Les questionnements sur la croissance et le développement ne datent pas d’hier. Il y a une cinquantaine d’années, Ivan Illich dénonçait la perte d’autonomie qui résulte de l’impératif général de création de valeur économique. Cinquante ans plus tôt encore, dans un contexte très différent, Alexandre Chayanov montrait comment l’agriculture traditionnelle russe pouvait constituer un modèle d’équilibre et de résilience face au capitalisme d’Etat. Cette analyse présente brièvement ces deux précurseurs.
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« Les précurseurs de la décroissance » est une collection de petits ouvrages dirigée par Serge Latouche. Leur objectif est d’explorer « les sources proches ou lointaines du projet de construction d’une société d’abondance frugale ». Début 2019, elle comptait 25 volumes d’une centaine de pages en petit format, chacun composé de deux parties : un spécialiste présente l’auteur, puis un texte ou un ensemble d’extraits de textes de l’auteur illustrent sa vision.
Chayanov
L’un de ces ouvrages s’intitule Alexandre Chayanov : pour un socialisme paysan. Né en 1888 à Moscou, fusillé en 1937 après avoir passé cinq ans en camp de travail, Chayanov[1. Son nom est parfois orthographié Tchayanov, plus proche de la prononciation russe.] était un spécialiste de l’économie du monde paysan et plus particulièrement de l’agriculture familiale. Ses théories font encore référence aujourd’hui pour l’analyse des économies paysannes des pays du Sud. Elles peuvent également nous inspirer ou nous conforter dans la construction de nouvelles structures économiques mieux adaptées aux défis actuels et futurs en matière de production alimentaire, et dans d’autres secteurs sans doute.
Après la révolution de 1917, la politique agricole mise en place par l’URSS vise la collectivisation des terres et leur exploitation sur un mode capitaliste : industrialisation, grandes unités productives (kolkhozes puis sovkhozes), exploitation maximale des ressources agraires. La structure paysanne traditionnelle, celle que Chayanov étudiait, était au contraire composée de petites unités familiales autonomes et autosuffisantes, recherchant un équilibre entre travail et consommation et s’organisant librement en coopératives pour bénéficier de certaines économies d’échelle. Bref, tout le contraire de la vision officielle. Derrière les objectifs économiques du pouvoir en place apparaît clairement le mépris envers les paysans, considérés comme des « petits-bourgeois » arriérés et sans conscience de classe, représentant une forme économique et une culture à éradiquer.
La principale particularité de l’économie paysanne russe est qu’elle ne recourt pas au salariat, à la différence des entreprises capitalistes qui cherchent à maximiser leur profit grâce au travail de salariés. L’organisation de l’exploitation traditionnelle n’a pas pour but l’accroissement du capital ou le développement technique, mais la recherche d’un équilibre entre pénibilité du travail et satisfaction des besoins, équilibre qui peut varier en fonction du climat, des cycles démographiques ou de la qualité des sols. Il n’est pas question, par exemple, d’exploiter à fond les terres au point que la zone à cultiver devienne trop grande ou moins fertile. Il s’agit donc d’une forme économique « qui fait de la limite et de l’équilibre la clé de son fonctionnement, en se situant de fait à l’écart du processus de valorisation et de la recherche du profit » (p. 25).
Chayanov observe toutefois que les limites peuvent être différentes pour les différents aspects de la production. Par exemple, si l’exploitation familiale constitue la taille adéquate pour la production d’œufs, la production de fourrage sera plus efficacement organisée à l’échelle d’une commune villageoise, et la sylviculture à une échelle plus vaste encore. A chaque activité correspond une taille optimale. C’est en s’associant au sein de coopératives que les exploitations paysannes pourront le mieux rencontrer leurs différents objectifs. Dans ces coopératives, les paysans prennent eux-mêmes les décisions en se basant sur leur connaissance de l’environnement et en recherchant les combinaisons d’échelle les plus pertinentes – alors que dans les grandes fermes industrielles d’Etat, ce sont des bureaucrates qui dirigent la production.
Le « socialisme paysan » que Chayanov appelle de ses vœux dans les années 1920 s’appuie donc sur deux piliers : des petites exploitations familiales qui se donnent des objectifs limités (répondre à leurs propres besoins, respecter leur qualité de vie), et des coopératives qui leur permettent d’organiser leurs activités selon plusieurs niveaux pour réaliser des économies d’échelle. Ce modèle était cependant bien trop proche de l’autogestion pour résister au rouleau compresseur du modèle industriel stalinien. Et Chayanov bien trop éloigné des théories en vigueur à Moscou pour qu’on le laisse en vie.
Après une période d’oubli, les travaux de Chayanov ont été redécouverts dans les années 1960 par les sociologues agricoles, les anthropologues et les ethnologues travaillant dans les pays en développement, où l’économie paysanne reste un facteur prédominant. Les petites fermes familiales qui subsistent sans salariés et sans recherche du profit, mais peuvent compter sur des réseaux de relations personnelles et sur l’entraide, se sont souvent révélées bien plus résilientes face aux crises économiques. Leur force repose sur des valeurs telles que la bonne foi, l’autolimitation, la combinaison de différentes activités et l’indifférence aux règlementations de l’Etat comme aux impératifs du marché. « Cette économie-là, qui définit aussi bien un mode de vie, couvre la majorité des pratiques de subsistance des peuples d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie du Sud » (p. 40).
Illich
Un autre ouvrage de la même collection, tout récent, est consacré à Ivan Illich, pour une ascèse volontaire et conviviale. Par sa vie comme par son œuvre, Illich est bien différent de Chayanov, mais leurs pensées sont convergentes. Illich (1926-2002), philosophe et historien (entre autres) est ordonné prêtre en 1951. Exceptionnellement brillant, il aurait pu faire une carrière ecclésiastique de haut rang mais la découverte de la piété de la communauté portoricaine de New-York le pousse vers une autre voie, proche des pauvres. Quelques années plus tard, il fonde l’Instituto de Communicacion International (ICI) « pour enseigner la langue espagnole aux volontaires que les Etats-Unis veulent envoyer en Amérique du Sud et les doter d’une conscience respectueuse des cultures vernaculaires locales encore vierges de toute occidentalisation. Cette orientation opposée au ‘développementisme’ que prônent alors les Etats-Unis et les puissances industrielles n’est guère appréciée, et ses ennemis ourdissent son éviction » (p. 17). Il fonde ensuite le CIDOC, centre interculturel de documentation, à la fois école de langue, bibliothèque, centre de conférences et maison d’édition, fonctionnant en autogestion, qui aura un grand retentissement international pendant une dizaine d’années. En 1968, il est « mis en congé » par l’Eglise catholique.
Penseur inclassable, pas toujours facile à comprendre, il a publié des ouvrages sur l’école, la convivialité, l’énergie, la santé, le travail… Leur point commun est de dénoncer la dérive des moyens techniques (outils, machines) et des institutions, qui, au-delà d’un certain seuil, se retournent contre leurs finalités premières : l’école désapprend, l’hôpital rend malade, les transports ralentissent les déplacements[2. Il calcule par exemple que si on ajoute, au temps passé à se déplacer pour aller au lieu de travail, le temps passé à travailler pour payer la voiture, l’assurance, les entretiens et l’essence, on arrive à une moyenne d’environ 6 km/h, c’est-à-dire la vitesse de la marche à pied. ], etc. Ce qui est censé répondre aux besoins des humains finit par mettre en péril leur autonomie. Face à ces dérives et face à la professionnalisation et la spécialisation de nombreuses activités, il veut réhabiliter ce qu’il appelle le « vernaculaire », c’est-à-dire « l’ensemble des activités réalisables chez soi et par soi-même, et qui échappent ainsi au contrôle du marché » (p. 26).
Dans sa critique du « développementisme », il conteste le programme d’aide technique aux pays sous-développés lancé par le président Truman en 1949, non pas pour offrir à tous les humains de bonnes conditions de vie comme aux USA, mais pour les détourner de la tentation du communisme, dans le contexte de la Guerre froide. « En élevant le niveau de vie d’une partie de la population de ce tiers-monde livré à l’idéologie communiste (soviétique, chinoise, albanaise, yougoslave, vietnamienne, cubaine…), les dirigeants étatsuniens espèrent créer une middle class rétive à tout partage des acquis et hypnotisée par le mirage de la consommation » (p. 34). Dans Energie et équité, en 1973, dans le contexte de la crise pétrolière, il considère que cette crise résulte de l’agissement des puissants qui veulent asservir les plus démunis, accélérant les processus de destruction des biens communs et concentrant les richesses dans des mains de moins en moins nombreuses. Il stigmatise les besoins « fabriqués », dont la satisfaction dépend exclusivement du marché des biens et services et qui sont à l’origine d’un appauvrissement généralisé.
Dans Le travail fantôme, en 1981, il écrit : « Fondamentalement, le développement implique le remplacement de compétences généralisées et d’activités de subsistance par l’emploi et la consommation de marchandises ; il implique le monopole du travail rémunéré par rapport à toutes les autres formes de travail ; enfin, il implique une réorganisation de l’environnement telle que l’espace, le temps, les ressources et les projets sont orientés vers la production et la consommation, tandis que les activités créatrices de valeurs d’usage, qui satisfont directement les besoins, stagnent ou disparaissent » (p. 38). Une définition du développement qui rappelle incontestablement ce dont Chayanov voulait protéger l’économie familiale des paysans russes du siècle dernier. Pour Illich comme pour lui, il faut cesser de diffuser ce modèle de développement dans des sociétés qui ne pourraient s’y acclimater sans détruire une bonne partie de leur culture et en particulier ce qui relève du non-marchand.
Que pourrait être « l’après-développement » selon Illich ? Il n’en expose pas un scénario structuré, mais donne çà et là quelques indications, comme la réduction de la dépendance à l’égard du marché, le refus de la croissance pour la croissance, le retour aux valeurs vernaculaires, la « juste mesure », une forme d’ascèse qui mêle sobriété et générosité. Pour lui, « une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. Le productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être » (p. 46).
Conclusions
Le fait que les ressources sont limitées n’est plus contesté. Les conséquences inquiétantes pour l’avenir de la planète et de l’espèce humaine du modèle de développement néolibéral basé sur la recherche de croissance infinie, équation impossible dans un monde fini, imposent de rechercher et d’expérimenter de nouveaux modèles.
Que ce soient les acteurs de la transition qui pensent qu’il est possible, en commençant par le niveau local, de construire un modèle indépendant des énergies fossiles ou les tenants de la collapsologie qui pensent que passer par l’effondrement est inévitable pour construire un nouveau monde, nous sommes nombreux/ses à avoir la conviction que, pour réussir à sauver la planète il est nécessaire de passer d’une société à la recherche du profit et de l’accumulation à une société plus sobre dans laquelle le moteur n’est plus la recherche de profit mais bien la réponse aux besoins humains.
C’est une illusion de croire que les solutions innovantes se trouveront dans les progrès technologiques. Vivre plus sobrement, dans les limites des ressources disponibles passera par des modèles autonomes et résilients qui s’affranchissent de la dépendance du marché et favorisent le lien social et les dynamiques collectives.
L’analyse des questionnements de Chayanov et Illich et de leurs critiques de la croissance et du développement est intéressante en ce sens qu’elle nous propose d’aller chercher une partie des solutions dans les collectivités dont l’organisation repose sur la satisfaction des besoins, sur le vernaculaire « faire chez soi, par soi-même », sur le contrôle des moyens de production, sur les activités créatrices de valeurs d’usage.
Oxfam-Magasins du monde dont la volonté est de soutenir activement les porteurs et porteuses d’alternatives visant à la transition vers des systèmes durables, et, pour qui le commerce équitable est une alternative pour repenser le monde vers plus de justice sociale et d’égalité, ne pourra réussir ses missions sans intégrer les critiques du développement basé sur la croissance.
Renaud GARCIA, Alexandre Chayanov, pour un socialisme paysan, Le Passager clandestin, coll. Les précurseurs de la décroissance, 2017.
Thierry PAQUOT, Ivan
Illich, pour une ascèse volontaire et conviviale, Le Passager clandestin, coll.
Les précurseurs de la décroissance, 2019.