Introduction
Fin septembre 2025, Oxfam-Magasins du monde a organisé la visite de Selyna Peiris, directrice du développement de l’organisation partenaire Selyn, une des plus grandes entreprises sociales équitables du Sri Lanka.
Lors de diverses rencontres avec le mouvement d’Oxfam-Magasins du monde, Selyna Peiris a abordé les défis du commerce équitable dans un contexte économique mondial instable, mais aussi sa vision d’un commerce ancré dans les valeurs tout en restant innovant et compétitif. Pour elle, le commerce équitable ne se limite pas à garantir des revenus décents : il doit devenir un véritable levier de transformation sociale, capable de renforcer l’autonomie des femmes, d’encourager la créativité artisanale et d’ouvrir de nouvelles voies vers un développement plus juste et durable.
Du tissage traditionnel à l’entreprise sociale
C’est dans le garage de sa mère, Sandra Wanduragala, que tout a commencé. Avec quinze autres femmes de son village à Kurunegala, au Sri Lanka, elle fonde le premier atelier de Selyn. Elle est animée par une ambition double : préserver le savoir-faire traditionnel des tisserand·e·s sri-lankais.es tout en offrant aux femmes des zones rurales un travail stable dans un milieu où le travail féminin reste largement saisonnier et précaire.
Aujourd’hui, Selyn emploie 300 personnes dont 99% de femmes, et conserve une volonté de donner plus d’opportunités aux femmes vivant en zones rurales. L’accès à un travail reste une préoccupation majeure. Le Sri Lanka se remet progressivement de la pire crise économique depuis l’indépendance du pays en 1948, exacerbée par la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, qui ont fortement impacté le tourisme et les exportations. Malgré des signes de stabilisation, de nombreux Sri-Lankais peinent encore à subvenir à leurs besoins, confrontés à une baisse des revenus et du pouvoir d’achat. Près de quatre millions de Sri Lankais sont tombés dans la pauvreté depuis 2019[1]. Dans ce contexte, l’accès à un revenu stable devient un enjeu crucial, en particulier pour les femmes. Comme le souligne Selyna Peiris, nombre d’entre elles restent encore à l’écart du marché du travail, freinées par les stéréotypes de genre, le poids des tâches domestiques et les contraintes liées au mariage.
Mais l’objectif de Selyn n’est pas seulement d’offrir du travail aux femmes. L’organisation qui se décrit comme « Women-founded, women-led, women-centered » (fondée par des femmes, dirigée par des femmes et centrée sur les femmes) voit l’émancipation des femmes comme un tout, où autonomie financière, santé et confiance en soi vont de pair. Les femmes y reçoivent des formations en finances, en gestion, en business et sur la santé, leur permettant de mieux gérer leur foyer, leur argent et leur santé tout en renforçant leur confiance et leur autonomie. Le simple fait d’avoir un travail n’est donc pas l’objectif final : l’enjeu est de permettre aux femmes de prendre des décisions éclairées et de construire leur vie de manière autonome.
Grâce à ce soutien complet, les femmes peuvent s’épanouir pleinement et décider du rôle qu’elles veulent jouer dans leur communauté. Elles apprennent à gérer un budget familial, à planifier leur avenir et à se projeter dans des métiers qui étaient, auparavant, hors de portée. Les ateliers de Selyn deviennent ainsi des espaces d’apprentissage, de solidarité et de leadership, où chaque femme contribue à la robustesse de la communauté, tout en renforçant sa propre autonomie.
Moderniser sans se trahir : l’innovation féministe
Mais, comme le rappelle Selyna Peiris, les bonnes intentions et les grands principes ne suffisent pas. L’artisanat traditionnel sri-lankais se heurte aujourd’hui à de nombreux obstacles qui fragilisent sa place sur le marché mondial. Le premier d’entre eux est le vieillissement de la main-d’œuvre : les techniques traditionnelles n’attirent plus les nouvelles générations. À cela s’ajoutent des prix de marché souvent peu compétitifs, qui rendent difficile la concurrence avec des produits importés ou des copies industrialisées, moins chers et plus accessibles. Enfin, les designs des produits traditionnels restent parfois obsolètes et peinent à répondre aux goûts actuels. Ces défis montrent l’importance pour une organisation de commerce équitable de moderniser et repenser les pratiques, de revisiter les designs, de former les artisan·e·s aux nouvelles technologies pour valoriser leurs produits sur le marché mondial.
Pour Selyna Peiris, il ne s’agit pas seulement de moderniser pour vendre davantage : il s’agit de le faire sans trahir l’identité de l’entreprise et ses valeurs sociales. Pour rester compétitif et continuer à vendre, mais aussi attirer des jeunes générations, il est important de moderniser les techniques et les produits, de s’ouvrir à d’autres productions. Mais l’innovation seule ne suffit pas. L’innovation doit avoir un but précis et créer un impact concret. Alors que de nombreuses organisations innovent pour croître ou gagner en efficacité, Selyn souligne l’importance d’innover pour autonomiser les populations, préserver la culture et bâtir une économie plus inclusive. « L’innovation qui s’enracine dans des valeurs, qui se développe grâce à son impact et qui est soutenue par un objectif précis suscite un respect profond et durable. La véritable innovation ne se résume pas au progrès ; elle concerne les personnes, et c’est ce qui fait toute la différence. » rappelle Sandra Wanduragala, la fondatrice[2]. L’objectif n’est pas de porter une rupture par rapport aux traditions, mais de prouver que l’innovation sociale produit des résultats concrets et qu’un autre modèle est possible.
Du tissage au corps : l’autonomisation passe aussi par la santé
Face à l’arrêt temporaire de la production due au covid en 2020 et aux difficultés économiques du pays, Selyn a fait de la crise un levier d’innovation sociale, en développant une nouvelle activité : la fabrication de serviettes hygiéniques réutilisables et leur distribution aux femmes en situation de précarité menstruelle. C’est ainsi qu’a été lancée la campagne #BleedGood, qui vise non seulement la production de protections hygiéniques réutilisables mais aussi une éducation à la santé menstruelle des femmes et des jeunes filles au Sri Lanka. Si cette campagne a commencé au Sri Lanka, elle ne va pas s’arrêter là. « Le mouvement #BleedGood a vocation à dépasser les frontières de Selyn, voire celles du Sri Lanka. C’est un mouvement qui rassemble toutes les personnes et les organisations qui souhaitent résoudre ce problème qui touche les femmes et les jeunes filles partout dans le monde », explique Selyna Peiris. Ainsi, en quelques années, le projet #BleedGood de la Fondation Selyn a beaucoup évolué : une nouvelle entité juridique a été fondée en 2025, Femme Care (sous l’égide du groupe Selyn). L’objectif est clair : se positionner comme un acteur clé sur le marché des produits menstruels et de la santé, lever le tabou qui pèse sur les femmes, et mettre fin à la précarité menstruelle. « Notre vision, c’est de faire de Bleed Good un mouvement mondial à laquelle chacun·e participe à sa manière, selon ses capacités, afin de pouvoir affirmer qu’au moins, dans notre génération, nous ne perpétuons pas ce problème, que ma fille, nos enfants, n’auront pas à se battre pour que les femmes aient droit à la dignité. ». Celle-ci est en effet loin d’être une problématique marginale : plus de 500 millions de femmes sont concernées[3], dans le monde entier, les empêchant de participer pleinement à la vie sociale, scolaire et professionnelle. Il s’agit d’un enjeu global de santé publique. FemmeCare cherche à proposer un ensemble de solutions intégrées, en développant d’autres produits menstruels que les serviettes réutilisables, et à se positionner comme un acteur incontournable pour lutter contre la précarité menstruelle : l’objectif est de travailler avec des gouvernements, des ONG internationales, des agences de l’ONU et les programmes RSE des entreprises.
L’innovation de Selyn ne se limite donc pas aux métiers à tisser ou à la modernisation des produits : elle touche également la santé et la dignité des femmes, deux dimensions essentielles de l’émancipation. Grâce à des serviettes hygiéniques lavables et des campagnes de sensibilisation, Selyn offre des solutions durables et respectueuses de l’environnement, tout en donnant aux femmes les outils pour prendre en main leur santé corporelle. Les revenus générés par l’entreprise financent directement ces programmes sociaux, créant un cercle vertueux où commerce équitable et impact social se nourrissent mutuellement.
Ainsi, Selyn illustre parfaitement que le commerce équitable peut être bien plus qu’un simple modèle économique : il devient un levier global d’émancipation, où travail, innovation et santé se combinent pour offrir aux femmes les moyens de prendre leur vie en main, de préserver leur culture et de transformer leur société. Selyna Peiris l’affirme : « Je considère le mouvement du commerce équitable comme le meilleur fondement possible pour créer un produit, mais aussi pour mettre en place un projet qui œuvre en faveur d’une cause importante dans ce monde. Parce que ces actions commerciales nous permettent d’avoir un impact sur certains des problèmes et défis les plus importants auxquels notre société est confrontée. »
Dans chaque fil tissé, chaque formation dispensée et chaque produit vendu, se dessine une vision du monde où les femmes sont à la fois actrices et bénéficiaires du changement. Selyn nous rappelle que l’émancipation n’est pas un concept abstrait : elle se construit dans le quotidien, dans l’accès à un travail digne, dans la capacité à innover avec sens, et dans la maîtrise de son corps et de sa santé.
Noémie Galland-Beaune
Notes
[1] Sri Lanka : les raisons de la persistance de la pauvreté et de la malnutrition au lendemain de la crise économique, Global Voice : https://fr.globalvoices.org/2024/11/20/291805/
[2] Innove with a purpose, Sandra Wanduragala, Business Innovation : https://lmd.lk/business-innovation-3/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAYnJpZBExRFAzZ09oTkladkoxaGNaTgEekh2mgg7dcNPA2ZgxLPKztQa_TKnE_i8aACPqcwyJx59k4eG5uHw90KXmZsU_aem_gj4AUhLfVMUDdAi1Ai9rIQ
[3] Selon une étude de l’ONG Plan International, https://www.plan-international.fr/nos-combats/sante-sexuelle-et-reproductive/causes-et-consequences-de-la-precarite-menstruelle/