer dans le temps parce que de mauvaise qualité. »

Une autre alternative envisageable est de refuser de collecter certaines marques aux comportements destructeurs pour la planète par exemple (Shein mais pas que…). La question serait alors, qui mérite d’avoir une seconde vie et qui ne le mérite pas, et selon quels critères ? Devrions-nous ne collecter que des vêtements labellisés commerce équitable ou textile responsable alors que le marché est encore une niche par rapport à l’industrie mondiale de la fast fashion ? Ces questions posent de véritables réflexions éthiques. Si Mélanie reconnait que certaines équipes écartent des vêtements de la marque Shein par exemple, Thomas nuance « le vêtement est déjà produit et on ne met pas les marques controversées en avant. Donc on ne les soutient pas et on continue de sensibiliser les personnes qui franchissent les portes de nos magasins. Ce n’est pas à nous de mettre ces marques hors circuit mais aux citoyens (et aux politiques si des lois visant à écarter Shein du marché européen voient le jour) à le faire. », ce à quoi Véronique insiste sur le renforcement de l’éducation et la sensibilisation du public, et ajoute « Ce qui pourrait justifier un prix plus élevé est le respect du donateur et une valorisation correcte des dons. Que penser d’une chemise Gucci à 4€, au même prix qu’une chemise C&A ? Nos magasins sont pour certains revendeurs – seconde main ou vintage –  des sources de marchandises à petit prix. En tant que donateur, je ne peux imaginer voir ma robe Desigual vendue à 2 €… (ce dont j’ai déjà été témoin par le passé), ce qui signifie que j’envisagerai de donner peut-être ailleurs la prochaine fois ».

Conclusion

La mode, et « être à la mode » sont des concepts complexes intimement reliés à notre volonté d’appartenance à la société et celle de se distinguer individuellement. Le cycle de la mode contribue aussi à maintenir un mouvement permanent dans les styles, les matières, et notre navigation dans ce système. La logique capitaliste ayant exacerbé le cycle de la mode (les imitations et tendances des défilés se trouvent quelques semaines plus tard dans les enseignes de fast-fashion), les marques ont elles aussi saisi l’importance d’un marketing fort pour inciter leur clientèle à être à la page en permanence. Les marques restent dans notre société actuelle le sceau de l’appartenance et à un groupe ou à une certaine vision de nous-mêmes, l’occasion de démontrer les valeurs que nous portons et la place que nous occupons au sein d’un groupe (âge, culture, valeurs, richesse etc). Le marché des vêtements de seconde main n’échappant pas à l’économie et aux logiques du monde de la mode, les comportements de la clientèle sont aussi semblables à celle de la clientèle des magasins conventionnels. Trouver des marques à petit prix et pouvoir concevoir un style original sont deux des facteurs de consommation les plus importants, même si la volonté de s’inscrire dans une démarche de consommation sobre et respectueuse de la planète en font aussi partie. Par conséquent, les marques ont un certain poids économique dans les magasins de seconde main. Les valoriser en les étiquetant plus cher peut permettre d’accroitre les bénéfices des magasins et de réinjecter ces bénéfices dans des projets solidaires avec nos partenaires de commerce équitable. Néanmoins, cela pose quelques questions éthiques, notamment sur le choix des marques à valoriser (qu’est ce qui fait une bonne marque ?), sur l’accessibilité (les personnes à revenus faibles doivent-elles être privées de vêtements de marque) …

Au vu de l’indépendance des magasins, de la variété de publics et de lieux dans lesquels sont implantés les magasins, le positionnement d’Oxfam Magasins du monde a tout à gagner de s’orienter vers une offre de vêtements de qualité, accessible pour tous∙tes. Tout en essayant d’offrir à sa clientèle diversifiée des expériences de shopping en lien avec ce qu’elle recherche. Etiqueter plus cher un vêtement de marque n’est donc pas la solution la plus appropriée pour notre vision de la seconde main. D’autres solutions paraissent plus pertinentes, comme, par exemple penser à communiquer sur certaines « pépites » à trouver dans tel ou tel magasin, améliorer l’information sur les impacts écologiques/économiques de la seconde main en magasin, ou améliorer la création de « communauté » autour de certains magasins, pour faire vivre l’aspect mode et solidaire de notre approche.

Cette approche permettrait d’éviter à avoir à se positionner par rapport à des marques que nous continuons à challenger pour devenir meilleures et plus durables, et de trouver un juste milieu, une fluidité dans notre stratégie de vente pour répondre aux besoins d’un public divers.

Pauline Grégoire

Bibliographie

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Notes

[1] Claudine Batazzi et Anne Parizot, « Identités de Marques et marqueurs d’identité. Vers une construction identitaire et sociale des individus par et dans la consommation ? », Question(s) de management 14, no 3 (2016): 89‑101, https://doi.org/10.3917/qdm.163.0089.

[2] Batazzi et Parizot.

[3] « Love Brand 2022 – Comment les marques durables gagnent le coeur des consommateurs », consulté le 18 juillet 2023, https://www.talkwalker.com/fr/reports/marques-les-plus-aimees-au-monde.

[4] Les marques « durables » du rapport sont qualifiées comme telles car elles communiquent beaucoup sur leurs pratiques RSE, tant au niveau environnemental, social ou organisationnel – cependant, rappelons que communiquer ne fait pas tout et les grandes entreprises ont tendance à communiquer en amont de réels progrès ou de changements organisationnels. Ce rapport est donc à prendre avec nuance, avant tout pour ses données sur la communication et les stratégies créatives des marques pour créer de la confiance avec leurs communautés de consommateurs/rices.

[5] « Edelman Trust Barometer Special Report: In Brands We Trust? | Edelman », consulté le 24 juillet 2023, https://www.edelman.com/research/trust-barometer-special-report-in-brands-we-trust.

[6] Le greenwashing est lié à la communication mensongère sur des actions en rapport avec l’amélioration des performances climatiques et/ou énergétique des entreprises. Le Feminism-washing  se rapporte à tout ce qui touche au féminisme et son utilisation mensongère par des marques, et le pink-washing pour tout ce qui touche aux questions de libertés d’orientations sexuelles et à l’instrumentalisation des causes LGBTQIA+. Pour en savoir plus, voir : Pauline Grégoire, « L’économie et l’entreprise au service de la planète et des droits humains » (Oxfam-Magasins du monde, 2022), https://oxfammagasinsdumonde.be/content/uploads/2022/09/Etude-Leconomie-et-lentreprise-au-service-de-la-planete-et-des-droits-humains.pdf?_ga=2.243685190.2134144284.1666691451-373199320.1624960564.

[7] Frédéric Godart, « Introduction / La mode, un « fait social total » ? », Repères (Paris: La Découverte, 2010), 3‑11, https://www.cairn.info/sociologie-de-la-mode–9782707157621-p-3.htm.

[8] Godart.

[9] Frédéric Monneyron, Sociologie de la mode, 2e éd, Que sais-je ?, n° 3757 (Paris: Presses universitaires de France, 2010).

[10] Monneyron.

[11] bloomsbury.com, « Sex and Suits », Bloomsbury, consulté le 20 juillet 2023, https://www.bloomsbury.com/us/sex-and-suits-9781474250610/.

[12] Monneyron, Sociologie de la mode.

[13] Monneyron.

[14] Mostafa Zaman et al., « Consumer Orientations of Second-Hand Clothing Shoppers », Journal of Global Fashion Marketing 10, no 2 (3 avril 2019): 163‑76, https://doi.org/10.1080/20932685.2019.1576060.

[15] Hyejune Park et al., « Thrift Shopping for Clothes: To Treat Self or Others? », Journal of Global Fashion Marketing 11, no 1 (2 janvier 2020): 56‑70, https://doi.org/10.1080/20932685.2019.1684831.