A première vue, il semble évident de vouloir implanter l’éducation à la citoyenneté et au développement dans le monde scolaire. Cette « évidence » peut pourtant s’avérer bien plus complexe qu’il n’y paraît.
L’éducation au développement (ED) trouve son origine dans l’éducation populaire. L’inventeur de cette pédagogie, Paulo Freire, avait comme ambition de donner aux paysans adultes des régions les plus pauvres du Brésil l’accès à la connaissance et la possibilité de s’exprimer, dans le but de faire changer la société pour la rendre plus juste et plus égalitaire. Freire insiste sur l’importance d’associer les personnes à leur processus éducatif, de les faire participer aux décisions et à tous les aspects sociaux et politiques qui les concernent. Le but final de l’éducation populaire est d’arriver à l’action, mais celle-ci doit toujours partir des réalités telles que vécues concrètement par ceux à qui elle s’adresse, et répondre ainsi à des attentes et à des besoins formulés, analysés et hiérarchisés par ces mêmes personnes.
L’éducation au développement vise, de manière plus spécifique, à questionner le modèle de développement et les inégalités entre le Nord et le Sud, ainsi qu’à promouvoir des actions pour le changement au niveau local et global. Les méthodes utilisées privilégient l’approche interdisciplinaire, participative et active, adaptée aux publics. Il s’agit donc bien d’un acte politique qui constitue un axe essentiel de l’éducation à la citoyenneté [highslide](1;1;;;)Extraits du référentiel de l’éducation au développement, Acodev[/highslide] . Ce positionnement politique de l’ED est-il compatible avec le cadre scolaire obligatoire, son aspect disciplinaire, son organisation descendante, son obligation de neutralité ? En d’autres termes, est-il possible et souhaitable de faire de l’éducation au développement à l’école ? Devons-nous puiser notre énergie dans cette dimension quasi « révolutionnaire » de l’éducation populaire lorsque nous proposons aux enseignants et à leurs élèves de s’inscrire dans des projets d’ED ? Et comment le faire sans manipuler, en respectant le libre arbitre de chacun, tout en ne marchant pas sur les plates-bandes des enseignants ? C’est à ces questions fondamentales que nous essaierons de répondre dans cette analyse.
Faut-il faire de la politique à l’école ?
Nous pensons en tout cas que le point de départ, le moteur qui nous anime, c’est –et cela doit rester–l’indignation que nous partageons face aux injustices et aux inégalités. Sans cette indignation, il ne peut y avoir de volonté de changement, qui est le but final de toute démarche d’ED qui se respecte. Mais l’indignation ne suffit pas, encore faut-il qu’elle débouche sur une action. Celle-ci peut être individuelle, mais elle aura beaucoup plus de force et de sens si elle devient collective. En ce sens, nous rejoignons Paulo Freire lorsqu’il dit que « le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de chercher avec lui les moyens de transformer le monde dans lequel nous vivons »[highslide](2;2;;;)Paulo Freire, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, éd. Maspero, Paris, 1974.[/highslide] .
Il est bien sûr illusoire de croire que nous pouvons faire porter tout le poids du changement social à l’institution scolaire, déjà soumise à des tensions contradictoires, où compétition et apprentissage des valeurs de solidarité se côtoient, où la discipline doit régner, et où tout le système repose sur une relation d’autorité entre professeurs et élèves. On peut dès lors se demander si l’école offre les conditions nécessaires au regard critique, au discours politique, voire même à la liberté d’expression.
Le risque n’est-il pas d’augmenter encore un peu plus la schizophrénie ambiante, en prônant un message -celui de la justice sociale, de la lutte contre les inégalités- dans un système qui, selon les experts, renforce encore les inégalités sociales en séparant « les bons élèves », ceux qui seront dirigés vers l’enseignement supérieur pour occuper plus tard des postes à responsabilité, et les « élèves moins doués », qui devront se contenter de « filières poubelles », dans des « écoles poubelles » ? Comme le dit Rudi Wattiez, l’École n’est pas là pour faire « communauté » (où se trouvent ceux qui se ressemblent), mais « société » (où tous sont présents et ont de la valeur) [highslide](3;3;;;)Quand la mixité sociale est instrumentalisée à l’école et ailleurs, novembre 2009,[/highslide] . Ce combat pour la mixité sociale à l’école rejoint celui de l’éducation au développement, car il est essentiel de pouvoir porter une réflexion sur les inégalités au Nord, dans notre pays, pour s’intéresser aussi aux inégalités Nord-Sud.
Au-delà du débat qui fait rage sur les inégalités à l’école, on peut aussi s’interroger sur le gouffre qui sépare le discours politiquement correct de l’éducation à la citoyenneté et les pratiques quotidiennes de l’école. Ainsi, dans la plupart des établissements, il est bien vu d’insister sur les valeurs des droits humains, la liberté d’expression, la solidarité, la justice. Mais ces valeurs elles-mêmes sont souvent battues en brèche lorsqu’il s’agit de donner de réelles responsabilités aux délégués de classes et aux conseils de participation, lorsqu’il s’agit de proposer des modes de consommation alternatifs, ou tout simplement lorsqu’un élève se montre un peu trop critique face aux méthodes de l’enseignant…
C’est comme si l’on disait aux jeunes « ces valeurs sont essentielles, mais malheureusement, elles n’ont pas leur place à l’école ». Un peu dur à avaler. Comme le dit Christian Lannoy, « privés de démocratie, les élèves ont en retour tendance à mettre en doute les valeurs et les comportements des enseignants, à fuir des rapports inégalitaires et hautement insatisfaisants… ou à s’y soumettre »[highslide](4;4;;;)LANNOYE C., Introduction : premiers pourquoi, premiers comment, dans Apprendre la démocratie et la vivre à l’école, Confédération Générale des Enseignants, Labor, Bruxelles, 1995.[/highslide] .
Pas facile pour un jeune de trouver ses repères en ce début de 21ème siècle… Pour comprendre ce malaise, écoutons ce que nous dit l’adolescent de la pièce de théâtre « Si demain vous déplaît » : « Tous m’enseignent que nous sommes libres et égaux en droit. Libre de rêver. Libre de s’exprimer. Libre de choisir. Je suis même libre de me révolter. Tout en dedans. Rien n’est en dehors. J’ai oublié la provenance de ces principes. J’ignore qui en a décidé. Tout ce que je sais c’est que la nouvelle architecture du monde Uni a tout avalé. Y compris sa propre contestation. Je cherche une issue. (…) J’aurais voulu autre chose. J’aurais voulu qu’on m’apprenne ce que c’est la révolution. La contestation. J’aurais voulu qu’on m’apprenne ce que c’est s’indigner, s’insurger, dire non. J’aurais voulu qu’on m’apprenne ce que c’est se réunir, prendre parti, défendre des idées. J’aurais voulu qu’on m’apprenne quelles actions sont possibles pour changer les choses plutôt que de s’en accommoder »[highslide](5;5;;;)Extraits de la pièce « Si demain vous déplaît » d’ Armel Roussel, mise en scène par la compagnie Utopia 2. Voir Le Soir du 10 et 11 novembre 2009, pages 10-11.[/highslide] .
Mais comment apprend-on à s’indigner ? La frontière entre éducation et manipulation reste très ténue, et il ne faudrait pas que nos
écoles se transforment en « camps de formation idéologique ». Il faut que les points de vue se confrontent, qu’il y ait débat pour que chacun puisse se faire sa propre idée. Sans tomber dans un manichéisme réducteur et simpliste (les bons/les mauvais, les gros profiteurs-magouilleurs/les victimes), le rôle de l’éducateur est de mettre en évidence la complexité d’une situation et le partage collectif des responsabilités, à tous les niveaux, d’un système.
Et l’école est sans doute un des lieux les plus intéressants pour provoquer cette réflexion. C’est justement parce que l’école est imparfaite qu’elle constitue pour les jeunes le premier espace où ils peuvent exercer leur sens critique, leur désir de contestation, leur volonté de changement. On ne peut donc, en tant qu’éducateur au développement, se désintéresser de l’école, sous prétexte que celle-ci n’offre pas toutes les garanties de démocratie et de liberté.
Éduquer ou se donner bonne conscience ?
Plusieurs textes légaux (le Décret Mission, le décret sur la citoyenneté à l’école,…) demandent aux écoles de former leurs élèves à la citoyenneté. Cette obligation rejoint également la volonté de nombreux établissements qui introduisent cette dimension au cœur de leur projet pédagogique. Mais, au-delà des contradictions entre le discours et les pratiques déjà évoquées plus haut, il faut constater qu’on n’a pas donné à l’école les moyens de répondre à cet objectif d’éduquer de futurs citoyens : manque de temps, manque de formation, manque de moyens, manque d’expérience… La tentation est alors grande pour les enseignants de se tourner vers les ONG, qui peuvent apporter des contenus et des méthodes dont elles ont la maîtrise et qui ne demandent pas mieux que de pouvoir investir le cadre scolaire, plus sécurisant et plus disponible que les masses floues et difficilement joignables du « grand public ». Cette situation peut conduire à de graves malentendus…
Beaucoup d’ONG ont déjà ressenti cette désagréable impression de se faire instrumentaliser : combien de fois n’a-t-on pas reçu de demandes d’animation, à la veille des vacances, un vendredi, lorsque les élèves ne pensent plus qu’à la fin des cours, pour parler d’une thématique « solidaire » (au fond, la thématique n’a pas tellement d’importance, du moment qu’elle soit consensuelle). Sans parler des enseignants qui quittent même la classe, comme pour signifier que ce qui se fait ne les concerne pas… L’animateur n’est là que comme « bouche-trou », il fait de l’occupationnel, ce qui est à l’opposé de l’éducation au développement.
Bref, pas toujours facile de s’entendre lorsqu’on trouve d’un côté une école qui veut avant tout se donner bonne conscience en remplissant son quota de « bonnes actions » et qui croit faire de l’éducation à la citoyenneté en organisant une journée par an, et de l’autre côté une multitude d’ONG qui proposent toutes sortes de projets et d’outils, mais qui ne tiennent pas toujours compte des difficultés des enseignants, de leur manque de temps, de la lourdeur administrative du monde scolaire, des socles de compétence imposés aux enseignants… Comme le dénonce avec force Pierre Waaub, enseignant et auteur de plus ouvrages sur la question [highslide](6;6;;;)« La démocratie est-elle soluble dans l’école ? » et « L’école : bonne à tout faire ? », chez Labor[/highslide] , cette relation ONG-enseignants peut alors dénaturer l’éducation au développement au point d’en faire un produit à consommer, bien loin de l’idéal de Paulo Freire et de tous ceux qui voient l’éducation comme une force de changement :
« Le consensus humanitaire est devenu le fond de commerce commun d’animateurs d’ONG cherchant à stabiliser leur emploi et d’enseignants cherchant, pour leurs élèves, des occupations pas trop dévalorisantes sur le marché scolaire. Dans ce contexte, l’éducation au développement, indépendamment de la qualité de ses formateurs et de leurs interventions, indépendamment même du contenu de ses interventions, est incapable de produire autre chose que le sentiment d’une récréation offerte par l’Etat à un public somme toute captif, au mieux déjà convaincu, le plus souvent indifférent, parfois même, on le serait à moins, furieux des tentatives de manipulation que constituent forcément des interventions ponctuelles dont les messages sont déjà formatés» [highslide](7;7;;;)Le Quatre-quart humanitaire, Pierre Waaub, Antipodes, Février 2007.[/highslide] .
La vision d’Oxfam-Magasins du monde de l’éducation au développement
Sans aller aussi loin que Pierre Waaub dans ce constat très sévère, nous pensons que tout projet d’éducation au développement en milieu scolaire doit faire l’objet d’une contractualisation entre ONG et enseignants. Il faut que chacun puisse trouver sa place et, surtout, que cela débouche sur un processus porté avant tout par les élèves et leurs professeurs. Nous sommes là pour accompagner, pas pour remplacer les professeurs.
Nous voulons offrir aux élèves et aux enseignants des outils qui leur donnent des clés pour comprendre le monde d’aujourd’hui et critiquer les mécanismes politiques, sociaux, économiques et culturels de notre société globalisée.
Chez Oxfam-Magasins du monde, nous voulons inscrire notre démarche éducative dans le long terme et dans un cadre démocratique. En effet, tout processus éducatif doit s’inscrire dans la durée s’il veut déboucher sur un changement. Il faut également insister sur la nécessité d’avoir toujours à recommencer et à poursuivre sans relâche la mise en œuvre des principes démocratiques, même si cela se fait dans un rapport de forces pour pouvoir les vivre, que cela soit à l’école ou dans la société.
Nous proposons aux jeunes de s’investir dans des actions concrètes, qui les mettront en situation de devoir prendre des décisions, faire des choix, et ainsi petit à petit apprendre la négociation et la participation à la vie de la société. Cette dimension liée à l’action est pour nous essentielle : il n’est pas possible d’enseigner la citoyenneté, la démocratie, sans être amené à l’expérimenter concrètement, à la vivre quotidiennement au sein de son école. Cette approche peut se résumer en une phrase symbolique : « changer le monde, ça commence à l’école ! ». Cela implique de proposer aux jeunes des structures participatives, avec un réel pouvoir de négociation, et la possibilité de s’inscrire dans des projets.
Enfin, notre conception de l’éducation au développement est basée sur la volonté d’encourager l’action collective. Etre citoyen, ce n’est pas seulement vivre avec ses objectifs personnels, c’est surtout se confronter à la société et au monde. Cette dimension collective peut entrer en conflit avec le mode de fonctionnement de l’école, qui met plus souvent des individus en compétition au lieu d’organiser leur réussite collective. Différentes études ont montré les résultats catastrophiques d’une telle politique. Nous voulons au contraire poursuivre l’idéal de Paulo Freire et affirmer avec lui que « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde » [highslide](8;8;;;)Paulo Freire, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, éd. Maspero, Paris, 1974.[/highslide] .
Roland d’Hoop
Service éducation