Oxfam-magasins du monde est en pleine campagne pour sensibiliser à l’agroécologie, et demander une hausse de ses financements en Wallonie. Il est ainsi impossible de parler d’agroécologie sans parler des (in)égalités femmes/hommes dans ce secteur. Dans le cadre de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous proposons un état des lieux de ces inégalités, ainsi que les enjeux dont nous invitons les représentant∙e∙s politiques et du secteur à se saisir. Comme la phrase qui dit que l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage, Rachel Bezner Kerr, professeure de Développement Global à l’Université de Cornell et chercheuse sur les questions d’agroécologie nous dit : « Si l’on n’aborde pas la question du genre et des autres inégalités sociales, et si l’on ne développe pas de nouvelles formes d’organisation pour lutter contre l’injustice, l’agroécologie n’est qu’un mode d’exploitation agricole respectueux de l’environnement. »[1]
Féminisme, agroécologie et souveraineté alimentaire : quels liens ?
Avant de plonger au cœur de ces vastes sujets, il est nécessaire de revenir aux définitions des concepts dont nous allons parler dans cette analyse. La souveraineté alimentaire, l’agroécologie et le féminisme sont des concepts politiques interconnectés qui tentent d’apporter des réponses à des défis dans un monde dominé par l’agriculture industrialisée, l’alimentation mondialisée, le capitalisme et le patriarcat.
La souveraineté alimentaire, définie comme le droit des peuples à contrôler leur alimentation de manière autonome grâce à l’agroécologie paysanne, offre une alternative à la mondialisation agroalimentaire[2].
L’agroécologie, quant à elle, promeut notamment des pratiques agricoles durables et l’autonomie socio-économique des agriculteurs/rices à travers 13 principes clés sur lesquels nous reviendrons dans la seconde partie de cette analyse. L’agroécologie est également un mouvement social, dont se sont emparés des communautés partout dans le monde, afin de lutter contre le système alimentaire globalisé, industrialisé et colonial. « A la fois discipline scientifique, ensemble de pratiques et mouvement social, l’agroécologie est donc un concept systémique, intensif en connaissances (« les intrants sont remplacés par le savoir ») et basé sur la durabilité »[3]. L’agroécologie vise la transformation de l’ensemble du système alimentaire, y compris en matière d’équité et d’accessibilité.
Le féminisme (les féminismes) sont entendus comme un ensemble de mouvements et d’idées philosophiques qui partagent un but commun : définir, promouvoir et atteindre l’égalité politique, économique, culturelle, sociale et juridique entre les femmes et les hommes[4].
A partir de ces définitions, nous allons explorer la question des inégalités femmes hommes dans l’agriculture conventionnelle[5]. En effet, si les inégalités sont exacerbées dans le secteur de l’agriculture conventionnelle (et ce, partout dans le monde), elles sont aussi l’un des défis que la souveraineté alimentaire, l’agroécologie et le féminisme tentent de résoudre. Nous verrons comment l’un sans les autres ne peut malheureusement pas espérer réduire ces inégalités à grande échelle.
Les inégalités dans l’agriculture
Au niveau mondial, les femmes représentent 43 % de la main-d’œuvre agricole dans les pays en développement, bien qu’elles n’aient pas un accès égal aux ressources productives nécessaires à l’agriculture. Les familles gèrent environ neuf exploitations agricoles sur dix dans le monde, et 80 % des denrées alimentaires sont produites par des exploitations familiales et des petits producteurs/rices[6]. Traditionnellement et ce, partout dans le monde (même si les chiffres et les tâches varient en fonction des régions et continents), les activités sur les exploitations agricoles sont genrées : les femmes des zones rurales sont traditionnellement responsables des activités ménagères et des soins, du nettoyage et de la cuisine, de la recherche d’eau, de fourrage et de combustible. Cependant, malgré leurs rôles clés, les femmes des zones rurales sont confrontées à la discrimination basée sur le genre et à une multitude de contraintes sociales, juridiques et culturelles (accès à la terre, accès aux prêts fonciers, aux intrants, héritage, travail de soin non rémunérés, accès à l’éducation, aux structures de représentations…). Dans son travail de recherche en France, la sociologue feu Michèle Salmona passe en revue les diverses violences auxquelles doivent faire face les agricultrices : violences liées aux conditions de travail, violences liées à la cohabitation, à l’organisation du temps, violence des politiques publiques et les différentes ruses et résistances que ces dernières ont mis en place (opérations sauvages, pratiques douces de l’élevage, reconquête des savoirs…)[7].
Pour préciser l’état de ces inégalités, nous prendrons l’exemple de l’Amérique Latine et les Caraïbes (LAC). Ce continent à fait l’objet de nombreuses études, donc les chiffres sont relativement bien documentés. De plus, les mouvements féministes du continent ainsi que les mouvements en faveur de l’agroécologie y sont plus développés et très divers. Enfin, cela permet également d’ajouter le prisme des violences liées au colonialisme et au capitalisme et leurs impacts sur l’agriculture et sur les femmes et les populations autochtones. Dans cette région de 33 pays, la population rurale représente un peu plus de 129 millions de personnes (environ 50% de femmes dont 20% qui appartiennent à des peuples autochtones). Dans la plupart des pays, plus de la moitié des femmes rurales employées sont des travailleuses indépendantes informelles et des membres de la famille non rémunérés[8].
Les chercheuses D. Trevilla-Espinal, H. Morales, L. Soto-Pinto,et E. Estrada Lugo observent des caractéristiques communes dans la vie des femmes rurales en Amérique latine et dans les Caraïbes : surcharge de travail entre la production et les soins ; faible accès aux moyens de production : terre, eau, semences, intrants ; faible qualité de la production agro-pastorale des terres qu’elles contrôlent ; difficultés de participation politique ; autonomie économique et décisionnelle limitée qui est encore subordonnée aux intérêts patriarcaux ; emplois précaires et temporaires qui génèrent insécurité économique et dépendance ; tout cela ajouté au faible niveau (en qualité) de couverture des systèmes de protection sociale. De plus, la croissance des projets d’extraction dans cette région menace les sources de subsistance des femmes, d’où le rôle croissant des femmes dans la défense des territoires, de la biodiversité et du maintien socio-économique et culturel de leur communauté.[9]
Les mêmes chercheuses expliquent que la participation des femmes rurales à la main-d’œuvre a augmenté de 45 % au cours des 20 dernières années dans la région LAC. Cette croissance est principalement observée dans les emplois ruraux non agricoles, en particulier dans le secteur des services. Toutefois, les femmes qui restent travailler dans l’agriculture ne sont souvent pas reconnues comme des travailleuses (elles sont « juste une aide »[10]) et leur travail est sous-évalué. L’écart salarial entre les hommes et les femmes (lorsque les femmes ont un travail rémunéré) est évalué en moyenne à 40 % dans la région LAC[11]. Dans le système alimentaire industriel, les entreprises profitent de ce système inégal, en imposant une surcharge de travail aux ouvrières agricoles. La majorité des femmes d’Amérique latine et des Caraïbes n’ont pas d’emploi formel ni de protection sociale, et leur charge de travail globale comprend jusqu’à 68,7 heures de soins non rémunérés par semaine dans les zones rurales. Dans l’étude, les femmes de ces territoires affirment que l’inégalité s’étend au-delà du corps, à la terre et à la société dans son ensemble, ce qui a un impact sur les systèmes alimentaires et perpétue diverses formes de violence à l’égard des femmes, comme les féminicides, entre autres[12].
De plus, les femmes de la région continuent de rencontrer des difficultés d’accès à la propriété foncière ; seuls certains pays comme la Bolivie et le Brésil ont fait évoluer cette situation grâce à des politiques publiques et à des cadres réglementaires visant à accroître la propriété foncière et à permettre aux femmes d’accéder à de meilleures opportunités de crédit, d’assistance technique et de commercialisation[13]. Enfin, le système agro-industriel et les entreprises de ce secteur, qui donnent la priorité à la modernisation et aux profits, ne tiennent pas compte des savoirs paysans et autochtones, ce qui menace les cultures locales et sape les connaissances et le travail des femmes dans le domaine agricole. Les populations autochtones et afro-descendantes d’Amérique latine et des Caraïbes sont donc confrontées à des niveaux de pauvreté plus élevés et à des inégalités raciales. Ces inégalités issues du colonialisme, de la domination patriarcale et économique ont également un impact sur les droits des femmes et leur accès à l’éducation, aux soins de santé et à la propriété foncière. L’exploitation des femmes dans l’agriculture est liée aux inégalités de genre, de classe et de race, et les expose à des violences sexuelles.
En Wallonie maintenant (et pour avoir une perspective plus locale sur le sujet), Oxfam Belgique a publié en fin d’année 2023 une étude Défricher le genre dans l’agriculture Wallonne qui fait état des inégalités de genre dans le secteur agricole de la région. L’idée ici n’est pas de comparer les statistiques mondiales, celles de la région Amérique Latine et Caraïbes, et celles de la Wallonie mais plutôt d’obtenir une vision globale des inégalités dans l’agriculture, et de rendre compte des caractéristiques communes qui existent dans chacun de ces contextes.
Quelques chiffres clés des inégalités de genre dans l’agriculture wallonne
- 80% des agriculteur.rices conjoint.es aidant.es sont des femmes.
- Les femmes représentent 30 % de la main-d’œuvre agricole régulière totale
- 16 % des agriculteur.rices chef.fes d’exploitation sont des femmes.
- En moyenne, les femmes cheffes d’exploitation disposent, de 41,5 hectares de terres agricoles contre 59,5 hectares pour les hommes.
Au-delà de ces chiffres, les agricultrices sont surreprésentées dans les statuts qui leur accordent des droits limités, tels que les droits de propriété mais aussi des accès limités à la sécurité sociale. Le statut « d’aide conjugale » a évolué depuis sa mise en œuvre en 1990, apportant des avancées aux droits des conjoint∙e∙s des propriétaires d’exploitations agricoles, qui sont principalement des femmes. À l’origine, il s’agissait d’un « mini-statut » qui permettait aux conjoint∙e∙s d’être légalement reconnu∙e∙s et d’avoir droit à une pension et à des congés, bien qu’inférieurs à ceux du propriétaire de l’exploitation. Depuis 2005, il est devenu un « maxi-statut », accordant aux conjoint∙e∙s les mêmes droits que la personne propriétaire. Toutefois, il a été noté que ce statut exige de payer des cotisations sociales doubles sans apporter de revenus supplémentaires immédiats à l’exploitation. Il impose également des restrictions, telles que l’impossibilité d’offrir une formation rémunérée. En cas de divorce, les conjoint∙e∙s ont souvent du mal à quitter l’exploitation et le système judiciaire sous-évalue la contribution économique des femmes dans les divorces agricoles. En conséquence, les agricultrices divorcées sont souvent confrontées à des situations économiques nettement moins bonnes que celles de leurs ex-conjoint∙e∙s. Ces inégalités sont également perpétuées par la transmission inégale de l’héritage entre les héritiers masculins et féminins au sein des familles agricoles.
La majorité des agricultrices wallonnes exercent leur activité à titre individuel et ne se versent pas de salaire propre, se contentant des revenus générés par leurs activités agricoles- c’est-à-dire qu’elles ont moins d’autonomie financière. C’est particulièrement vrai pour les membres de la famille impliqués dans l’exploitation, puisque 9 personnes non salariées sur 10 sont des membres de la famille. De nombreux∙euses agriculteurs/rices ne considèrent pas l’absence de salaire personnel comme un problème, car leurs dépenses sont moindres et ils et elles estiment que leurs besoins sont couverts par leurs activités agricoles. Parfois, le revenu du/de la conjoint∙e qui travaille en dehors de l’exploitation permet de subvenir aux besoins de la famille.
A propos du poids des normes de genre dans le secteur agricole, les agricultrices wallonnes interrogées pointent le manquent de représentation des femmes dans les organismes de représentation agricoles, et observent que leur travail est peu reconnu par rapport au travail des hommes mais aussi invisibilisé et dévalorisé. Elles font état d’un environnement de travail plus adapté aux hommes qu’aux femmes, de tâches inégalement réparties, et d’une participation aux tâches ménagères beaucoup plus forte (et non valorisée) pour les femmes.
Enfin, il est intéressant de jeter un œil au niveau de l’Union Européenne. A propos de la main d’œuvre saisonnière, un rapport de la Commission européenne révèle que les travailleuses agricoles sont plus susceptibles d’être victimes de violences sexistes et sexuelles, de traite des êtres humains et de manipulation psychologique[14]. L’informalité dans le secteur de l’agriculture saisonnière en Europe est courante, les travailleurs∙euses étant souvent employé∙e∙s illégalement, sans contrat, ce qui augmente la probabilité d’abus. L’exploitation des travailleurs et travailleuses agricoles existe dans tous les types d’exploitations, les plus petites étant moins surveillées. Les normes de genre jouent également un rôle, les femmes se voyant confier des tâches répétitives et délicates tandis que les hommes s’occupent des tâches physiquement exigeantes. Des études montrent également que les travailleurs∙euses agricoles blanc∙he∙s peuvent exploiter d’autant plus les personnes racisées qui travaillent avec elles∙eux. Par crainte des répercussions, il est difficile d’obtenir des témoignages d’agriculteurs/rices qui hésitent à se plaindre ou à critiquer ouvertement leur employeur.
Féminisme et agroécologie : pourquoi ?
Ce que ces études sur les inégalités de genre dans les secteurs agricoles nous révèlent est que les femmes font les frais des politiques agricoles et étatiques patriarcales, coloniales dans leurs contextes. Leurs statuts juridiques, l’accès aux ressources nécessaire pour leur métier (le foncier, les ressources matérielles et immatérielles) sont réduites, leur travail est différencié en fonction de leur genre et leurs savoirs et leurs compétences sont dévalorisées et invisibilisées. Leurs revenus sont moindres que les hommes, alors que leurs travaux dans les tâches ménagères et de soin de leurs familles sont plus conséquents (et non rémunérés). Leur genre les rend aussi plus vulnérables aux violences sexistes et patriarcales sur leurs terrains de travail et au sein de leurs familles. Enfin, elles ont moins accès aux organismes de représentations de leurs métiers, et sont peu inclues dans la détermination de politiques qui les concernent.
Comment le féminisme lié à l’agroécologie pourrait-il dès lors permettre une réduction de ces inégalités et contribuer à la souveraineté alimentaire ?
L’agroécologie, en tant que pratique, science et mouvement social, doit prendre en compte les demandes sociales des femmes, qui jouent un rôle fondamental dans le maintien des systèmes alimentaires. Les femmes, en particulier les femmes autochtones et afro-descendantes, y sont confrontées à des conditions précaires, à l’exploitation et à la dépossession (de leurs terres, et de leurs corps)[15]. Leurs connaissances et leurs contributions sont sous-estimées, et les études et les données sur leurs conditions sont rares. Sur l’exemple des luttes des femmes en Amérique latine contre le patriarcat, les chercheuses demandent que le capitalisme et le colonialisme soient pris en compte dans l’analyse des oppressions et dans les propositions de transition vers des systèmes alimentaires plus justes et plus durables[16].
« Pour faire progresser les transitions agroécologiques, il faut prendre conscience des inégalités qui apparaissent dans les processus de mise à l’échelle et remettre en question les modèles institutionnels et organisationnels (y compris au sein de la famille) qui continuent de reproduire des systèmes patriarcaux. L’absence de prise en compte de ces aspects conduit à des processus dans lesquels les femmes disparaissent progressivement. » expliquent I.Álvarez Vispo et P.Romero-Niño dans leur article intitulé Can feminist agroecology be scaled up and out?[17]
Basée sur les 13 principes HLPE, l’agroécologie « institutionnalisée » (c’est-à-dire la manière dont ce groupe d’expert∙e∙s de la FAO s’en est emparé) prend-elle bien en compte les dimensions genre au sein de ses principes ? Y a-t-il des marges de progrès envisageables et quelles seraient-elles ? Une approche féministe de l’agroécologie pourrait-elle éviter que l’agroécologie soit vidée de ses principes par l’agriculture industrielle et utilisée comme une simple boite à outils de plus dans la course à la domination coloniale et aux profits[18] ?
13 principes agroécologique sous le prisme du genre
Dans un article reprenant une analyse poussée des 13 principes de l’agroécologie vue sous le prisme du genre, les chercheuses H.Zaremba, M. Elias, A. Rietveld et N. Bergamini montrent comment les dimensions humaines et les dynamiques de pouvoir sont imbriquées dans chaque principe. Selon elles « une approche féministe est essentielle pour établir une transition agroécologique socialement juste et écologiquement durable. »[19]
Cette approche féministe se décline en question, observation et compréhension des contextes et du lien complexe entre rapport de pouvoir, domination patriarcale et colonialisme. Si l’agroécologie s’inscrit dans une approche émancipatrice, écologique et sociale, il reste que ce mouvement s’inscrit dans un monde contextuel violent et discriminant pour les femmes, les minorités de genre et les personnes racisées. Oublier d’en tenir compte dans l’établissement et la pratique des principes, pourrait nuire à l’établissement de systèmes alimentaires justes et durables.
Parmi les questions les plus prégnantes qui ressortent tout au long de leur analyse, celle de la répartition des tâches, du travail de soin non rémunéré, de l’invisibilisation du savoir des femmes et de leur participation aux décisions et organes de représentations.
Comment ne pas imposer plus de fardeau aux femmes ? Parmi les 13 principes, un certain nombre requièrent des pratiques agricoles plus fastidieuses et longues, souvent attribuées aux femmes : comme le désherbage à la main, les pratiques d’agriculture à faibles intrants etc. Sachant que le travail des femmes n’est souvent pas considéré comme du « vrai » travail, ce qu’elles font en termes de travail agricole ou de soins non rémunérés, n’est ni reconnu, ni valorisé (de manière symbolique ou de manière financière). Ceci contribue à une marginalisation des femmes. C’est pour cela qu’il est essentiel de rendre visibles les contributions économiques des femmes pour élargir le débat sur l’inégalité entre les femmes et les hommes dans les instances de représentation et au sein des politiques publiques. Si l’on prend l’exemple de l’élevage, il implique souvent une division du travail en fonction du sexe, certains animaux étant considérés comme relevant de la responsabilité des femmes et d’autres de celle des hommes[20]. Cette division du travail peut avoir des conséquences sur la santé et le bien-être des femmes, ainsi que sur l’élaboration de politiques agroécologiques. Dans certains cas, le travail des femmes dans l’élevage est essentiel pour les transitions agroécologiques, mais il est souvent sous-évalué et invisible.
L’accès aux ressources (financières, matérielles et à la terre) est limité pour les femmes. Les questions de statuts, d’accès au foncier et aux ressources matérielles pour effectuer des pratiques agroécologiques sont un obstacle pour les femmes, partout dans le monde. Sur le principe de la gestion durable des sols par exemple, les approches agroécologiques féministes peuvent permettre directement de confronter les systèmes sous-jacents de discrimination et d’attribution des terres qui contribuent à limiter les capacités des femmes et des peuples autochtones à améliorer et à gérer des terres et des sols de manière durable.
Le partage de connaissance et la valorisation des savoir : Sur le principe de respect de la biodiversité, la prise en compte des connaissances et des priorités des femmes peut exercer une influence positive sur cette dernière. La restauration de la biodiversité peut également alléger la charge de travail des femmes. Une approche féministe de la gestion de la biodiversité peut donc conduire à une transformation holistique des systèmes. Les chercheuses donnent l’exemple d’un projet mis en œuvre en Inde[21] pour revitaliser le petit millet, et soulignent l’importance de valoriser les connaissances et les rôles des femmes. Considérés localement comme des cultures féminines, ces millets, bien qu’ils soient très résistants à la sécheresse, nutritifs, relativement économes en eau, nécessitant peu d’intrants et pouvant pousser dans des conditions marginales, « ont été largement ignorées par les gouvernements et les institutions de recherche, et la production totale a chuté en Inde à environ un quart de ce qu’elle était en 1950 »[22]. Ce qui démontre que les femmes détiennent souvent des connaissances précieuses, jouent un rôle capital dans l’amélioration de la sécurité alimentaire et nutritionnelle locale, mais reçoivent relativement peu de soutien, et sont invisibilisées.
La participation politique : La participation équitable et la remise en question des dynamiques de pouvoir sont essentielles pour parvenir à une transformation radicale des systèmes dans les structures décentralisées. Une participation inclusive implique de donner aux personnes marginalisées le même poids et la même influence dans les processus de prise de décision. L’éducation, en particulier l’éducation féministe, est essentielle à l’autonomisation des femmes et à la promotion d’une transformation agroécologique juste. Le mouvement agroécologique doit reconnaître les femmes comme des actrices du changement à part entière et leur offrir des espaces appropriés pour grandir, diriger et apprendre dans le cadre de l’agroécologie.
L’importance de la recherche et des données sexo-spécifiques : Dans le cadre des politiques agricoles actuelles, l’injustice, l’exploitation et la subordination des femmes et des paysan∙ne∙s sont monnaie courante. Il n’y aura pas de pratiques durables de l’agroécologie sans l’autonomisation des femmes et l’atteinte de l’égalité des sexes (ou une forte amélioration). L’agroécologie – si envisagée avec une approche féministe – peut remettre en question les structures patriarcales et donner aux femmes plus de pouvoir au sein des familles paysannes. Reconnaître et de remettre en question les déséquilibres structurels du pouvoir nécessite d’avoir accès à des données tenant compte des spécificités de chaque sexe. Selon les chercheuses, l’agroécologie féministe vise à s’attaquer aux causes profondes de l’injustice et à créer une nouvelle économie où le travail productif et reproductif est partagé.[23] L’agroécologie sensible au genre peut conduire à des taux de réussite plus élevés en incluant des connaissances et des voix diverses. La prise en compte des objectifs sociaux dans l’agroécologie peut renforcer l’autonomie et la souveraineté et accroître le contrôle des ressources.
En résumé, dans une perspective agroécologique sensible au genre, l’enjeu est d’aller à la racine des inégalités et d’interroger les structures et les dynamiques de pouvoir en place. Garder en tête une approche féministe de l’agroécologie permet non seulement d’assurer la diversité des opportunités économiques, mais aussi de diversifier la répartition du travail dans les ménages et les communautés.
« L’agroécologie, en tant qu’ensemble fragmenté de pratiques, n’a trop souvent fait référence à la transformation sociale et écologique que de manière nominale, tout en continuant à traiter les femmes et les acteurs marginalisés comme une note de bas de page ou une case à cocher. » alertent les chercheuses dans la conclusion de leur recherche.
Dans un cas d’étude au Brésil mené sur l’agroécologie familiale, les chercheuses H. Prévost, G. Galgani Silveira Leite Esmeraldo, H. Guétat-Bernard, proposent une illustration concrète de « comment le genre et le féminisme font partie intégrante de la réflexion de base sur l’agriculture familiale et sur la construction de l’agroécologie comme nouveau paradigme[24] ». Au Brésil, l’agriculture familiale reste marquée par la division genrée du travail et les femmes restent invisibilisées et en dehors des processus de décision. Néanmoins, puisque l’agriculture familiale brésilienne jouit d’une reconnaissance nationale, les femmes sont très engagées et organisées pour faire valoir leurs droits et faire entendre leur parole, et ce depuis les années 70. Syndiquées et mobilisées, les femmes rurales brésiliennes ont su construire un champ politique et « ces regroupements sont l’occasion de penser des luttes communes mais également de souligner la diversité des situations des femmes du fait des différences de classe, d’ethnie, etc. Ce champ politique permet de rompre avec une vision homogénéisante et normative de « LA femme travailleuse rurale ». »[25] expliquent les chercheuses. A partir des années 90, les femmes rurales brésiliennes s’engagent dans des mouvements agroécologiques, avec une démarche toujours féministe et orientée contre le système de l’agro-industrie. Des mobilisations régulières et phares sont organisées dans les années 2000 (comme les Marches des Marguerites, ou les Marches pour la vie des femmes et pour l’agroécologie). « La mobilisation des femmes cible différents thèmes : leur auto-organisation locale, régionale et nationale en réseau et au sein de groupes de production, la valorisation de leurs savoirs et de leurs pratiques, leur auto-reconnaissance en tant qu’actrices du mouvement agroécologique, leur compréhension des différentes dimensions de la subordination et des violences, l’invisibilisation de leurs expériences, la séparation entre sphère productive et reproductive et l’exclusion des femmes des espaces politiques en tant que protagonistes du système agroalimentaire ».[26]
Des combats qui perdurent et qui offrent une vision positive de ce qui est possible de faire et de proposer dans notre promotion d’une agroécologie inclusive et sensible au genre.
Conclusion
L’agriculture est un secteur aux fortes inégalités de genre. En tant que pratique, science et mouvement social, l’agroécologie gagnerait tout à adopter une approche féministe dans chacun de ses principes. Comme les travaux de recherches présentés dans cette analyse le montrent, une approche féministe des principes agroécologiques permet d’interroger la source des inégalités de genre. De l’accès inéquitable aux terres, aux ressources, en passant par l’invisibilisation du travail des femmes et la répartition inégales des tâches, jusqu’au partage de connaissance et à la maigre représentation et participation des femmes dans les instances de décisions agricoles (ou dans la mise en oeuvre des politiques publiques qui les concernent), l’intégration des principes féministes propose une approche holistique de ces problèmes.
Pour finir, la question du travail de soin (rémunéré et/ou non rémunéré) est centrale dans les questions de genre et d’agroécologie. Et ce pas forcément parce que les femmes sont « naturellement » plus à même de « prendre soin de la Terre » et donc « plus à même de se lancer dans des démarches agroécologiques ». Mais parce que le système hétéro-patriarcal et capitaliste invisibilise le travail des femmes en plus de leur réduire considérablement l’accès à la terre et à des statuts économiques et juridiques dignes et décents.
Remettre ces questions au centre des discussions et prendre conscience de ces problématiques permettra certainement de mettre en œuvre une agroécologie féministe qui ne laisse personne de côté, tout en contribuant à une meilleure souveraineté alimentaire.
Vous voulez en savoir plus ?
cet article regorge de super ressources sur les femmes en agriculture et agroécologie.
Bibliographie
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Coolsaet, Brendan. « Towards an Agroecology of Knowledges: Recognition, Cognitive Justice and Farmers’ Autonomy in France ». Journal of Rural Studies 47 (octobre 2016): 165‑71. https://doi.org/10.1016/j.jrurstud.2016.07.012.
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Prévost, Héloïse, Gema Galgani Silveira Leite Esmeraldo, et Hélène Guétat-Bernard. « Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne ». Pour 222, no 2 (2014): 275‑84. https://doi.org/10.3917/pour.222.0275.
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Notes
[1] Rachel Bezner Kerr et al., « Repairing Rifts or Reproducing Inequalities? Agroecology, Food Sovereignty, and Gender Justice in Malawi », The Journal of Peasant Studies 46, no 7 (10 novembre 2019): 1499‑1518, https://doi.org/10.1080/03066150.2018.1547897. Rachel Bezner Kerr mène des recherches à long terme au Malawi et en Tanzanie, en utilisant des méthodes de recherche participatives pour tester l’impact des approches agroécologiques sur les moyens de subsistance, la nutrition et la gestion durable des terres pour les communautés rurales.
[2] Iridiani Graciele Seibert et al., « WITHOUT FEMINISM, THERE IS NO AGROECOLOGY », s. d.
[3] « L’agroécologie, une critique et une solution au système alimentaire dominant », Oxfam-Magasins du monde (blog), 6 décembre 2022, https://oxfammagasinsdumonde.be/lagroecologie-une-critique-et-une-solution-au-systeme-alimentaire-dominant/.
[4] Charlotte Jarry, « Féminisme : mouvements féministes et combats dans l’Histoire », Oxfam France (blog), 3 septembre 2021, https://www.oxfamfrance.org/inegalites-femmes-hommes/le-feminisme-a-travers-ses-mouvements-et-combats-dans-lhistoire/.
[5] Les chiffres genrés sont difficilement documentés dans le secteur agricole. La plupart des programmes de développement d’agroécologie dans le Sud ou le Nord global étant en partie ciblés pour réduire les inégalités femmes-hommes, nous choisirons dans cette analyse de partir des chiffres des inégalités dans le secteur conventionnel pour illustrer les inégalités femmes-hommes dans le secteur agricole. Nous nous appuyerons sur ces chiffres pour démontrer que les pratiques agroécologiques couplées à des réflexions féministes peuvent avoir un impact considérable sur la vie, les pratiques et l’organisation des paysan∙ne∙s dans le monde.
[6] Seibert et al., « WITHOUT FEMINISM, THERE IS NO AGROECOLOGY ».
[7] Michèle Salmona, « Des paysannes en France : violences, ruses et résistances », Cahiers du Genre 35, no 2 (2003): 117‑40, https://doi.org/10.3917/cdge.035.0117.
[8] Diana Lilia Trevilla Espinal et al., « Feminist Agroecology: Analyzing Power Relationships in Food Systems », Agroecology and Sustainable Food Systems 45, no 7 (9 août 2021): 1029‑49, https://doi.org/10.1080/21683565.2021.1888842.
[9] Trevilla Espinal et al.
[10] Trevilla Espinal et al.
[11] FAO, « Atlas de la Mujer Rural en América Latina y el Caribe », 2017, https://www.fao.org/3/i7916s/i7916s.pdf.
[12] Trevilla Espinal et al., « Feminist Agroecology ».
[13] Trevilla Espinal et al.
[14] « Who do we want our ‘new generation’ of farmers to be? The need for demographic reform in European agriculture | Agricultural and Food Economics | Full Text », consulté le 16 février 2024, https://agrifoodecon.springeropen.com/articles/10.1186/s40100-023-00244-z.
[15] Trevilla Espinal et al., « Feminist Agroecology ».
[16] Trevilla Espinal et al.
[17] Paola Romero-Niño et Isabel Álvarez Vispo, « Can feminist agroecology be scaled up and out? », Feminism and agroecology: transforming economy and society, octobre 2020, https://www.cidse.org/2020/10/07/feminism-and-agroecology-transforming-economy-and-society/.
[18] Omar Felipe Giraldo et Peter M. Rosset, « Agroecology as a Territory in Dispute: Between Institutionality and Social Movements », The Journal of Peasant Studies 45, no 3 (19 mars 2018): 545‑64, https://doi.org/10.1080/03066150.2017.1353496.
[19] Haley Zaremba et al., « Toward a Feminist Agroecology », Sustainability 13 (12 octobre 2021): 11244, https://doi.org/10.3390/su132011244.
[20]Dans différents contextes des recherches observent que les femmes ont plutôt tendance à gérer l’élevage des poulets par exemple (Brésil, Uganda, Bangladesh), pendant que les élevages de bétails sont réservés aux hommes ou aux paysans de caste plus aisées. Voir : Zaremba et al.
[21] Zaremba et al.
[22] Zaremba et al.
[23] Zaremba et al.
[24] Héloïse Prévost, Gema Galgani Silveira Leite Esmeraldo, et Hélène Guétat-Bernard, « Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne », Pour 222, no 2 (2014): 275‑84, https://doi.org/10.3917/pour.222.0275.
[25] Prévost, Galgani Silveira Leite Esmeraldo, et Guétat-Bernard.
[26] Prévost, Galgani Silveira Leite Esmeraldo, et Guétat-Bernard.