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Oxfam-Magasins du monde

Analyse critique d’un voyage de jeunes à la rencontre des caféiculteurs/trices équitables dans le cadre d’un projet européen Erasmus +

Analyses
Analyse critique d’un voyage de jeunes à la rencontre des caféiculteurs/trices équitables dans le cadre d’un projet européen Erasmus +
L’analyse propose une réflexion critique a posteriori sur un voyage de jeunes organisé dans le cadre d’un projet européen Erasmus +. Un groupe d’élèves, d’enseignant.e.s et de permanent.e.s d’ONG actives dans le commerce équitable sont partis au Pérou en juillet 2017 à la rencontre des familles membres d’une coopérative de café équitable. Sans prétendre mesurer en détail l’impact d’un tel voyage sur les élèves, ce séjour et sa préparation suivent-ils les objectifs et préoccupations éthiques tels que poursuivis actuellement par les professionnels du secteur ? Les réponses qui sont apportées ici s’appuient sur l’expérience d’ONG organisatrices de séjours en immersion ou de volontariat.

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À la lumière de l’expérience d’ONG organisatrices de séjours en immersion ou de volontariat, la présente analyse propose une réflexion critique a posteriori sur un voyage de jeunes organisé dans le cadre d’un projet européen Erasmus +. Un groupe d’élèves, d’enseignant.e.s et de permanent.e.s d’ONG actives dans le commerce équitable sont partis au Pérou en juillet 2017 à la rencontre des familles membres d’une coopérative de café équitable. Sans prétendre mesurer en détail l’impact d’un tel voyage sur les élèves, ce séjour et sa préparation suivent-ils les objectifs et préoccupations éthiques tels que poursuivis actuellement par les professionnels du secteur ?

Introduction

Au printemps 2015, des professeurs du Lycée Technique Bel-Orme de Bordeaux ont décidé de lancer leur école dans l’aventure d’un projet européen Erasmus +. Ils ont choisi comme thème « Le commerce équitable » et ont regroupé autour d’eux deux autres écoles, l’une belge et l’autre portugaise, ainsi que des ONG actives dans le commerce équitable en France, en Belgique et au Portugal. L’Union européenne ayant entériné le dossier introduit, le projet JACE « Jeunes Ambassadeurs du Commerce Equitable » a pu voir le jour.
Sur trois ans, les enseignant.e.s ont eu pour ambition de faire connaitre le commerce équitable à leurs élèves et de les impliquer activement dans la connaissance et la promotion de cette alternative auprès de leurs pairs. Trois ans pour faire d’eux de véritables ambassadeurs épaulés par l’expertise des ONG Artisans du Monde (France), CIDAC (Portugal) et Oxfam-Magasins du Monde (Belgique).
Au programme, des animations, des visites, des rencontres, la découverte des équipes de bénévoles adultes, la découverte des produits du commerce équitable, des coopératives et des cultures qui se cachent derrière. Mais encore, des séjours organisés par les différents pays, la visite des institutions européennes, la découverte des problématiques auxquelles le commerce équitable tente de répondre, l’approfondissement de la réflexion sur la mondialisation économique et ses conséquences.
Jeunes et adultes ont également pu participer à la création d’outils pédagogiques, d’une mallette sur la filière du café, de jeux à destinations des jeunes, d’un kit pour lancer une boutique équitable dans son école à destination d’autres élèves.
Le projet des JM-Oxfam[1. Les équipes JM-Oxfam, actives dans les écoles en Belgique francophone, sont composées d’élèves et d’adultes (enseignant.e.s et/ou personnel de l‘établissement). Elles gèrent un magasin de commerce équitable et mènent des actions de sensibilisation autour de la consommation responsable et des relations Nord-Sud. Elles sont des lieux de réflexion, de débat et d’action au sein de l’école pour encourager une citoyenneté critique et solidaire. Près de 120 écoles comptent une équipe JM-Oxfam. Avec en moyenne 12 membres par équipe JM-Oxfam, le projet totalise plus de 1400 personnes investies.] existant depuis de nombreuses années en Belgique a pu inspirer les futurs ambassadeurs de nos voisins portugais et français qui n’ont pas de projet équivalent de grande envergure sur leur territoire.
Enfin, moment phare du programme dont il sera question dans la présente analyse, un groupe restreint d’élèves a pu se rendre en juillet 2017 au Pérou, à la rencontre de coopératives de commerce équitable et de jeunes péruviens afin de voir « de leurs propres yeux » le travail réalisé sur place, les succès et difficultés rencontrés, le commerce équitable rendu très concret et vivant à l’autre bout de la chaine de production de la filière du café.
La présente analyse s’attèle à examiner dans les grandes lignes l’impact d’un tel voyage sur les jeunes qui en ont fait l’expérience, à s’interroger sur l’opportunité d’une telle expérience dans le parcours pédagogique global et à replacer ces éléments de réflexion dans le contexte plus large des voyages humanitaires, séjours d’immersion et de volontariat.

Les objectifs du voyage

Dans le dossier de demande de subsides tel que remis à l’Europe au commencement du projet, les objectifs du voyage au Pérou sont présentés en ces termes :
« Il est essentiel de créer un lien fort et réel avec une coopérative de producteurs : les jeunes en sauront être les « Ambassadeurs » s’ils sont capables de s’identifier au partenaire avec lequel ils vont construire une collaboration. Ce commerce reste abstrait pour les élèves s’ils ne connaissent pas de producteurs et s’ils ne sont pas en contact au quotidien avec les produits (peu d’occasions d’achat réelles), les interventions en milieu scolaire restent dans le cadre des cours traditionnels, les élèves ne sont pas mis en action…Or, ils montrent un réel intérêt lors des interventions ! C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire que les élèves plongent dans la réalité d’une filière, celle du café et d’un territoire, celui des producteurs indigènes du Pérou, afin de comprendre concrètement le commerce équitable »[2. Extrait du formulaire d’introduction du projet JACE envoyé à l’Agence européenne Erasmus +, mai-juin 2015.].
L’objectif est donc clair : rendre concret ce qui est un concept (le commerce équitable), remplacer les discours et les animations dans l’école par des personnes en chair et en os, un exemple vivant et localisé d’une filière de café au Pérou.
Dans les premiers échanges entre les partenaires du projet, les visions apparaissent cependant moins évidentes et se confrontent. Il semble que pour certain.e.s enseignant.e.s, le voyage permettra aux élèves d’ouvrir grand les yeux sur la réalité et de les bousculer, de permettre un déclic par rapport à leur propre vie. Les ONG sont plus prudentes et mettent en avant toutes les questions que pose un tel voyage : idéalisation de l’autre, stéréotypes, mauvaise lecture de la réalité. Ils rappellent que le voyage en soi n’est pas un gage d’une sensibilisation réussie, et pourrait même parfois être contreproductif !
L’objectif tel qu’énoncé est aussi « à sens unique ». On peut en effet se demander quels sont les objectifs, attentes, souhaits d’une telle rencontre pour les Péruvien.ne.s, jeunes et adultes, rencontré.e.s ?
Des ONG belges telles que « Iles de paix » et « Défi Belgique Afrique » qui organisent régulièrement des séjours en immersion de jeunes posent également cette question : « Il est raisonnable de penser que l’accueil d’un groupe de jeunes est globalement bénéfique pour l’avènement d’un monde plus juste, et donc participe ainsi de l’intérêt général du Sud. Un examen différent doit toutefois être entrepris pour ce qui concerne plus spécifiquement les populations visitées. (…) La distinction entre « intérêt » et « attentes » du Sud doit être évoquée. Ainsi par exemple, le chef d’un village peut-il attendre d’une telle visite qu’elle accroisse son prestige aux yeux des villageois. En va-t-il pour autant de l’intérêt du village ? Un corps social tel que la « population locale » est un ensemble complexe d’interrelations spécifiques. L’accueil d’un groupe de jeunes peut perturber l’équilibre qui prédominait. Le fait-il pour le meilleur ou pour le pire ? Certain-e-s estimeront que perturber l’ordre social préexistant correspond à une forme d’ingérence européenne dans la réalité locale et doit être proscrit. D’autres penseront au contraire que ce séjour peut – et doit ? – aussi être l’occasion de faire bouger les lignes dans la réalité locale »[3.  DBA et Ile de Paix, Séjours d’immersion en question, étude, 2016, p. 13.].

Un impact environnemental et un coût financier

Les enseignant.e.s belges impliqué.e.s dans le projet annoncent d’emblée qu’ils-elles ne souhaitent pas partir au Pérou avec leurs élèves, ne cautionnant  pas une telle démarche notamment eu égard au coût financier (et environnemental) d’un tel voyage[4. Les subsides européens couvraient l’ensemble des coûts du projet sauf le voyage des élèves au Pérou.], et au jeune âge des participants. Ils estiment qu’il est possible d’être fortement sensibilisé sans devoir aller à l’autre bout du monde. Le projet comprend par ailleurs cinq autres voyages d’une semaine pendant les trois ans (en Belgique, France et Portugal), ce qui le rend déjà conséquent en termes de séjours à l’étranger.
Sans entrer davantage dans ces questions qui mériteraient pourtant qu’on s’y attarde, remarquons comme évoqué plus haut, que l’impact écologique est aussi un souci des ONG habituellement organisatrices de tels voyages : « L’organisation ne doit pas occulter ce débat, mais au contraire le placer au centre de sa démarche, pour favoriser l’appréhension de la complexité du monde et de l’engagement militant. Les jeunes entendent que les adultes évoluent cahin-caha dans un univers peuplé de contradictions. Ils s’aperçoivent que grandir, c’est identifier les compromis acceptables plutôt qu’adopter une posture sans concession. (…) C’est à la faveur de ces contradictions que surgiront d’intéressantes questions relatives au rapport que l’on entretient avec le confort, avec l’idée que l’on dispose, soi, du droit naturel de voyager partout dans le monde, avec le pouvoir de l’argent, etc. ».
Lors du séjour au Pérou, un permanent d’ONG dira en boutade que le coût global du voyage (environ 60.000 €) aurait tout aussi bien constitué une belle commande d’artisanat envers un partenaire visité dont les ventes à l’international ne cessent de diminuer ces dernières années. Cette considération devrait être tempérée (il n’est pas constructif à long terme d’acheter un stock d’artisanat équitable qui trouve difficilement à s’écouler), mais elle traduit le malaise lié au budget d’un tel voyage.

Préparer le voyage

La formule du voyage évolue lors de sa préparation. Les différents partenaires se rendent vite compte qu’il est totalement impossible de visiter la coopérative CECOVASA avec près de 60 élèves et de 20 adultes[5. Remarquons, eu égard à ce qui précède, que le budget d’un tel voyage en aurait été d’autant plus conséquent.]. Après réflexion, et suite à un voyage préparatoire effectué par certains adultes, ils revoient leurs ambitions à la baisse. Un petit groupe d’élèves et d’adultes restera autour de Lima pour visiter des ateliers d’artisan.e.s, et un autre groupe d’une vingtaine d’élèves et adultes entreprendra le voyage jusqu’aux vallées reculées pour visiter les plantations de café[6. C’est essentiellement de l’expérience de ce deuxième groupe, accompagné par l’auteur, dont il est question dans la présente analyse.].
A cela s’ajoute la rencontre d’élèves péruviens du même âge dans des écoles de Lima et des villages où se trouve ces fils et filles de caféiculteurs. Les élèves reçoivent pour mission d’interviewer ces derniers et de filmer intégralement leur voyage.
L’ONG Défi Belgique Afrique (DBA)[7. Propos de Laure Derenne, Formatrice en Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire / Chargée de communication de l’ONG Défi Belgique Afrique.] qui accompagne des jeunes lors de voyages avec des partenaires dans le Sud insiste sur une bonne préparation avant de partir (une dizaine de jours de formation).
Pour elle, cette préparation ne s’arrête pas aux aspects concrets du voyage, mais passe d’abord par une éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Il s’agit aussi de prendre le temps de travailler la dynamique de groupe et de déconstruire la démarche : quels sont nos objectifs ? Si nous voulons « aider », qu’est-ce que cela signifie ? S’agit-il vraiment d’aider ?
Un autre point d’attention est d’éviter une relation « prestataire de service-clients » avec les participant.e.s aux voyages. Pour réussir une telle expérience, il faut en effet que les élèves et enseignant.e.s s’impliquent, et l’ONG n’a pas les moyens pour peaufiner les moindres aspects organisationnels en vue de créer le voyage parfait.
A l’aune de ces considérations, qu’en est-il du voyage au Pérou dont il est question ici ? On peut considérer que pendant les deux années qui ont précédé le voyage, les participants ont été relativement préparés à se poser des questions, affuter un regard critique, s’interroger sur la mondialisation et les inégalités, mieux connaitre le commerce équitable, ainsi que d’autres thématiques Nord-Sud. L’échange avec les ONG et entre enseignant.e.s a fait évoluer les représentations que chacun.e se faisait des objectifs d’un tel voyage comme déjà mentionné. Les élèves français ont par ailleurs participé à une journée de jeux et de mises en situation sur l’interculturalité peu avant leur départ.
Néanmoins, les groupes constitués auraient gagné à se connaitre et à se souder auparavant, ainsi qu’à affiner les objectifs du voyage. Les adultes eux-mêmes composaient un groupe d’accompagnants qui n’était pas nécessairement cohérent et en phase avec un même projet éducatif.  Malheureusement, les aspects matériels et pratiques ont fort pris le pas sur la démarche éducative, car déjà eux-mêmes énergivores et chronophages.

Le voyage, un ensemble de vécus entremêlés.

D’emblée, il apparait que lors d’un tel voyage, plusieurs « couches » d’expériences se superposent et se vivent simultanément. Il y a le groupe en voyage : les multiples relations, ententes, mésententes, discussions, tensions. Il y a le groupe au Pérou : la rencontre avec un pays du Sud, la nourriture, les images de cartes postales. Il y a le groupe face à la pauvreté urbaine et rurale des lieux traversés. Il y a le groupe face aux péruvien.ne.s adultes et jeunes qui les accueillent. Il y a enfin le groupe face aux aspects du commerce équitable et du fonctionnement de la coopérative qu’il s’agit de comprendre, et de relier à une vision plus systémique du monde.
Ces différents niveaux s’imbriquent et sont vécus simultanément. Ils rendent plus flous les contours de l’objectif final. Chaque personnalité d’élève mettra davantage l’accent sur l’une ou l’autre chose. Certains retiendront peut-être davantage la griserie d’être des baroudeurs en herbe, d’autres retiendront l’émotion lors des interviews des jeunes péruviens, les uns voient le dénuement, d’autres la débrouille.
Le format du voyage entraine des constats en forme de paradoxes : les élèves affrontent avec courage le mal d’altitude, la tourista et la douche à l’eau froide, mais en même temps, ils ne doivent jamais se soucier de préparer à manger, de faire une vaisselle, de prévoir un itinéraire…
Le « travail » des élèves est davantage de suivre le sens de la visite, d’être reçus (au sens d’être invités) et d’interviewer/filmer (ce qui permet une certaine forme de rencontre).
Cependant, observer toutes les étapes de la plantation, de la récolte et du traitement du café est intéressant pour comprendre cette filière, dans ce cas-ci biologique, mais ne dit rien en soi sur le commerce équitable et le fonctionnement en coopérative. Même au Pérou, cet aspect reste donc plus abstrait. Il faut donc écouter les responsables nous expliquer le fonctionnement de CECOVASA, centrale de coopératives, prendre le temps de poser des questions et de comprendre les réponses. Et il faut pouvoir comparer : quelle est la spécificité du fonctionnement de la coopérative qu’on nous présente par rapport à une société anonyme, ou à une filière passant par des négociateurs intermédiaires ? Qu’apportent les revenus du commerce équitable ? Que  n’apportent-ils pas ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?
Ces contenus plus intellectuels ont sans doute parlé davantage aux adultes et professionnels de l’ECMS. Les jeunes ont plutôt regardé le contexte général dans lequel vivent les Péruviens rencontrés, la culture du café et les questions et regards portés par les jeunes péruviens sur eux-mêmes. Car s’il est difficile de se concentrer pour appréhender ces concepts dans une salle de classe à Bordeaux, ça l’est d’autant plus dans un hangar de Massiapo, dans la jungle péruvienne, et cela en espagnol !

Impact du voyage sur l’engagement des jeunes

Deux questions ouvertes ont été posées aux jeunes dans les derniers jours du voyage. Elles se centrent volontairement sur l’impact (dans une optique de changement social) que les jeunes perçoivent sur eux-mêmes :
« Est-ce que ce voyage a changé quelque chose à ta vie ? Si oui, quoi ? Est-ce que tu vas changer quelque chose dans ta manière de vivre à ton retour ? »[8. Les réponses à ces questions sont reprises en annexe de la présente analyse.]
La plupart des jeunes interrogés parlent surtout d’un changement de perception. Leur vision du monde, de la société a évolué de par le voyage. L’une parle d’une ouverture sur le monde et l’autre, d’une peur qui diminue face à la démarche de rencontrer d’autres personnes. Ils sont également nombreux à se dire plus conscients de leur chance, des possibilités que leur offre leur milieu. Ils mettent en avant la volonté de moins se plaindre, de mieux profiter de choses parfois plus essentielles dans leur vie.
Quelques-un.e.s parlent de changer leurs habitudes de consommation, d’autres non, prétextant qu’ils-elles ne sont pas aux commandes des courses à la maison. Une minorité également évoque l’envie de témoigner, de parler autour de soi de son expérience.
Il est frappant de constater que les élèves portugais issus de l’enseignement général témoignent d’une meilleure compréhension du commerce équitable tandis que les élèves français issus de l’enseignement technique parlent plutôt de leur ressenti, du voyage en général et des jeunes rencontrés en omettant la plupart du temps de parler du commerce équitable.
A relire leurs témoignages, l’on saisit bien à quel point chaque vécu est très différent selon la personnalité de l’élève. A la première question, l’une répond : « Je ne vois pas, être moins timide, aller plus vers les gens. Je pense que c’est tout (…) je ne vois pas ce que je peux faire à mon échelle à part continuer à parler du commerce équitable, mais ça je le faisais déjà avant. Je vais peut-être changer ma manière d’en parler, du fait d’avoir vu les choses… ». Une autre élève qui fut sans doute la plus enthousiaste du groupe : « Tout a été un choc (…) tout est différent. On a dû tous se plier à ce nouvel environnement. Cela m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses (…) Je vais acheter le plus possible du commerce équitable, j’ai encore plus envie de m’impliquer dedans. Beaucoup de choses à raconter, je vais forcément avoir envie de sensibiliser mes proches. Je ne peux pas rentrer chez moi en ne disant rien, c’est impossible. Je pense que ce voyage aura été à la fois la pire et la meilleure expérience de ma vie jusqu’à aujourd’hui, plein de bonnes choses et de choses difficiles. ».
Une étude sur les séjours en immersion réalisée par l’ONG DBA et Ile de Paix rappelle que la mesure rigoureuse des effets d’un séjour d’immersion « présente un défi méthodologique considérable ». Si on peut mesurer, après un voyage, des nouvelles connaissances et réflexions acquises, « Celles-ci peuvent s’estomper graduellement à mesure que les souvenirs se dissipent pour faire apparaître un effet que les ancien.ne.s participant.e.s jugent plus essentiel, qui a couvé comme un feu de braises et qui peut se manifester longtemps après le séjour d’immersion. Elles et ils éprouvent des difficultés à le discerner et à en préciser les contours, le situant dans le champ des valeurs et y trouvant l’appui requis pour s’extraire d’un mode de vie conventionnel et consumériste au profit d’une existence qui les connecte davantage à l’essentiel. S’exprime avec assertivité un ressenti souvent aussi confus que déterminé qui échappe d’autant plus aux filets des questionnaires classiques que les sujets n’en ont pas toujours conscience ».
Les réponses des participant.e.s évoquant d’abord un changement de vision paraissent corroborer cette constatation. Quelque chose a changé, oui, mais quoi ? Difficile à mettre en mots, il s’agira peut-être d’un changement plus profond qui ne révèlera ses effets que lorsque le jeune, plus tard, sera confronté à certains choix, discours et/ou propositions de se mettre en action. Seul un suivi à long terme pourrait mettre cela en évidence (mais les biais ne peuvent également que s’accroitre avec le temps).
Par ailleurs, si prise de conscience forte il y a eu, est-elle à même de nourrir dans le temps une motivation à s’investir dans la mission d’ambassadeur du projet ? Ou n’est-elle qu’un facteur parmi d’autres, voire même minoritaire ?
En 2013, le service Mobilisation Jeunes d’Oxfam-Magasins du monde a tenté de cerner les facteurs d’engagement des jeunes militants[9. Carole Van der Elst, Elisabeth Mailleux, Hugo Roegiers, Etude : Les ressorts de l’engagement dans un mouvement citoyen, décembre 2013.]. Il conclut que c’est peut-être davantage l’attrait d’un groupe, la convivialité, la satisfaction tirée d’une action quotidienne, les apprentissages que l’on peut y faire qui inscrivent un engagement dans la durée : « C’est une conclusion forte de cette étude : même s’il peut être un facteur facilitant l’engagement, ce n’est pas tellement le fait d’être conscientisé qui pousse les gens à s’engager mais davantage des facteurs humains et relationnels. (…) le besoin de pouvoir assumer des responsabilités, d’évoluer dans une équipe en lien avec d’autres personnes, le besoin de pouvoir s’exprimer et être écouté. On observe que, peu importe les âges, les origines sociales ou culturelles, ces facteurs se retrouvent comme facteurs clés des moteurs de l’engagement ».
Ceci étant, le rôle du projet JACE et de l’école se perçoit plutôt comme un tremplin, libre à l’élève de trouver son chemin après sa majorité et après le projet.  L’enjeu est sans doute différent pour une association désireuse d’asseoir dans le temps un engagement bénévole et militant de ses membres. Cet enjeu n’est pas comme tel un objectif du projet, si ce n’est indirectement, en séduisant davantage d’écoles pour qu’elles se lancent dans l’aventure d’une boutique équitable et de groupes d’élèves et d’enseignants souhaitant sensibiliser leurs pairs, en tentant de pérenniser ces initiatives dans les écoles pour les générations futures d’élèves …

Conclusion

L’exercice n’est pas aisé de comparer l’expérience vécue par les élèves au Pérou à travers le projet JACE avec la galaxie des voyages humanitaires, séjours d’immersion, voyages interculturels, volontourisme, tant ces mots recouvrent des réalités très diverses.
Néanmoins, l’on peut émettre quelques réflexions à la lumière des témoignages et des lignes de conduite adoptées par des ONG actives dans ce secteur, soucieuses d’une éthique de leur pratique d’une part, et porteuses d’une réflexion critique sur le volontourisme mercantile d’autre part.
Premièrement, on peut considérer que la préparation effectuée par les jeunes avant de partir a été réalisée et s’est axée sur une vision large de l’ECMS, pas uniquement sur les aspects pratiques du voyage et des activités prévues. L’on peut également souhaiter qu’elle ait été plus conséquente, surtout dans les mois qui ont précédé le voyage, mais c’est une forme de vœu pieu : on peut toujours vouloir faire plus, prendre le temps d’aller encore plus loin.
Par contre, il nous apparait surtout qu’un lien manquait entre les considérations générales apprises sur le commerce équitable, la mondialisation, l’ECMS au sens large et le voyage des élèves. Le voyage, envisagé comme une étape parmi d’autres du projet sur trois années, esquive en quelque sorte la question de son sens et du sens qu’il fait pour chacun.e des participant.e.s.
Ainsi, la préparation donne le sentiment d’avoir été plus extérieure qu’intérieure. Elle omettait un positionnement des jeunes, un questionnement plus personnel des jeunes de leur place dans le séjour, de leur démarche.
Deuxièmement, il est révélateur que les ONG précitées parlent de séjour d’immersion, le terme évoque bien l’idée selon laquelle les participant.e.s vont partager un moment de vie envisagé dans sa globalité afin d’appréhender une réalité complexe, le plus possible vécue de l’intérieur. Or, les élèves du projet JACE ont été surtout placé.e.s en position de « reporters » et de « visiteurs » : le programme de visites a permis des échanges et des découvertes qui, selon nous, en sont restées à un stade d’observation (voire expérimentation dans une moindre mesure et davantage concernant les aspects techniques de la filière café) et ce, malgré le fait « d’être là ».
Cette observation s’est avérée intéressante pour la connaissance plus technique de la filière café ou de certains aspects de terrain du commerce équitable, mais un séjour à l’autre bout de la planète est-il nécessaire si l’on ne poursuit ou remplit que cet objectif ?
En troisième lieu, les questions liées à un impact écologique et social envisagées comme des leviers pédagogiques auraient pu être exploitées bien davantage avant, pendant et après le voyage.
Séjours en immersion, voyage solidaire ou quel que soit le nom donné, l’expérience reste complexe. La balance des impacts positifset négatifs d’un tel projet n’est pas simple à déterminer même pour celles et ceux qui en font un métier. Le nier serait tomber dans les discours simplistes des entreprises apparues ces dernières décennies qui promettent aux jeunes de « sauver le monde » moyennant un voyage « inoubliable », mais cher payé.
L’expérience n’est pas non plus un passage obligé, ni peut-être même le déterminant le plus conséquent d’un engagement militant enthousiaste et durable.
Mais l’expérience reste forte, interpellante, intéressante parce que l’espace de quelques jours, elle englobe totalement la personne qui vit son voyage et ses rencontres, aux antipodes de l’apprentissage scolaire. Elle pourra se loger durablement dans l’esprit de celui ou celle qui ouvre grand ses yeux et ses oreilles à ce qui lui est donné de découvrir. Elle apporte généralement des réponses complexes et davantage de questions, terreau fertile à un apprentissage critique et plein de richesse.
Pour en tirer tout le suc, il faudra cependant l’accompagner au mieux, ne pas négliger cet aspect en pensant que le voyage se suffit à lui seul. Le voyage doit être une étape d’un voyage intérieur de chaque jeune avec lui-même et au sein du groupe. Ce voyage plus global mérite d’être investi par des professionnels, par une réflexion éthique et pédagogique forte.
Simon Laffineur
Animateur/Formateur en ECMS (Education à la citoyenneté mondiale & solidaire)

Références

Interview
Laure Derenne, Formatrice en Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire / Chargée de communication de l’ONG Défi Belgique Afrique.
Sites internets
ONG Défi Belgique Afrique – https://www.ongdba.org/
ONG Iles de Paix – https://www.ilesdepaix.org/
Le SCI – Projets internationaux asbl (branche belge du Service Civil International) – http://www.scibelgium.be/
Bibliographie
DBA et Ile de Paix, Séjours d’immersion en question, étude, 2016.
Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, 1993.
Sébastien Boulay, “Le tourisme de désert en Adrar mauritanien : réseaux ‘translocaux’, économie solidaire et changements sociaux”, Autrepart, n° 40, 2006.
Sally Brown, “Travelling with a purpose: understanding the motives and benefits of volunteer vacations”, Current Issues in Tourism, vol. 8, n° 6, 2005.
Jim Butcher, The Moralisation of Tourism: Sun, Sand… and Saving the World, Routledge, 2003.
Nadège Chabloz, “Vers une éthique du tourisme ? Les tensions à l’œuvre dans l’élaboration et l’appréhension des chartes de bonne conduite par les différents acteurs”, Autrepart, n° 40, 2006.
Nadège Chabloz, “Le malentendu. Les rencontres paradoxales du ‘tourisme solidaire’”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 170, 2007.
Nadège Chabloz, “Désirs altruistes sous les tropiques”, Éducation permanente, n° 186, 2011a.
Céline Cravatte, “La construction de la légitimité du tourisme solidaire, à la croisée de différents registres mobilisant le lien avec la ‘population locale’”, Autrepart, n° 40, 2006.
Saskia Cousin, “L’Unesco et la doctrine du tourisme culturel. Généalogie d’un ‘bon’ tourisme”, Civilisations, vol. 57, n° 1-2, 2008.
Marie-Pierre Gibert et Ulrike Hanna Meinhof, “Inspiration triangulaire. Musique, tourisme et développement à Madagascar”, Cahiers d’études africaines, n° 193-194, 2009.
Emmanuel Grégoire, “Tourisme culturel, engagement politique et actions humanitaires dans la région d’Agadès (Niger)”, Autrepart, n° 40 (numéro spécial “Tourisme culturel, réseaux et recompositions sociales”), 2006.
Christian Lallier, “Le besoin d’aider ou le désir de l’autre”, Autrepart, n° 42, 2007.
Carla Rasera, “Un ‘autre’ tourisme est possible, le tourisme solidaire et développement durable”, Le Tourisme social dans le monde, revue trimestrielle du Bureau international du tourisme social (Bits), n° 140, octobre 2002-mars 2003.
Melina Schoenborn, “Le congé solidaire ou l’utilité du voyage”, Téoros, vol. 26, n° 3 (“Tourisme et solidarité”), 2007.

Annexe

Retranscription des propos des jeunes français et portugais ayant participé au Voyage au Pérou – Projet JACE
Dba
Point d’attentions pour organiser un voyage par rapport aux jeunes et par rapport.
-Grosse différence avec scolaire – et non scolaire :
-Volontourisme : acteurs privés, consommateur, pas trop réfléchir, choix d’une destination plus qu’un projet, peu de connaissance du partenaire, stéréotype Afrique = humanitaire
Différence : préparation – ECMS – explication de ça – difficile d’avoir des jeunes pas déjà sensibilisés – comment tu fais passer les objectifs éducatifs – peuvent pas choisir le pays
Dans la formation, on déconstruit, on fait des week-ends, aider mais comment ? En fait, comment est-ce qu’on peut aider ? 9-10 jours avant de partir et 1 journée après.
Avec les scouts : mails de scouts, quels sont vos objectifs ? et considérer le partenaire pas de manière utilitariste… Déteste la logique prestataire versus clients…. Difficile de faire comprendre que réussir un projet, ça demande une bonne dépense d’énergie aussi des participants…
Séjour d’immersion avec une 15aine.
Partenaires locaux avec des resp d’ECMS qui travaillent avec une jeunesse sur place, rencontre de jeunes, ont vécu la même formation, font des activités ensemble et débats et échanges… Réflexion sur image du sud, outils péda, sur place ils font des chantiers, on est dans l’optique activité concrète, reboisement… Mais c’est plus un moyen de vivre concretement quelque chose qu’on a étudié en formation, avec si possible des personnes qui ont un engagement particulier, coopérative, etc… Plus point d’attention : le temps passé à faire du suivi de vécu (bivouac)… Prépa du retour en Belgique, on demande de témoigner à travers l’écrit, conférence… Et mobilisation en Belgique… journée + nouvelle étape : rencontre d’assoc…
Sélection des participants : critères précis et objectifs : capacité de vivre en groupe, s’éloigner de ses repères, vivre roots… DBA : essaye d’influer sur la constitution du groupe…
Implication rôle de chacun, team building, s’applique aussi aux profs, rôle de chacun…
Qu’est-ce que vous cherchez à éviter
Cela fait-il sens pour vous ?