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Ce que l´éco-féminisme nous dit sur la crise écologique

Analyses
Ce que l´éco-féminisme nous dit sur la crise écologique
Actif depuis les années 80, le courant écoféministe consiste à penser l´intersection entre les dominations subies par les femmes et celles imposées à la nature, et leur émancipation commune. Etant donné la période de crise d´identité politique et écologique, les enjeux de justice climatique, d´accès aux ressources et de transition énergétique, il est revenu ces dix dernières années au centre des intérêts académiques et politiques. Cette analyse retrace les origines de ce mouvement, ses revendications, sa diversité et la particularité de ses modes d´action, ainsi que les perspectives qu´il ouvre sur la manière d´organiser l´économie et le travail.

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Introduction

Le mouvement féministe est composé de luttes plurielles. Il se caractérise par la dénonciation des rapports de domination exercés de manière systématique sur les femmes dans les domaines domestique et public, et par la proposition d´alternatives visant à leur émancipation. Parmi cette diversité de courants, l´éco-féminisme fait beaucoup parler de lui, notamment par la médiatisation de figures telles que Vandana Shiva, ou encore les récents ouvrages, études et projets artistiques rendant leur tribut aux sorcières chassées et brûlées vives. Il n’est pourtant pas nouveau. Actif depuis les années 80, ce courant consiste à penser l´intersection entre les dominations subies par les femmes et celles imposées à la nature, et leur émancipation commune. Etant donné la période de crise d´identité politique et écologique, les enjeux de justice climatique, d´accès aux ressources et de transition énergétique, il est revenu ces dix dernières années au centre des intérêts académiques et politiques. Cette analyse retrace les origines de ce mouvement, ses revendications, sa diversité et la particularité de ses modes d´action, ainsi que les perspectives qu´il ouvre sur la manière d´organiser l´économie et le travail.

Origines

Le terme écoféminisme associe deux concepts, écologie et féminisme, que Françoise d’Eaubonne, écrivaine française et pionnière du mouvement féministe des années 1970, mettait en commun pour la première fois en 1972 dans son ouvrage Histoire et Actualité du Féminisme. Par ce terme elle introduisait l´existence d´un lien entre les oppressions subies par les femmes et la domination exercée sur la nature. Les deux ont une même racine : le système capitaliste et patriarcal.
C’est aux Etats-Unis, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, que l’écoféminisme prend la forme d’un mouvement aux articulations et actions singulières. A cette époque, en pleine course à l´armement nucléaire entre les USA, l´URSS et leurs alliés respectifs, des femmes militantes d’horizons divers convergent et s´organisent pour dénoncer les dérives militaristes des représentants des deux blocs qui mettaient en risque la vie sur Terre, en écho à la dénonciation faite quelques années plus tôt par Françoise d’Eaubonne.
Une des actions phares des débuts du mouvement a été l’encerclement du Pentagone par 2000 femmes en 1980 (la Women´s Pentagon Action) suite à l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en mars 1979, et en réaction à la relance des programmes militaires par Reagan.
Ce jour-là, ces femmes venues de mouvements et organisations pacifistes et antinucléaires, féministes, et écologistes, déclaraient à l’unisson :
« Nous nous réunissons au Pentagone le 16 novembre parce que nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète notre Terre et pour la vie des enfants qui sont le futur de notre humanité… Nous sommes venues pour pleurer, hurler et défier le Pentagone parce qu’il est le lieu de travail de la puissance impériale qui nous menace tou·te·s. Chaque jour, pendant que nous travaillons, étudions, aimons, les colonels et les généraux qui planifient notre anéantissement entrent et sortent tranquillement par les portes situées sur ses cinq citées… – « Nous vous protégeons… » disent ils, mais nous n’avons jamais été aussi proches de disparaitre, si près de la fin du temps de l’humanité.
Nous, femmes, nous nous rassemblons parce que la vie au bord du précipice est intolérable. (…) ».[1. Voir l’ensemble de la déclaration en français ici : http://www.wloe.org/women-s-pentagon-action.77.0.html ]
Unity statement, The Women’s Pentagon Action: November 16-17, 1980
Cette déclaration a résonné dans l´histoire du mouvement comme un cri de ralliement, qui annonçait la peur de femmes en colère et organisées pour demander justice pour les femmes, les vies humaines et la nature.

Une histoire d´oppressions connexes

La pensée moderne s’est construite autour de dualismes qui ont servi à diviser, puis à hiérarchiser les rapports entre humains, et au monde. Ce processus de hiérarchisation a servi à justifier la dévalorisation de la nature, des femmes, de la subjectivité, des émotions … au profit de la culture, des hommes, de l´objectivité, de la raison, de telle manière à ce que « les hommes, sujets rationnels, actifs, indépendants, sont ainsi en droit de faire des femmes et de la nature les objets passifs de leur domination », écrit la philosophe Catherine Larrère (2015 :109).
Pour le mouvement féministe, l´émancipation des femmes passe par un affranchissement de ces dualismes infantilisants. Les féministes ont dénoncé combien le système de pensée patriarcal s’est armé d’arguments essentialistes pour exclure les femmes du champ politique : les femmes, qui donnent la vie, seraient plus proches de la nature, il serait donc naturel pour elles de prendre soin des vies humaines dans des rôles cantonnés à l´espace domestique. Elles ont démontré, en retour, combien on ne naît pas femme (passive, émotive, vouée au travail domestique, etc.), par nature, mais qu´on le devient, par une série de représentations et de rôles construits culturellement. Or « poser aux féministes la question de l’écologie, c’est introduire la nature dans la réflexion sur les femmes. Or n’est-ce pas là, par excellence, ce que redoute le féminisme ? », interroge Catherine Larrère.
Souvent taxé d´essentialisme, l´écoféminisme pose la question du rapport entre femmes, nature et culture de manière bien plus complexe. Il donne à voir le parallèle qui existe entre la position sociale occupée par les femmes (le « care », prendre soin, faire vivre et grandir) et la position attribuée à la nature (qui abrite les humains, leur fournit les ressources nécessaires à leur vie). Dans le système capitaliste et patriarcal, les femmes sont dominées car naturalisées, et la nature est exploitée car féminisée. Ni l’une, ni l’autre ne sort de ce cercle d’oppression. Elles sont donc liées par un même système de domination, et toutes deux sont utilisées comme des ressources gratuites qui huilent les rouages du système capitaliste et de l´économie néolibérale.
Pourtant, comme le souligne Larrère, « Si l’économie peut se prétendre productive, dégager un surplus, ce n’est pas seulement par des mécanismes d’appropriation du surtravail internes à la sphère économique, c’est aussi parce que n’est pas prise en considération la double dépendance de la sphère économique par rapport aux prélèvements sur la nature (et à toute une contribution des processus naturels à la perpétuation des activités productives) et sur la famille (la force de travail ne peut fonctionner dans la production que parce qu’elle est entretenue et reproduite par un travail domestique non payé et non comptabilisé). » L´illusion d´une économie autonome, capable de s´autoréguler et de générer des plus-values, fonctionne par occultation de la force de travail féminine et des ressources naturelles exploitées gratuitement.
C´est cette histoire-là, ces ressources là, que l´éco féminisme rend visibles, révélant ainsi les dépendances entre espèces du vivant. « Si l’on prenait en compte ces prélèvements, l’illusion d’une plus-value assimilée à un surplus matériel disparaîtrait : il n’y aurait plus que des échanges dans un monde où rien ne se perd et rien ne se crée. L’injustice de la répartition inégalitaire des revenus (salaires, prix, profits) serait d’autant plus patente, puisque, de fait, rien n’est créé. » (2015 : 121)

Lire le monde par le prisme de l´éco-féminisme

Comment s´émanciper de cette oppression en tant que femmes, sans tomber dans l´autre versant du dualisme, c´est à dire, sans pour autant se couper de la nature, comme le veut la pensée moderne ? Comment lutter pour une émancipation et un rapport à la nature qui ne soit pas un rapport de destruction, sans se couper physiquement et émotionnellement du monde vivant auquel on appartient ? Comment, finalement, « reconstruire des liens avec une nature dont on a été exclu-e ou dont on s’est exclu-e parce qu’on y a été identifié-e de force et négativement ? », pose Emilie Hache dans son livre Reclaim : Recueil de textes écoféministes (2016 : 61).
Ces questions sont au cœur de la réflexion écoféministe qui ne se limite pas à la dénonciation des dominations partagées par les femmes et la nature, mais formule des pistes d´émancipation par la revalorisation de ces liens et la construction de nouveaux rapports, non hiérarchiques, non dominateurs, qui prennent en compte l´interdépendance et la réciprocité entre les vies humaines et non-humaines.
Une des propositions de l´écoféminisme est d´ouvrir l´éthique du care au monde. C´est à dire, de faire une place centrale à des valeurs de soin et d´affection, aux émotions aussi, dans notre gestion des rapports entre espèces du vivant. Le ton donné au Pentagone Statement illustre bien ce parti pris.
Loin d´un nouvel essentialisme réducteur qui perpétuerait la croyance d´un rôle féminin et de la terre « naturellement » orienté vers la reproduction de la vie, l´alimentation et les soins, l´éthique du care en appelle à une nouvelle vision du monde qui nous met en relation avec des êtres distincts, par le prisme des femmes et de la nature, sous-valorisées par la modernité. Elle invite à réparer le monde pour que toutes les espèces puissent y vivre aussi bien que possible, dans un réseau de soutien à la vie (Larrère, 2015 : 111). Retisser entre femmes les dualismes de la modernité amène à des modes d´action et de revendication particuliers, où les arts occupent une place centrale. La poésie, les chants collectifs, la science-fiction, sont autant d´outils de revendication qu´emploient les écoféministes.
Le mouvement écoféministe est composé d´une diversité de courants, qu´ils soient culturel, social ou spirituel.  Certaines écoféministes vont réinterpréter les religions patriarcales en se réappropriant des cultures païennes durement réprimées par la pensée moderne, comme le mouvement Wicca par exemple, qui intègre des éléments de croyances telles que le chamanisme, le druidisme et les mythologies gréco-romaine, slave, celtique et nordique. L´éco-féministe nord-américaine Starhwak, théoricienne et praticiennedu néo-paganisme, est une figure phare de ce courant spirituel. Elle a lancé la communauté Reclaiming[2. https://reclaiming.org/] dans les années 1970, se réappropriant les pratiques héritées des milliers de femmes chassées, dénoncées et brûlées vives pendant des siècles car elles sortaient du contrôle patriarcal (parce que autonomes, célibataires, lesbiennes, sages-femmes, porteuses de savoirs en médecine traditionnelle, etc.).
Cette chasse aux sorcières existe d´ailleurs encore aujourd’hui, par exemple contre les parteras, (accoucheuses) et curanderas (guérisseuses) qui sont criminalisées et poursuivies dans certains pays d´Amérique latine, ou encore en Afrique contre les femmes qualifiées de sorcières, s´inquiète et dénonce la féministe Silvia Federici[3. https://latinta.com.ar/2018/10/silvia-federici-el-feminismo-debe-dar-una-respuesta-contundente-a-esta-nueva-caza-de-brujas-que-es-parte-del-programa-de-las-agencias-internacionales/].
Dans les pays du Sud, justement, l´héritage de domination coloniale ajoute une variable additionnelle et aggravante à la domination des femmes et de la nature. Une figure emblématique de cet écoféminisme du Sud est l´Indienne Vandana Shiva, fortement médiatisée depuis que le livre qu´elle a co-écrit avec Maria Mies, Ecoféminisme, a été traduit en français en 1990. Presque 20 ans après la publication des ouvrages précurseurs de Françoise d’Eaubonne, il constitue un des textes fondateurs de l’écoféminisme socioéconomique.
Les écoféministes du Sud travaillent à démontrer combien cette histoire coloniale a dégradé les conditions de vie des communautés et de leur environnement, abîmé les savoirs liés à leur milieu, et comment l´industrialisation et la marchandisation du travail agricole, ainsi que les politiques néolibérales, ont radicalement transformé leurs pratiques productives. Dans de nombreux cas des femmes ont été reléguées à l´espace domestique et aux soins de la famille (donc au travail invisible, lié à la reproduction) là où avant elles occupaient un rôle de productrices visible. L´anthropologue colombien Arturo Escobar a démontré combien les politiques de développement déployées après la guerre froide ont joué un rôle important dans cette rupture, sous prétexte d´étendre le progrès aux pays « sous-développés ». La révolution verte est un exemple emblématique de programme de développement à grande échelle qui a nié la possibilité même de l´existence d´un travail productif des femmes dans les pays du Sud, centrant les budgets et les activités de coopération sur la productivité des hommes, et reléguant par ricochet les femmes à l´espace domestique. (2007 : 289-299) Sans forcément se revendiquer écoféministes, des femmes – pour beaucoup paysannes – se sont organisées ici et là, avec une démarche profondément écoféministe, pour s´opposer à des projets industriels qui menaçaient leur territoire et ses ressources, ainsi que leur qualité de vie dans celui-ci.

Élargir l´éthique du care aux non-humains

Dans le paysage diversifié de l´écoféminisme, la féministe Donna Haraway ouvre une fenêtre radicalement décalée. Occupée par l´urgence d´inventer d´autres formes d´habiter la crise (notamment écologique), dans son Manifeste des espèces compagnes, puis plus récemment dans son ouvrage Staying with the trouble. Making kin in the Chtulucen, Haraway fait de la coopération avec les espèces animales la question centrale de ses récits. Ce faisant, elle expérimente de nouvelles reconfigurations de la vie sur Terre, résolument inventives et optimistes.
Elle pousse plus loin l´éthique du care, pour l´élargir aux non-humains, sans démoniser la dimension technique qui, bien qu´elle ait été utilisée comme une instance de domination, doit être réappropriée aussi, comme elle le fait en 1984 dans son Manifeste Cyborg.
Elle n´évince pas non plus le fait que la nature, loin d´être « bonne », « nourrissante » (ce qui reviendrait à essentialiser une des forces de la nature et renverser logiquement le discours belliciste), peut aussi être violente, belliqueuse. Et c´est avec cela aussi qu´il faut composer la vie sur Terre.
L´enjeu, suivant l´auteure, est de décentrer de l´humain notre manière de faire et de raconter le monde, de déplacer le regard et de l´élargir pour donner lieu et voix aux non-humains comme autant d´actants à part entière dans l´Histoire commune. En effet, « peut-être qu´ironiquement, notre fusion avec les animaux et les machines nous enseignera comment ne pas être Homme », ironise l´auteure (2007 : 69).

Repenser l´économie au prisme de l´écoféminisme

L´écoféminisme aide enfin à repenser l´économie et le travail, notamment par l´éthique du care élargie au monde et non plus réduite aux activités réputées féminines, comme les travaux domestiques et l’aide aux personnes. Pour Joël Martine, professeur de philosophie et militant altermondialiste, le soin est, ou devrait être, présent dans tout travail. « Quand on travaille sur du vivant, dans le jardinage ou l’agriculture par exemple, une attitude de care est nécessaire, c’est évident. Seulement, elle est moins mise en relief dans l’opinion que quand il s’agit de travaux réputés féminins, la cuisine par exemple », illustre-t-il.
Comment alors intégrer ce principe pour une réorganisation solidaire et écologique de l’économie ? « Le commerce équitable, les entreprises de l’économie solidaire, les coopératives de gestion des biens communs, les services publics (y compris ceux d’aide aux personnes !), etc., peuvent être considérés comme des bancs d’essai », selon l´auteur.
En effet, l´économie sociale et solidaire est un modèle qui s´appuie, entre autres aspects, sur la transparence et la traçabilité des ressources employées sur la chaîne de production et de service, et de leurs flux, ainsi que sur une redistribution juste des revenus au sein d´une communauté d´acteurs/trices solidaires entre eux. Par ailleurs, le commerce équitable va exiger la reconnaissance, par un prix équitable, du travail exercé par les productrices et producteurs sur les différents maillons de la chaîne. Ce faisant, il rend visible ce que l´économie conventionnelle occulte pour grossir ses marges. Dans une perspective écoféministe de l´économie, il conviendrait d´étudier l´impact qu´ont eu, et qu´ont aujourd´hui, ces formes d´organisation de l´économie et du travail sur le démantèlement des dominations subies conjointement par les femmes et la nature dans le cadre de l´économie conventionnelle.

Conclusion

La contemporanéité des questions écoféministes peut se lire (et même s´écouter) dans la profusion de travaux artistiques[4. Voir l´oeuvre Le monde renversé  du collectif Marthe, présenté dans le cadre du Festival des Libertés en octobre 2018.], programmations radiales, publications[5. Voir le livre Sorcière de Mona Chollet, publié en 2018.], chansons[6. [Ecouter par exemple le titre “Brujas” de la rappeuse Miss Nokia], tutos de médecine traditionnelle, soins et autres cosmétiques naturels et artisanaux[7. https://www.petitesorciere.com/].
L´écoféminisme offre en effet un regard décalé sur les questions écologiques, par le prisme du féminisme. Comme dans le féminisme, l´écoféminisme arbore une diversité de formes de revendication.
Les écoféministes de par le monde ont en commun un geste, cependant, comme le souligne Emilie Hache, celui de « reclaim », c´est à dire de se réapproprier ce ce dont elles ont été exclues, afin de produire du pouvoir collectif, du courage et une puissance d´agir collective. Reclaim, rappelle l´auteure, est un concept qui vient de l´écologie : il veut dire défricher, reprendre un terrain en mauvais état, l´assainir, le récupérer… Les écoféministes l´ont étendu à un champ politique plus large.
Dans ce geste commun, cette lutte commune, les grandes figures de l´écoféminisme comme Starhawk, Vandana Shiva ou Silvia Federici se rejoignent sur la nécessité d´être solidaires, de travailler ensemble, de partager les informations et d´amplifier les collaborations entre femmes du Nord et Sud, notamment, pour mieux comprendre les questions et les enjeux migratoires, de violences faites aux femmes, de crises climatique et environnementales, qui ont une racine commune : le capitalisme.
Estelle Vanwambeke

Bibliographies :31