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Etat des lieux du marché de la décoration intérieure : comment générer de l’achat d’artisanat équitable ?

2023 Analyses
Etat des lieux du marché de la décoration intérieure : comment générer de l’achat d’artisanat équitable ?

On dit que l’aménagement intérieur de notre maison reflète notre personnalité, notre esprit, ou ce que nous essayons parfois de taire. Nous passons environ 80% de notre temps dans des espaces intérieurs (logement, bureau, lieux de socialisation). Dans chacun de ces lieux, l’aménagement et la décoration intérieure jouent un rôle capital. Que dit notre décoration intérieure de nous ? Que nous disent ces objets que nous choisissons pour égayer nos intérieurs, pour offrir, pour nous faire du bien ou tout simplement, pour nous rendre service ? Si nous élargissons notre vision à une échelle plus macro, dans un monde globalisé où les goûts, les tendances et les objets de décoration qui nous sont proposés suivent des processus de fabrication uniformisés, comment l’artisanat trouve-t-il sa place ? Comment se positionner en tant que magasin de décoration intérieure artisanale et équitable face à une concurrence industrielle massive ?

Ces questions sont loin d’être nouvelles dans le secteur du commerce équitable non alimentaire, néanmoins, cette analyse a pour objectif de développer un argumentaire actualisé sur le sujet. A savoir : comment les objets d’artisanat peuvent-ils être valorisés sur un marché ultra-concurrentiel et versatile ? Comment faire de nos différences des forces ?

Pour y répondre, nous proposerons d’abord une veille économique du secteur de la décoration et de l’artisanat en Belgique et en Europe afin d’avoir un point de vue actuel sur le marché. Nous explorerons ensuite ce qui nous lie à notre intérieur et nos objets du quotidien, et ce qui déclenche l’achat de commerce équitable.

Le marché de la décoration intérieure

1. Dans le marché conventionnel

Le marché mondial de la décoration intérieure, extérieure et d’ameublement représenterait 840 milliards de dollars entre 2020 et 2027, selon une étude produite par Allied Market Research en 2020[1]« Décoration : les 11 chiffres à retenir sur ce marché en plein boom », Les Echos, 4 mars 2022, … Continue reading. Il pèse environ 26 milliards d’euros en France (dont 13,2 milliards pour la décoration intérieure).

Concernant la consommation, la dépense moyenne d’un∙e Français∙e par an est de 532 euros pour la décoration intérieure. La tranche d’âge 25-44 ans achète le plus. Selon l’étude, les hommes achèteraient plus de décoration que les femmes (644 euros contre 434 euros). 46% des consommateurs/rices de déco changent une fois par an les éléments de décoration de leur pièce à vivre – les produits les plus achetés sont le linge de maison, et des objets de décoration (vases, cadres, miroir…). Du côté des chiffres belges, la part de dépense des ménages belges dans l’ameublement et le soin de la maison serait de 5,6% selon les dernières données en date des Nations Unies[2]« Approcher le consommateur en Belgique – Observer les pays – B’Trade », consulté le 1 août 2023, https://www.btrade.ma/fr/observer-les-pays/belgique/approcher-consommateur.. En 2019 cela représentait 14.118,8 millions d’euros[3]Department of Economic and Social Affairs, United Nations, « NATIONAL ACCOUNTS STATISTICS: MAIN AGGREGATES AND DETAILED TABLES, 2020 » (New York: United Nations, 2020), … Continue reading.

Ces chiffres sont à prendre avec mesure puisqu’il est difficile de trouver une définition uniformisée du « marché de la décoration intérieure », celui-ci englobant tantôt le textile de maison, l’ameublement, la décoration de jardin et parfois la rénovation (papier peint, peinture etc). Il est également difficile d’accéder à des données nationales belges, ou d’avoir accès aux mêmes années que celles des pays limitrophes comme la France afin d’en faire des analyses comparatives. Nous prendrons donc ces chiffres comme un ordre de grandeur permettant de définir les grandes tendances et enjeux du marché.

Sur internet, le secteur de la déco représente 10% du marché de la vente en ligne et continue de croître. En termes de marques, et toujours selon les Echos, Amazon (34%), Ikea et Cdiscount sont les enseignes qui vendent le plus en ligne dans leur secteur (marché français). Selon l’étude Reech 2021 sur les marques de maison et de décoration intérieure IKEA, Maisons du Monde, Leroy Merlin, la Redoute Intérieurs et Made.com constituent les cinq marques de Maison & déco les plus citées par des influenceurs/euses sur les réseaux sociaux français[4]« Influenceurs et marques orientées Maison & déco », consulté le 3 août 2023, https://www.reech.com/fr/etude-home.. Sur les réseaux sociaux toujours, plus de la moitié des acheteurs∙euses utilisent le réseau Pinterest pour cibler leurs achats et trouver des idées loin devant Instagram (environ 30%)[5] « Décoration ».. Basé sur les résultats de l’étude Reech, 63 % des 18-24 ans indiquent suivre des créateurs/rices de contenu sur les réseaux sociaux. En adhérant à ces créateurs/rices de contenu, 51% des sondé∙e∙s cherchent à s’informer et 47 % le font pour s’occuper – et 1 Français∙e sur 4 accorde sa confiance à l’avis d’un créateur/rice de contenu au moment d’acheter un produit.

Au niveau belge, environ 3/4 des consommateurs/rices achètent sur internet (toute consommation confondue), et les ventes ont atteint environ 11,7 milliards d’euros en 2021[6]« Approcher le consommateur en Belgique – Observer les pays – B’Trade ».. Environ 65% de la population belge est active sur les réseaux sociaux et le nombre d’utilisateurs/rices de médias sociaux a augmenté de 7,8% en 2021.

La décoration et l’ameublement représentent une part moindre de dépense pour les ménages que celle de l’alimentaire ou de l’habitat (loyer, prêts etc). Cependant au vu de la croissance de sa présence en ligne et vu les tendances au « repli » chez soi depuis la pandémie de 2020, la décoration intérieure est un secteur qui se porte relativement bien et qui continue de générer des chiffres d’affaires importants. En témoignent également les titres de presses spécialisées[7]Carolina Pulici, « Les bonnes manières d’habiter. La presse d’architecture et de décoration entre hiérarchies du marché et autorité culturelle, 2000-2015 », Actes de la recherche en … Continue reading et les émissions de télévision ou de plateformes en ligne dédiées à la rénovation, la décoration, ou à l’aménagement intérieur[8]« Maison. Pourquoi les émissions de décoration d’intérieur nous fascinent tant », Ouest-France.fr, 29 novembre 2022, … Continue reading. Au-delà des chiffres économiques, il faut retenir que la présence et la notoriété en ligne est importante pour assurer le marketing et une partie non négligeable du chiffre d’affaires des marques ou enseignes de décoration.

2. Dans l’artisanat et l’artisanat équitable

Qu’en est-il des objets de décoration artisanaux ? Rappelons d’abord la définition de l’artisanat selon l’UNESCO : « produits fabriqués par des artisans, soit entièrement à la main, soit à l’aide d’outils à main ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle directe de l’artisan demeure la composante la plus importante du produit fini… La nature spéciale des produits artisanaux se fonde sur leurs caractères distinctifs, lesquels peuvent être utilitaires, esthétiques, artistiques, créatifs, culturels, décoratifs, fonctionnels, traditionnels, symboliques et importants d’un point de vue religieux ou social. »[9]« Artisanat ou produits de l’artisanat », 22 juin 2020, https://uis.unesco.org/fr/glossary-term/artisanat-ou-produits-de-lartisanat..

Au niveau mondial, selon Artisan Alliance[10]L’Alliance des artisans propose une bibliothèque de ressources en libre accès pour les entreprises artisanales, les entreprises sociales et les autres personnes travaillant dans le secteur de … Continue reading, le secteur de l’artisanat est le deuxième employeur du monde en développement après l’agriculture, et représente un marché d’une valeur de 32 milliards de dollars par an. Plus de 65 % des activités artisanales se déroulent dans les économies en développement, même si l’artisanat n’est pas vraiment reconnu comme un moteur de développement économique en tant que tel (marché informel, pas en phase avec des activités économiques de développement industriel par exemple)[11]« Artisan Sector — Artisan Alliance », consulté le 27 juillet 2023, http://www.artisanalliance.org/sector.. La majorité des activités économiques artisanales sont exécutées par des femmes ou des groupes minoritaires, dans des endroits isolés avec souvent peu d’accès aux ressources financières, humaines ou techniques pour s’insérer dans l’économie de marché. Paradoxalement, alors que ces activités préservent un savoir-faire ancestral et utilisent des ressources locales dans le cadre délimité par la Nature, peuvent-elles réellement être compatibles avec l’économie globalisée dans lesquelles elles (et nous) tentons de les intégrer ? Pour autant, la logique économique dans laquelle nous évoluons veut que les achats (la consommation) financent la production. Sans ces dépenses et ces ventes, impossible de dégager du revenu et de vivre et continuer à produire. Il s’agit donc de trouver le juste équilibre.

En Europe, la consommation de l’artisanat (sans pour autant être labellisée équitable) est concentrée autour des biens et services de base. On y retrouve par exemple des dépenses liées aux loisirs et la culture (9,1%), les meubles (5,4%) ou l’habillement et les chaussures (4,7%)[12]GEOCyL Consulting Firm LTD., « The Craftmanship Sector in Europe », 2022, https://www.craftingeurope.com/wp-content/uploads/2022/11/European-Craft-Sector-report_FINAL.pdf.. Les difficultés du secteur sont similaires à celle des pays dits en développement : forte concurrence des enseignes multinationales qui produisent des quantités industrielles de produits similaires, copies et reproduction de motifs/objets ethniques ou culturels et de savoir-faire locaux, prix tirés vers le bas, accessibilité du marché, manque de soutien financier, humain, technique de la part des services publics… Le marché jouit pourtant de forces et d’opportunités intéressantes, que nous aborderons plus en aval.

L’observatoire du commerce équitable 2022 (pour le marché français) annonce que le commerce équitable représente 2,1 milliards d’euros, avec une progression de 2% par rapport à 2021. Dans ce marché, le non-alimentaire représente 5% des ventes, et dans cette part, l’artisanat et le textile représentent respectivement 3% et 18% des ventes. Les produits agro-alimentaires, 95%[13]« Observatoire du commerce équitable 2022 », Commerce Équitable France, consulté le 7 août 2023, https://www.commercequitable.org/actualites/observatoire-du-commerce-equitable-2022/.. Malheureusement le baromètre 2022 du commerce équitable en Belgique ne donne aucun chiffre sur la part de la vente d’artisanat dans ce marché.

Figure 1 Extrait de l’Observatoire du Commerce Equitable France 2022

En Belgique, du côté de l’artisanat local, il existait en 2018 20.161 entreprises d’artisanat qui employaient 30.924 personnes (le fait qu’elles fabriquent en Belgique n’est pas précisé dans l’étude). La part de l’ameublement et de la décoration intérieure était de 11,42%, la céramique représentant 5,32% par exemple.[14]« Près de 2.000 artisans reconnus en Belgique – Le Soir », consulté le 2 août 2023, https://www.lesoir.be/416493/article/2022-01-06/pres-de-2000-artisans-reconnus-en-belgique.  En 2021, le journal Le Soir annonce que près de 300 entreprises ont obtenu la reconnaissance de leur qualité d’artisan en Belgique. Des métiers qui intéressent en particulier les jeunes, attirés par le statut d’indépendant et les métiers manuels[15]Michel David, « Regards croises sur l’artisanat 2015 », Marché et organisations 24, no 3 (2015): 219, https://doi.org/10.3917/maorg.024.0219..

Du côté des distributeurs d’artisanat équitable, le directeur de Trade Aid, une organisation de commerce équitable Néo-Zélandaise, explique, dans une étude sur les compromis du secteur dirigée par Sophie Leiderman, que les principaux obstacles à la croissance du secteur de l’artisanat, sont de faibles marges bénéficiaires et un marché anémique. L’artisanat est considéré comme un produit de niche, acheté par des détaillants spécialisés comme les boutiques de commerce équitable. Pour lui, il est difficile de survivre en tant qu’organisation du Nord avec les bénéfices disponibles dans le secteur de l’artisanat[16]Stephanie Leiderman, « An Analysis of Trade-offs: The Artisan Fair Trade Sector », International Development, Community and Environment (IDCE), 1 mai 2018, … Continue reading.

Chez Oxfam-Magasins du monde, la vente d’artisanat et de vêtements de seconde main représente 62% de notre chiffre d’affaires en 2022. L’artisanat représente 45,85 % de nos ventes totales en 2022 (tous réseaux confondus).

Les enjeux du secteur du commerce équitable d’artisanat sont similaires à ceux de l’alimentaire. A savoir, la certification, les rapports de pouvoirs entre organisation, les marges, l’impact du CE etc. Les entreprises d’artisanat équitable sont plutôt labellisées en tant qu’organisations plutôt qu’un schéma de certification des produits eux-mêmes. Or, la certification garantit elle systématiquement l’accès au marché ? Qui sert-elle vraiment ? Qui en paie le prix ? Étant donné la complexité des chaines de production d’un objet d’artisanat (accès aux matières premières, travail manuel multiple, travail à la maison…) la labellisation d’un produit est difficile. Cependant, le travail artisanal est dépositaire d’un savoir-faire millénaire, et contribue à la vie économique (aussi frugale soit-elle) de nombreuses communautés dans le monde (pays industrialisés inclus). En tant qu’alternative au marché conventionnel, l’artisanat équitable à quelques cartes à jouer. L’artisanat équitable peut trouver sa place en ligne (Pinterest, campagnes publicitaires en ligne destinées à un public cible spécifique), et dans des secteurs niches du marché encore non explorés, comme les secteurs de la restauration (cafés, bar, restaurants), des listes de mariages (renforcer sa notoriété sur le secteur des cadeaux), ou explorer des nouveaux partenariats à travers le prisme du design[17]Estelle Vanwambeke, « ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN » (Oxfam-Magasins du monde, 2017), … Continue reading, ou s’inspirer des stratégies des grandes enseignes pour inspirer les consommateurs/rices (showroom, catalogues, partenariat influence etc).

Pour une déco qui nous ressemble (vraiment ?)

A l’image de la consommation d’une banane ou d’une tablette de chocolat équitable, la consommation d’un objet d’artisanat équitable fait écho à un choix éclairé ou ignorant (dans le sens où la personne ignore que son produit est équitable) de la personne qui l’achète et à un marketing stratégique de la part de l’organisation qui le vend. Si la consommation d’un vêtement peut être comprise en partie grâce à la sociologie de la mode et de la consommation, et que la consommation de produits équitables l’est en partie par des études régulières sur la consommation (cf baromètre du commerce équitable), qu’en est-il des produits d’artisanat ? A-t-on le même rapport avec un objet de décoration ? Qu’est ce qui nous pousse à consommer équitable ? Et comment cela peut-il impacter le marketing ou le storytelling des organisations de commerce équitable ?

L’espace domestique et rejouer -ou pas- les dominations sociales

Lorsqu’il s’agit de décrypter le pourquoi du comment de l’espace domestique et de notre décoration d’intérieur, la sociologie et l’ethnologie sont décidément très utiles. En effet, le 20e siècle, l’industrialisation, l’évolution des modes de vie et de travail font que nous passons moins d’heures sur notre lieu de travail et plus dans notre domicile. Également l’accès au confort se démocratise : « au début seule la bourgeoisie bénéficie d’un nouveau confort de vie domestique, puis à partir des années 1960 ce sont toutes les classes sociales qui en bénéficient. Peu à peu, le décor de l’habitat devient important (apparition d’émissions de TV spécifiques, presse spécialisée, magasins de bricolages…) »[18]Pierre Gilbert, « Classes, genre et styles de vie dans l’espace domestique », Actes de la recherche en sciences sociales 215, no 5 (2016): 4‑15, https://doi.org/10.3917/arss.215.0004., explique le chercheur Pierre Gilbert dans Classes, genre et styles de vie dans l’espace domestique. Depuis la récente pandémie, il est évident que notre espace domestique a encore pris plus d’importance – permettant aussi de pointer les inégalités d’accès au logement et les problématiques de politiques publiques sur ce sujet.

Notre chez-nous est devenu un prolongement de nos personnalités, dans lequel nous pouvons nous permettre de nous libérer des diktats sociaux, des pressions extérieures, des rapports de classe et laisser libre cours à notre appropriation de l’espace. Nous créer un cocon, notre lieu de repli, notre propre style de vie. Cependant, notre espace privé n’est pas totalement imperméable à la société extérieure : « les styles de vie peuvent par exemple s’avérer très sensibles à l’influence d’instances de prescription capables d’imposer les normes du bon et du mauvais goût domestique ; l’espace domestique […] est soumis à la cohabitation avec le voisinage, qui empiète parfois sur la sphère domestique, ainsi qu’à des visites aussi bien amicales qu’institutionnelles, qui prennent parfois la forme d’un contrôle social de la vie privée, notamment au sein des classes populaires. »[19]Gilbert. nuance P. Gilbert.

La déco, une affaire de femmes ?

D’ailleurs, cette porosité entre l’espace « privé » et « public » est accentuée pour les femmes, surtout celles en cohabitation avec des hommes, pour lesquelles leur espace privé n’est pas exempt de la domination masculine (au sens large) et parfois peut être le théâtre de violences domestiques (de toute nature) dans lequel elles peuvent se trouver emprisonnées. Raison pour lesquelles des autrices et militantes féministes se sont battues pour politiser la chambre à coucher[20]Lire Chez Soi L’odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet, et Une Chambre à Soi de Virginia Woolf, entres autres..

Jusqu’à l’accès à leur indépendance financière et maritale, souvent confinées à l’espace domestique, les femmes n’avaient pas accès à un espace à elles, ou la liberté financière de meubler et décorer leurs habitats (car tributaires de l’argent du ménage rapporté par les hommes). Avec l’évolution de la société, l’accroissement des familles recomposées, la mobilité des populations, les nouveaux modes d’habitats (colocations, cohabitation, habitats partagés etc.), nos espaces intérieurs se transforment afin de refléter les évolutions vers plus d’égalité de genre[21]« Le décor domestique, une mise en scène de soi », Politique du logement.com, consulté le 7 août 2023, … Continue reading. Evidemment, quand les habitant∙e∙s en ont les moyens, l’habitat avec de l’espace pour permettre l’évolution individuelle de chacun∙e reste un privilège. Ce postulat est applicable aux sociétés occidentales, le rapport à l’habitat, la famille et les égalités de genre étant différent dans d’autres cultures.

Si dans l’étude de Market Research Alliance les hommes avaient tendance à dépenser plus que les femmes en budget décoration, dans le commerce équitable ce rapport est plutôt inversé. Les hommes seraient en effet « moins susceptibles d’accorder la priorité au commerce équitable que les femmes à hauteur de cinq points de pourcentage, ce qui peut refléter le fait que les femmes « restent le genre qui porte la responsabilité » pour les achats, selon la recherche menée en Angleterre par Kathryn Wheeler[22]Kathryn Wheeler, Fair Trade and the Citizen-Consumer (London: Palgrave Macmillan UK, 2012), https://doi.org/10.1057/9781137283672.. Ce fait est également observé en Belgique avec le baromètre 2022 du commerce équitable qui établissait des profils de non-acheteurs∙euses de commerce équitable. Cette étude pointait que 6% étaient des hommes « qui peuvent apprécier le commerce équitable mais le considèrent comme une mode, un argument marketing trop alternatif pour eux, sans réelle importance pour les travailleurs des pays du sud. Ils ne prêtent pas spécialement attention aux labels qu’ils jugent trop nombreux. »[23]Evi Coremans, « Baromètre 2022 du commerce équitable », Trade for Development Centre (blog), 4 octobre 2022, https://www.tdc-enabel.be/fr/2022/10/04/barometre/.

Pour le sociologue Henri Lefebvre, habiter revient à « s’approprier quelque chose, […] en faire son œuvre, […] y mettre son empreinte, le modeler, le façonner »[24]Cité dans : Sofian Beldjerd, « « Faire le beau chez soi » : la part du corps dans l’aménagement et la décoration des espaces du quotidien », Espaces et sociétés 144‑145, no … Continue reading. A la croisée des sciences humaines (psychologie, ethnologie, sociologie), notre décoration intérieure est multicouches et complexe. Elle est influencée par la mode, les tendances et la consommation de masse, mais aussi par nos goûts, notre personnalité, qui change et évolue tout au long de notre vie. Ainsi, nous pouvons passer notre vie entière à construire notre intérieur. De la même façon nous décorons par habitude et tradition (cuisine, salon, chambre, qui dépendent des cultures et des pratiques), mais aussi en fonction des cadeaux et des legs ou dons que nous recevons. Ces objets revêtent alors des émotions et des liens d’attachements plus forts, et nous rappellent à des relations humaines. Ce ne sont donc plus de simples objets utilitaires. « Lieu d’expression de nos identités individuelles et collectives, le décor domestique donne à voir à nous-mêmes et aux autres notre vie quotidienne, notre histoire et les relations que nous entretenons avec les autres, proches ou lointains, vivants ou morts. »[25]« Le décor domestique, une mise en scène de soi »., Sophie Chevalier dans Le décor domestique, une mise en scène de soi.

Si nous partons du postulat que notre intérieur reflète nos valeurs et qu’il nous permet de créer un espace à notre image, devrions-nous le remplir d’objets, de meubles et d’artefacts équitablement produits, éco-conçus, à l’empreinte carbone basse ? – si tant est que nos valeurs soient celles-ci.

A l’image de l’achat de vêtements neufs ou en seconde main, la réponse est plutôt à trouver dans la nuance, un savant équilibre de consommation, puisque la réalité nous rattrapant, l’économie dans laquelle nous vivons ne nous permet pas d’avoir accès (prix, mécanismes de production, respect des droits humains, traçabilité, certification, empreinte carbone, éco-conception) pour tous et toutes à des objets de cette qualité. A l’heure actuelle, les secteurs du commerce équitable et de l’artisanat (équitable et conventionnel) restent des alternatives niches au marché conventionnel de la décoration d’intérieur. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de comprendre et d’analyser le comportement d’achat des citoyen∙ne∙s afin de gagner du terrain sur la consommation équitable, pour offrir la possibilité d’intérieurs durables, équitables et tendance.

Acheter équitable : comment expliquer ce geste d’achat ? Comment revoir notre story telling ?

La consommation d’artisanat en Europe est effectuée en majorité (73.3%) par une classe de population urbaine d’âge moyen entre 35 et 60 ans [26]GEOCyL Consulting Firm LTD., « The Craftmanship Sector in Europe ».. Une seconde cible de clientèle potentielle pour l’artisanat serait, selon les organisations interrogées par le rapport Craftmanship in Europe, le secteur du tourisme et plus spécifiquement, la restauration. En ce qui concerne la consommation de produits équitables non alimentaires en Belgique, une étude publiée en 2015 par le bureau d’étude Dedicated révélait que si 84% des personnes interviewées ont déjà entendu parler du commerce équitable, 42% ne sont pas capables de citer de manière spontanée un produit non alimentaire qu’ils associeraient au commerce équitable[27]anwambeke, « ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN ».. Depuis 2022, le baromètre du commerce équitable indique une baisse de notoriété du CE, avec une opportunité pour les organisations de commerce équitable de mieux communiquer sur leurs produits.

Du côté de notre clientèle d’artisanat, nous emettons l’hypothèse qu’elle est une clientèle d’habitué∙e∙s et/ou spontanée, notamment en période de fête ou à l’occasion de cadeaux à offrir.

Si la connaissance de notre clientèle gagnerait à être étoffée, qu’en est-il de ce que nous donnons à voir au public ? Comment tentons-nous de déclencher l’achat équitable ?

La rhétorique marketing générale du secteur du commerce équitable est passée par différentes étapes depuis son apparition. D’abord militante et politique dans les années 70 et 80, elle devient axée autour du concept du « citoyen-consommateur » ou « consom’acteur » depuis les années 90. La rhétorique du consom’acteur invite le∙a consomateur/rice à utiliser son pouvoir d’achat individuel afin de contrer les relations commerciales inéquitables et d’agir en tant que citoyen∙ne responsable. Cette rhétorique mélange ainsi deux rôles apparemment en opposition – celui du consommateur intéressé et du citoyen à l’esprit critique[28]Wheeler, Fair Trade and the Citizen-Consumer..

Tantôt axée sur le geste économique qu’on peut apporter à des communautés de producteurs/rices ou d’artisan∙e∙s à l’autre bout du monde, ou sur l’appel à la responsabilité citoyenne de consommer mieux et moins, ou encore le fait que les principes du commerce équitable contribuent à la réduction de la pauvreté, la rhétorique actuelle est-elle encore pertinente ?

A travers sa recherche très complète sur les comportements d’achats des citoyen∙ne∙s anglais∙e∙s soutenant le commerce équitable, K.Wheeler va au-delà de la thèse selon laquelle la rhétorique consom’acteur n’atteint que les publics déjà concernés par la cause et ne prêche que les convaincu∙e∙s et que les consommateurs/rices ne sont que des membres de classe sociale aisée s’appuyant sur leur consommation équitable pour se distinguer socialement. En effet, les partisan∙e∙s du commerce équitable pointent dans son étude le côté « ordinaire » de l’achat de produits équitables par opposition à des produits parfois pensés comme « accessibles seulement à une petite frange aisée de la population ».  Avec la vente de produits équitables en supermarché et le développement du commerce équitable Nord-Nord, les produits équitables (alimentaires en tout cas) sont désormais accessibles au plus grand nombre. Selon la chercheuse, il s’agit moins d’une question de classe sociale et de distinction qu’un mélange de ce à quoi nous croyons et de la vision que nous avons du monde. En particulier, il ne faut pas négliger le rôle que peut jouer la citoyenneté et le gouvernement dans la réduction de la pauvreté et des inégalités. La plupart des personnes qui consomment du CE interrogées dans son étude ne croient pas que changer de marque de café va changer le monde. Pour elles, il faudrait une action gouvernementale ou extérieure pour changer les politiques commerciales – leur action individuelle est donc plutôt réduite. Or, pour les partisan∙e∙s du CE, l’achat de CE est un outil parmi d’autres pour l’engagement collectif (campagnes, sensibilisation, sentiment d’appartenance à un collectif, gestion de magasin) etc. Grâce à leur panel d’outils collectifs, la consommation /action individuelle parait plus porteuse de sens. K.Wheeler conclut que lorsqu’on appuie sur la rhétorique « votre achat va sortir une personne de la pauvreté » le CE ne prêche que les convaincu∙e∙s et n’atteint pas les autres consommateurs/rices, pire, il va entretenir le scepticisme des non consommateurs/rices sur les impacts réels du CE.

Gardons néanmoins à l’esprit que la consommation individuelle accrue de CE permettra aussi de démontrer que les changements doivent s’opérer à une plus large échelle (traités de commerce internationaux, changement de pratiques des entreprises…).

Le travail de K. Wheeler pointe également un autre aspect intéressant de la pertinence de la classe sociale pour comprendre le comportement d’achat. Elle écrit « il est intéressant de constater que la possession de grandes quantités d’argent est souvent considérée, tant par les participants au commerce équitable que par ceux qui n’en font pas partie, comme une limite à la probabilité et à la crédibilité de la consommation de produits issus du commerce équitable. Plutôt que d’adopter une orientation snob à l’égard des pratiques des personnes appartenant aux classes inférieures, les limites socio-économiques et morales se conjuguent pour différencier et établir la valeur morale du consommateur de commerce équitable par rapport à ceux qui consomment des biens de manière ostensible et irresponsable, quel qu’en soit le coût financier ou moral. »[29]Wheeler.

Paradoxalement donc, alors que les classes les plus aisées ou riches seraient les plus à même de consommer des produits de commerce équitable (notamment par exemple l’artisanat, dont les prix sont plus élevés), parce qu’elles en ont les moyens, elles en seraient les moins consommatrices, à cause de leur vision du monde et de leurs « moyens d’obtenir leur richesse aux dépens d’autrui » (selon une interrogée de l’étude de K.Wheeler)[30]Wheeler..

K.Wheeler en arrive à la conclusion que les partisan∙e∙s du CE – qui croient que l’achat de produits issus du commerce équitable est une action individuelle efficace – présentent des caractéristiques socio-économiques et démographiques particulières : femmes, personnes âgées et personnes issues de  groupes socio-économiques plus élevés, et se préoccupent des problématiques économiques et  de la pauvreté dans les pays des Suds. Cependant, elle insiste sur le fait que le soutien au commerce équitable (et sa consommation) ne peut pas être réduite à des critères socio-démographiques : « les attitudes et les opinions sont tout aussi importantes si nous voulons comprendre pourquoi une personne peut choisir le commerce équitable. »[31]Wheeler.

Comment mieux intéresser des consommateurs/rices hors de nos publics partisans ? Comment mieux se positionner pour attirer une clientèle plus large et faire connaitre les artisan∙e∙s avec qui nous travaillons ? Dans les continuums de compromis cité par la chercheuse S.Leiderman, trois d’entre eux offrent une perspective intéressante pour ouvrir la discussion autour des récits que les organisations de CE peuvent choisir de mettre en valeur [32]Leiderman, « An Analysis of Trade-offs ».. Ces continuums sont volontairement tirés aux deux extrêmes afin de générer une réflexion de positionnement aussi affinée que possible.

À propos des récits et des compromis choisis par certaines organisations de commerce équitable, S.Leiderman présente plusieurs cas d’études qui peuvent être bénéfiques pour notre propre organisation. Sur le sujet de la pauvreté par exemple, lorsque le marketing des objets artisanaux appelle à se rendre compte de la situation économique défavorisée des artisan∙e∙s sans pour autant expliquer les causes de cette pauvreté à la clientèle privilégiée du Nord, (incluant toute les vérités dérangeantes liées à l’impérialisme, la colonisation, le néo-libéralisme et la responsabilité des consommateurs/rices du Nord etc..), cela peut rendre l’organisation d’autant plus vulnérable aux critiques et aux baisses des ventes[33]Leiderman.. De la même façon les récits présentant la clientèle comme sauveuse des artisan∙e∙s dessert et affaiblit tout le travail accompli par ces personnes (gestion d’entreprise, création, savoir-faire, impact communautaire…) et participent toujours à les considérer comme des « autres » par rapport à nous. Notons que dans tous les continuums de compromis proposée par l’autrice, la question qui sous-tend le débat est également : devons-nous privilégier les ventes ou le respect des traditions (de nos artisan∙e∙s) ? Cette question doit être posée à toutes les parties prenantes de la chaine de production afin d’en trouver le bon compromis qui conviendrait à tou∙te∙s.

Les continuums permettent en tout cas d’aborder de multiples sujets parfois épineux afin d’assumer un positionnement de « marque » et une communication franche (politique ou non, aussi un choix), en évitant de tomber dans le narratif du sauveur blanc et les critiques à propos de l’impact du CE.

Conclusion

Cette analyse a tenté de répondre à deux questions.

La première était : quel est l’état des lieux du marché de la décoration et plus particulièrement quelle place y occupe le secteur de l’artisanat équitable ? Nous avons vu que le marché de la décoration intérieure est un marché porteur, et qui continue de croitre, notamment en ligne. Inspirées par le modèle de la fast-fashion les grandes enseignes de décoration battent leur plein, au détriment de la planète, et des savoir-faire millénaires des communautés d’artisan∙e∙s qui font face à leur concurrence. La part de l’artisanat équitable dans ce marché est très faible et la part de consommation artisanale l’est également sur les marchés locaux (comme en Belgique par exemple). Cependant, la clientèle d’artisanat, plutôt urbaine et âgée entre 35 et 60 ans représente une opportunité économique à saisir. L’achat en ligne et le positionnement sur des réseaux sociaux clés (Pinterest) est une seconde opportunité de faire connaitre le travail de nos partenaires. De même l’appétit pour des produits plus durables et respectueux de l’environnement et des droits humains doit pouvoir être exploité au service de nos artisan∙e∙s du commerce équitable. S’insérer sur des nouveaux pans de marchés peut aussi contribuer à augmenter les ventes et faire valoir l’artisanat équitable auprès d’autres publics. Malgré la forte concurrence, la globalisation des marchés et les tendances versatiles, il existe des pistes à explorer pour renforcer la place de l’artisanat équitable au cœur de nos espaces intérieurs.

La seconde question à laquelle nous souhaitions répondre portait sur notre rapport à la décoration et ce qui provoque un achat équitable.  A l’intersection des sciences humaines, la décoration est chère à notre cœur pour de nombreuses raisons. Le souvenir, le lien, les relations que nous entretenons avec les autres et nous-mêmes, l’opportunité de créer un chez-soi qui nous ressemble et qui nous offre un repli hors du monde… Les objets qui peuplent nos quotidiens peuvent être de véritables trésors.

Comment donc proposer des objets durables et artisanaux à une clientèle plus large ? En explorant plusieurs recherches à propos du « consom’acteur » prégnant dans la communication du mouvement de commerce équitable depuis des décennies, ainsi que les questions des récits choisis par les organisations distributrices d’artisanat ou de produits équitables, nous avons constaté que la consommation équitable est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Au-delà des partisan∙e∙s du mouvement, qui consomment équitable mais qui ont aussi d’autres outils de mobilisation collective entre leurs mains pour soutenir la cause, les consommateurs/rices ponctuel∙le∙s ont tendance à remettre en cause cette notion de consom’acteur. L’équilibre est donc à trouver entre la communication que nous proposons à la clientèle et la connaissance que nous en avons. Prêcher les convaincu∙e∙s n’aura pas l’effet escompté d’augmenter les ventes, si cela est notre objectif. La chercheuse K.Wheeler écrit dans sa recherche que prendre le temps d’écouter et de comprendre comment les gens découvrent et (éventuellement) soutiennent le commerce équitable permettra d’en apprendre beaucoup plus sur notre mouvement que de se concentrer sur l’acte d’achat individuel[34]Wheeler, Fair Trade and the Citizen-Consumer..

Ainsi, la manière dont nous communiquons sur nos produits doit aussi être remise en question, et l’outil des continuums de compromis de la chercheuse S.Leiderman peut être utile. Sur un marché globalisé et néo-libéral, le commerce équitable propose une alternative. Si le commerce équitable n’est pas voué à remplacer le libre-marché, alors les deux doivent co-exister et nous (les parties prenantes du mouvement de CE) devons trouver des réponses pour permettre aux entreprises d’artisanat équitable de concurrencer les enseignes du libre-marché. Parmi les questions à se poser, S.Leiderman en propose quelques-unes : comment élargir ce qui est souvent considéré comme un marché limité dans le Nord ? Comment répondre aux demandes de certification émanant des artisan∙e∙s du Sud et de certains détaillants et distributeurs du nord ? Comment un secteur aussi complexe et diversifié peut-il définir de telles normes de manière à ce qu’elles soient significatives pour toutes les parties prenantes ? Et, ce qui est peut-être le plus important, comment les besoins et les intérêts parfois contradictoires de toutes les parties prenantes peuvent-ils être inclus dans le débat qui façonnera le secteur à l’avenir ?

Pauline Grégoire

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Notes[+]