Analyse et recommandations d’Agroecology in Action (AiA)
Agroecology In Action (AiA) est un mouvement social rassemblant une quarantaine d’acteurs et actrices varié·e·s des systèmes alimentaires en Belgique. AiA salue les propositions de la nouvelle Déclaration de politique régionale (DPR) wallonne 2024-2029 allant dans le sens de la transition agroécologique et solidaire, notamment en matière de politiques agricole, commerciale, foncière et de développement de filières. Cependant, beaucoup de ces mesures adoptent une approche en silos et fragmentée, étant tournées en particulier vers la suppression des normes et la promotion ou l’exportation des produits wallons. Face aux immenses défis sociaux, environnementaux et sanitaires pesant sur nos systèmes alimentaires, il nous semble nécessaire d’adopter une approche plus holistique. Comme indiqué dans notre mémorandum, l’agroécologie constitue un levier systémique pour renforcer la durabilité et l’efficacité de nos systèmes alimentaires, il faut donc davantage la soutenir.
Politique filières locales, bio et circuits courts
AiA félicite le nouveau gouvernement wallon pour sa volonté affichée de « soutenir les circuits courts, les filières locales et l’agriculture bio », des circuits de commercialisation généralement favorables à l’agroécologie.
- Nous approuvons en particulier l’accent mis dans la DPR sur la « sensibilisation des pouvoirs publics » à l’approvisionnement via des filières « fortes et professionnelles ». Néanmoins, il nous semble important de ne pas se limiter aux campagnes d’information et de sensibilisation et de concrétiser ces déclarations par le maintien des budgets existants pour des programmes de soutien à la demande tels que le Green Deal Cantines Durables ou Le coup de pouce « du local dans l’assiette ».
- Il faudrait de plus veiller à ce que les « évaluations des soutiens accordés aux circuits-courts » ainsi que l’agenda de « rationalisation des structures publiques dédiées et de leurs missions », tels que mentionnés dans la DPR, ne soient pas synonymes d’importantes coupes budgétaires. Même s’il peut y avoir un besoin de mise en cohérence des multiples initiatives de terrain, il s’agit in fine d’éviter le déclin de filières aux nombreux bénéfices sociaux et environnementaux et de poursuivre les efforts visant la relocalisation de notre alimentation.
- AiA soutient l’approche prônée dans la DPR de « maintien des aides bio dans la PAC » et d’une approche axée sur le « développement de la demande », via « la promotion et l’étude de marché », cf. les difficultés récentes du secteur et le besoin de soutenir la demande, notamment « dans les cantines financées par les pouvoirs publics ».
- De même, « l’évaluation et éventuelle adaptation du plan bio » nous semble pertinente après plusieurs années de mise en œuvre. Cette évaluation devra permettre d’identifier de nouvelles mesures de soutien au secteur qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par la Région wallonne et l’UE (30 % de surfaces bio d’ici à 2030, alignés avec les objectifs de la stratégie UE Farm to Fork).
- De manière plus générale, AiA plaide pour une logique de mise à l’échelle des filières agroécologiques[1], y compris le bio, en particulier via des politiques de soutien de la demande afin de ne pas les cantonner à des marchés de niche, dans lesquels elles peuvent avoir du mal à survivre.
- Dans cette optique, il importe de maintenir le développement d’outils et infrastructures collectives adaptées à ces filières (non seulement les « abattoirs » mentionnés dans la DPR, mais aussi les meuneries, halles relais, infrastructures logistiques, etc.).
- AiA s’inquiète de ne voir aucune mention du Plan wallon pour la transition agroécologique (Terraé) dans la DPR. Ce Plan d’action, lancé en 2022 dans le cadre du Plan de relance, est une priorité pour AiA et doit continuer à être soutenu et amplifié.
Politique alimentaire intégrée
AiA salue la volonté du nouveau gouvernement wallon de « porter une seule et même politique agricole et alimentaire comme socle de l’économie rurale, de la santé et de notre souveraineté alimentaire »[2].
- Toutefois, cette ambition ne se retrouve que très peu dans les mesures proposées dans la DPR[3], prioritairement orientées vers la promotion et l’exportation des produits agricoles wallons. Cela est illustré par la volonté d’utiliser comme organe central de ces politiques l’APAQ-W, dont les objectifs et la gouvernance sont très centrés sur l’agriculture, tandis que son fonctionnement et sa gestion sont critiqués[4].
- Pour AiA, il est nécessaire de davantage s’appuyer sur les politiques et programmes en matière d’alimentation déjà développés lors des précédentes législatures, en particulier le Référentiel wallon de l’alimentation durable de 2018 et ses différentes opérationnalisations, tels la stratégie (et cellule) Manger demain, le plan Food Wallonia, les appels à projets Relocalisation de l’alimentation, le Green Deal Cantines Durables, les Ceintures alimentaires ou encore les Conseils de Politique Alimentaire (CPA)[5].
- AiA ne nie pas l’intérêt d’un travail de « clarification » et de « mise en cohérence » de ces instruments, comme indiqué dans la DPR, mais insiste sur la nécessaire continuité et cohérence de l’utilisation de l’argent public. Cela conditionne notamment la survie de nombreuses filières locales, qui permettent d’économiser de nombreux coûts cachés par rapport aux chaînes conventionnelles[6].
- Avec cette approche “food systems”, AiA plaide plus généralement pour le principe de partage de l’effort (ex. vis-à-vis des contraintes environnementales) et de la valeur (ex. prix juste) entre acteurs/rices des chaînes d’approvisionnement. À l’autre extrémité de la chaîne, il faut également développer des politiques en faveur des consommateurs/trices, notamment en matière de lutte contre la malbouffe et d’accessibilité à une alimentation de qualité (ex. soutien aux expérimentations sur la sécurité sociale de l’alimentation).
- Comme préconisé par le CwAD[7], AiA propose de coordonner ces politiques liées à l’alimentation à l’aide d’une task force interministérielle chargée de fixer des objectifs, des plans et des instruments (notamment de suivi) communs entre les différents ministères wallons concernés (ex. agriculture, santé, environnement)[8].
Politiques agricole et commerciale
Confronté·e·s à des exigences et des risques croissants (ex. dérèglement climatique, concurrence de pays tiers aux normes plus faibles), les agriculteurs/rices wallon·ne·s doivent être davantage protégé·e·s, notamment en vue d’une transition agroécologique juste. Dans le même temps, nos politiques agricole et commerciale ne doivent pas compromettre la souveraineté alimentaire des pays tiers.
- AiA salue en cela les propositions de la DPR en matière d’exception agricole et d’opposition à l’accord UE-Mercosur. AiA plaide par contre pour des mesures (et non clauses) miroirs[9] intégrées dans des politiques plus larges de régulation commerciale, incluant des garanties réelles en termes de traçabilité et contrôles[10].
- Nous nous réjouissons également de la volonté du gouvernement d’inscrire la politique agricole commune (PAC) dans une logique de souveraineté alimentaire et de durabilité, qui « tienne compte des unités de travail dans le volume des aides versées », « poursuit la définition de l’agriculteur actif pour orienter les aides vers les acteurs de l’agriculture familiale », tout en plaidant pour un « budget renforcé » et en « maintenant le cofinancement du 2e pilier ». Ce type de mesures axées sur la justice sociale et la transition sont d’ailleurs en phase avec les recommandations du Dialogue Stratégique (DS) récemment conclu par la Commission européenne[11].
- Nous regrettons néanmoins le fort accent mis sur la simplification administrative et une approche surtout axée sur la diminution des contraintes et des normes[12]. Le cœur des actions devrait être de créer les conditions d’un prix juste, via des mesures en matière de régulation des prix, de transparence / limitation des marges des acteurs de l’aval, ou d’organisation collective des producteurs/rices[13].
- Nous plaidons pour une PAC plus juste, au service de la transition, à l’aide de mesures telles que l’augmentation de la part des paiements redistributifs ou l’abaissement des seuils de dégressivité et de plafonnement de l’aide base, non mentionnées dans la DPR[14].
- Il faudrait également augmenter les budgets verts, par exemple pour les éco-régimes (à minima 30% du 1er pilier) ou les MAEC du 2e Plus généralement, le budget PAC ne devrait pas diminuer tant qu’un revenu juste et digne des agriculteur·rice·s n’est pas assuré par les marchés[15].
- Le désir du gouvernement de récompenser « l’effort et le travail » doit s’accompagner d’une garantie des conditions de travail dignes, de salaires décents et de l’élargissement du respect des droits sociaux des travailleur·euses saisonnier·ères dans l’agriculture et l’horticulture.
Politique genre
Les femmes représentent 51 % de la population wallonne, 29 % de la main-d’œuvre agricole et 16 % des chef·fe·s d’exploitation. Même si la situation a évolué depuis l’époque de nos grands-mères, les femmes font encore face à de nombreuses barrières lorsqu’elles désirent se lancer dans une carrière agricole[16].
Nous soutenons la volonté du gouvernement de « promouvoir et soutenir la formation et l’accès des femmes/hommes aux domaines traditionnellement masculins/féminins » et l’encourageons à inclure explicitement l’agriculture dans ces actions.
- La récolte et la diffusion de données genrées sur l’agriculture entamée par le cabinet du ministre Borsus doit se poursuivre, au même titre que le travail prévu pour les filières STEAM.
- « La parité au sein des organes exécutifs publics et dans l’ensemble des organes de direction des pouvoirs publics » devrait s’étendre aux organes de décision et de consultation concernant l’agriculture (ex. Comité de suivi du plan stratégique PAC, SOCOPRO, CRA-W, APAQ-W) afin de s’assurer que la diversité du monde agricole soit représentée et que les réalités diverses puissent être prises en compte.
- « La déconstruction des stéréotypes relatifs aux rôles sociaux » et le « combat contre l’homophobie et la transphobie » doivent également s’appliquer au domaine agricole car ces discriminations rendent difficile l’accès à la profession. De plus, les stéréotypes de genre ont un impact sur la pénibilité du travail agricole[17].
- Encourager les femmes et les minorités souhaitant se lancer en agriculture, notamment via un soutien à l’installation (par exemple grâce à des aides au revenu, à l’accès à la terre et des formations adaptées), contribuerait à pérenniser le métier d’agriculteur et d’agricultrice et à assurer le renouvellement des générations.
Politique foncière
AiA se félicite des nombreuses mesures foncières dans la DPR en faveur de la « transmission des fermes et de la pérennisation du métier ».
- Nous nous réjouissons de l’accent mis sur les jeunes et la transmission (notamment via « l’augmentation des aides à l’installation » et la volonté de « réguler le foncier et ses prix »), et de « se doter des moyens nécessaires pour activer le droit de préférence de la Région wallonne ». La protection de la fonction nourricière des terres, notamment via l’encadrement des énergies renouvelables, nous paraît également essentielle.
- Ces actions doivent toutefois tenir compte des réalités des personnes qui héritent moins facilement de terres, notamment les personnes hors-cadre familial, les femmes et minorités, qui ont donc plus de mal à s’installer[18].
- Nous soutenons également « l’évaluation de la réforme du bail à ferme » mentionnée, ainsi que « les nouvelles mesures incitatives pour le promouvoir ». Ces mesures incitatives doivent être accompagnées de mesures dissuasives et de sanctions pour les acteur/rices qui essaient d’éviter indûment le bail à ferme.
- Nous regrettons néanmoins une ambition très faible sur le marché acquisitif ainsi que l’absence de mesures pour limiter l’artificialisation des terres, alors que plus de 50 000 hectares de terres cultivables sont encore menacées par l’artificialisation, n’étant pas considérées comme agricoles au plan de secteur. Pour aller plus loin, voir notamment l’analyse de Terre-en-Vue, l’un des membres du groupe de travail Terres d’AiA.
- Nous encourageons le gouvernement à poursuivre les efforts sur la gestion des terres publiques afin de les utiliser comme levier pour l’installation de nouveaux et nouvelles agriculteur/rices et soutenir la transition agroécologique.
Patrick Veillard
Notes
[1] Ou “upscaling” en anglais, c’est-à-dire le développement, en parallèle de la demande, des capacités de production, transformation et distribution. Veillard P. Décembre 2022. Développement de filières agroécologiques en Belgique. Pour une approche territoriale et équitable.
[2] Comme demandé récemment par près d’une centaine d’acteurs clés de l’alimentation durable en RW, qui ont cosigné une lettre ouverte à destination du nouveau Gouvernement. Le Soir. 23/09/2024. Notre alimentation mérite une politique à part entière.
[3] Ni même dans le titre, contrairement à la précédente DPR 2019-24.
[4] Tchak. Octobre 2021. Apaq-W: l’agence entre deux mondes.
[5] Eggen M. 23/08/2024. Alimentation : une maigre ration au menu du nouveau Gouvernement wallon. Analyse FIAN de la nouvelle DPR wallonne.
[6] Pour rappel, les coûts cachés correspondent aux répercussions négatives indirectes (ou “externalités”) sur les humains et sur l’environnement découlant de nos modes de production et de consommation alimentaires. Ces coûts, non comptabilisés dans le prix de vente de nos aliments, sont d’ordre sanitaire (ex. obésité et diabète), environnemental (ex. dépollution de l’eau) ou social (ex. compensation des faibles rémunérations). Ils viennent s’ajouter aux coûts de production normaux et forment ensemble les coûts réels de l’alimentation. On estime que pour un euro dépensé dans l’alimentation, la collectivité en paie autant en soins de santé (0,5€), en dégâts sur l’environnement (0,3€) et en perte d’emplois (0,2€). Académie Agriculture France. Coûts cachés et juste prix de notre alimentation.
[7] Le collège wallon de l’alimentation durable (CwAD) est une structure de démocratie alimentaire regroupant une quarantaine d’acteurs des systèmes alimentaires wallons, équivalant au niveau régional des conseils de politique alimentaire locaux (CPA). CwAD. Juin 2024. Avis du CWAD pour améliorer la gouvernance de la politique alimentaire wallonne.
[8] Financement de l’agroécologie : le compte n’y est pas ! Policy brief (05/2024). Humundi, Oxfam-MdM, Canopea, FIAN, MAP, UNAB, Greenpeace Belgique, Oxfam BE, Rucola.
[9] Les mesures miroirs consistent à soumettre toute importation de produits depuis des pays tiers à des normes équivalentes à celles en application dans l’UE. Les clauses miroirs sont des dispositions inscrites dans les accords de libre échange et qui conditionnent l’octroi de préférences tarifaires pour des contingents de produits au respect de certaines normes environnementales. AiA. Juin 2024. Agriculture et libre-échange : pour un commerce au service de la souveraineté alimentaire.
[10] Ghijselings A. 09/02/2024. Pacte vert européen : des mesures miroirs pour la transition agricole. Note politique CNCD n°39.
[11] Commission Européenne. 04/09/2024. Le dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’UE présente son rapport final à la présidente von der Leyen.
[12] Comme dans d’autres chapitres de la DPR, il y a une forte volonté que les normes et les contrôles ne dépassent pas les exigences européennes (autrement dénommé « gold-plating » ou « surrèglementation »). En fonction des dossiers, il nous semble important de se laisser la possibilité d’adopter des règles sociales et environnementales plus avancées que d’autres pays, en prévoyant éventuellement des compensations financières.
[13] AiA. Juin 2024. Pour des prix agricoles justes, garants d’un revenu décent.
[14] AiA. Juin 2024. Vers une PAC juste et durable.
[15] Et en s’assurant – au travers d’études d’impact et de modélisation – que les impacts socio-économiques des avancées en matière environnementale sont prises en compte dans les politiques publiques.
[16] EIGE. 25/01/2017. Gender in agriculture and rural development.
[17] AgriGenre. Mai 2022.Comprendre la division sexuelle du travail agricole : évolutions historiques et impacts présents.
[18] Sutherland, LA. Who do we want our ‘new generation’ of farmers to be? The need for demographic reform in European agriculture. Agric Econ 11, 3 (2023).