Le Donut Economic Action Lab (DEAL) – Laboratoire d’Action de l’Economie du Donut – a été créé en 2019 pour mettre en pratique l’économie du Donut, crée par Kate Raworth. L’économie du donut est une boussole qui permet de mettre l’économie au service des besoins des personnes dans la limite de ce que la planète peut offrir.
Nous avons rencontré Erinch Sahan[1]Propos recueillis en Juin 2022. Interview complète disponible dans notre dossier de campagne Make Trade Fair sur http://oxfammagasinsdumonde.be/maketradefair , dont le rôle est d’appliquer le cadre du Donut aux entreprises et de comprendre ce qu’elles pourraient faire différemment. En novembre 2022, il a lancé officiellement une boite à outil en Opensource (disponible gratuitement pour tous∙tes). Nous avons donc exploré ensemble les prémisses de ces outils pour prendre la route de la transition vers des modèles régénératifs et distributifs.
Qu’est-ce que les outils « Donut » pour les entreprises ciblent en particulier ?
E.S : La question centrale à laquelle nous tentons de répondre est : comment puis-je m’assurer que la conception de mon entreprise contribue à atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés et à répondre aux besoins et défis du 21e siècle, c’est-à-dire être régénératrice et distributive par essence.
Aujourd’hui, il ne suffit pas d’être durable, il faut régénérer ! Nous devons réparer le mal commis. Le modèle régénérateur est ciblé sur l’environnement, mais aussi sur le plan social à travers le partage de la valeur ajoutée avec les personnes qui la créent. Il s’agit de se poser des questions profondes : comment sommes-nous préparés à faire face à l’économie de demain ?
Le modèle d’entreprise du 21ème siècle est basé sur la génération de profit et l’extraction de la valeur autant que possible. Réduire son impact ? D’accord, mais seulement si cela rapporte plus d’argent. Or, on atteint une certaine limite : les entreprises ne mettent pas en œuvre des solutions qui ne sont pas assez rentables. Elles freinent la poursuite de l’agenda climatique et social.
Ces outils permettent donc d’observer la structure de l’entreprise, et de voir si elle est véritablement alignée avec les défis environnementaux et sociaux. La théorie du Donut est très macroéconomique. Mais pour les entreprises, cela signifie, en terme concret, d’approfondir la conception même de l’entreprise, de prendre des mesures, de comptabiliser la valeur et les actions autrement, d’adopter des pratiques différentes, de faire preuve de leadership. Pour débloquer ce potentiel, il faut transformer la conception de l’entreprise.
À qui s’adressent les outils du donut ? Une multinationale ou une PME peut-elle appliquer ces outils ?
E.S : Ces outils sont envisagés comme un parcours pour toute entreprise – on ne vous juge pas parce que vous êtes une PME, une coopérative, ou une multinationale cotée en bourse – nous démarrons là où vous en êtes maintenant avec un premier bilan : Quel est votre impact actuel (négatif et positif) ? Quelles sont vos folles ambitions? Comment sont conçus vos produits et services ? Un exemple que nous pouvons citer est le FairPhone, qui a une structure unique et originale au service de sa mission et de la conception, la fabrication et la vente de son produit.
Pour l’équipe du Donut Economic Action Lab, il est question de reconnaître également que les transformations au niveau de l’industrie et du système sont cruciales pour transformer l’héritage d’un système économique dégénératif et clivant en un début de système régénérateur et distributif[2]Erinch Sahan, Carlota Sanz Ruiz, et Willem van Winden, « What Doughnut Economics Means for Business: Creating Enterprises That Are Regenerative and Distributive by Design », 2022, 25.. Le postulat avancé par le DEAL est que le modèle d’affaire (la conception) des entreprises peut les limiter ou les libérer dans leur potentiel de création. Les entreprises ont énormément de connaissances pour se transformer mais que la plupart en sont empêchées de par leur conception même. Par exemple, certaines entreprises peuvent créer des produits ou des services qui répondent à des besoins essentiels, profitable, mais qui ne leur permet pas de dégager de marges suffisantes, le projet est donc abandonné. Il s’agit donc bien d’une limite à l’atteinte du potentiel de l’entreprise basée sur sa conception, qui l’oblige à dégager un certain taux de marges indépendamment d’autres critères du produit ou service[3]Témoignages d’entreprises recueillis par le DEAL. Sahan, Ruiz, et van Winden..
Passer d’un système source de division à un système distributif, signifie passer d’un système où les modèles d’affaires, la finance et le commerce tendent à concentrer la valeur et les opportunités entre les mains de quelques-uns, au détriment du plus grand nombre ; à un système qui partage la valeur et des opportunités de manière plus équitable, et qui permet de réduire le gouffre des inégalités.
Un système régénératif est par définition opposé au système extractif (prendre, fabriquer, utiliser, jeter), qui va permettre aux entreprises de prendre, fabriquer, utiliser, restaurer (réparer, recycler etc..) et jeter (avec un volume considérablement moindre, et dans une optique de « compostage »).
Le DEAL base sa recherche à propos de la structure des entreprises régénératives sur le cadre développé par Majorie Kelly. Mme Kelly propose 5 concepts clés pour être une entreprise régénérative par essence : – le but (pourquoi existez-vous) – votre réseau (comment faites-vous du commerce, comment est-il structuré, à quel point êtes-vous éloignés dans votre chaîne d’approvisionnement des produits de base) – la gouvernance (structure de pouvoir et de responsabilité) – l’actionnariat (quel est le rôle des actionnaires et des propriétaires de l’entreprise) et la finance. Ces 5 piliers sont présentés en détails dans le document de recherche publié par Erinch Sahan, Carlota Sanz Ruiz, Kate Raworth, Willem van Winden, et Daniel van den Buuse[4]Sahan, Ruiz, et van Winden..
E.S : Ce que nous réalisons dans notre travail quotidien avec les entreprises alternatives, c’est qu’il existe une grande diversité de structures (coopératives, entreprises sociales, entreprises détenues par les employé∙e∙s…). Et nous avons réalisé que nous pouvons adapter les structures alternatives d’entreprises à notre contexte, on peut choisir ce qui répond à nos ambitions. Pour cela il faut oser ouvrir la boite de Pandore de l’entreprise et observer les milliers de fleurs qui vont y pousser !
Devoir de vigilance des entreprises : quelle compatibilité entre des lois et des outils pour entreprises ?
Dans la campagne qu’Oxfam-Magasins du monde met en œuvre depuis septembre 2022, nous expliquons qu’une régulation ambitieuse de l’activité des multinationales permettra de rendre les chaines de productions plus transparentes et de prévenir, atténuer et réparer les risques d’abus de droits humains et de l’environnement. On appelle cela le devoir de vigilance des entreprises. Si des outils permettent effectivement de transformer de manière profonde la manière dont les entreprises opèrent, comment ces outils sont-ils compatibles avec les principes de devoir de vigilance?
E.S : La règlementation doit renforcer aussi les moyens dont on dispose. Des mouvements comme les critères ESG (environnement, social et gouvernance), la finance éthique ou les certifications, essayent de réglementer les affaires en tant que forces extérieures. Tout cela est absolument nécessaire. Mais pour soutenir ces forces extérieures, nous devons avoir des structures de modèles d’affaires qui répondent à ces réglementations et qui n’essayent pas constamment de trouver des vides juridiques et des moyens d’éviter la loi.
La règlementation agit comme un moyen de rendre le terrain de jeu égal, et parfois elle est construite d’une manière qui répond au modèle d’affaires dominant des entreprises du 21e siècle. Or, on ne peut pas vraiment parler de terrain de jeu égal sans soutenir la création d’alternatives économiques, les renforcer, et encourager un changement dans les modèles de gouvernance, de finance. La question est donc comment réguler pour assurer un terrain de jeu égal qui nous amène à un niveau d’exigence maximal pour répondre aux défis environnementaux et sociaux.
La transformation de la conception profonde des entreprises contribuera à créer des entreprises qui adoptent une réglementation progressive, poursuivent des objectifs d’impact ambitieux, soutiennent des dirigeants éclairés, s’alignent sur la finance durable et permettent l’action collective des travailleurs[5]Sahan, Ruiz, et van Winden..
Changer de modèle, pas si simple !
Reconnaître et dépasser ses limites n’est jamais un long fleuve tranquille, et cela vaut aussi (et surtout) pour les entreprises. Cependant, la difficulté ne peut pas être une excuse pour l’inaction. Dans le parcours de transformation des entreprises que le DEAL a accompagné pour construire ses outils, Erinch Sahan et son équipe partagent 7 leçons apprises[6]Sahan, Ruiz, et van Winden..
- Mettre les idées les plus transformatrices sur la table: être encouragé à penser de manière audacieuse et courageuse sont les clés pour imaginer un futur forgé dans la redistribution et la régénérescence. Ces idées peuvent aussi concerner ce que l’entreprise est prête à cesser comme activités, si celles-ci nuisent à la santé humaine ou planétaire.
- Explorez les limites de la conception de votre entreprise: cela nécessite de parler de pouvoir et d’argent, ce qui peut mettre mal à l’aise ceux qui contrôlent actuellement l’entreprise (comme les propriétaires majoritaires), ou le personnel qui n’a qu’un contrôle limité sur la conception actuelle de l’entreprise et qui ressentent une résistance à cette conversation de la part des cadres supérieurs. Cette conversation est essentielle pour permettre l’émergence des idées les plus transformatrices.
- Se rappeler que la refonte d’une entreprise peut assurer la résilience de cette entreprise
- Créer un élan et un engagement pour la refonte de votre entreprise : aller au-delà de la création de valeur et d’une vision court-termiste, engager des conversations avec ses parties prenantes, intégrer comme principe fondamental une vision écologique et sociale dans la finalité de son entreprise, et prendre des décisions difficiles sur des activités rentables aujourd’hui mais qui n’auront pas de places dans le futur.
- Décider de la taille et du champ d’application appropriés pour l’entreprise : rappelons le, la taille maximale n’est pas la taille optimale (disait Julia Faure, fondatrice de Loom, entreprise de mode durable, lors d’une conférence TedX[7]Redéfinir la réussite des entreprises | Julia Faure | TEDxUniversitedeTours, 1583268249, https://www.ted.com/talks/julia_faure_redefinir_la_reussite_des_entreprises?language=fr.)
- Adaptez le parcours de refonte et commencez là où c’est possible
- S’orienter vers un changement systémique et la transformation de l’industrie : Les entreprises progressistes peuvent jouer un rôle constructif en influençant tous les niveaux de gouvernement, pour aider à transformer leur industrie et l’économie en général.
Un outil en open source
L’équipe du DEAL a créée l’outil « Doughnut Design for Business » à destination d’un large public : entreprises, entreprenariat, écoles, consultance, société civile, disponible gratuitement et pour tous∙tes. Il s’agit d’un ensemble de matériels, d’activités et de conseils destinés à un large éventail de personnes et d’organisations intéressées par l’organisation d’ateliers Doughnut Economics avec des entreprises. La durée suggérée des ateliers est de 4 à 5 heures. Il a été conçu avec la participation de plus de 300 entreprises et structures désireuses de prendre la direction d’un monde régénératif et distributif.
L’outil a pour objectif de faciliter le parcours exploratoire des entreprises intéressées par l’application concrète de la théorie du Donut sur leurs activités. Il s’agit d’observer son entreprise à travers le prisme du Donut et de pouvoir permettre l’émergence d’idées transformatives, d’affiner sa vision, de revoir sa conception d’entreprise, et de prendre le chemin de la transition vers un futur souhaitable.
L’outil est disponible ici : https://doughnuteconomics.org/tools/191
Et pour le commerce équitable ?
Avec 10 principes permettant d’aborder les inégalités, l’environnement, et les droits humains, nous avons posé la question à Erinch Sahan, comment pourrions-nous appliquer ces outils dans le cadre d’un partenariat de commerce équitable ?
E.S : Les caractéristiques des entreprises de commerce équitable sont uniques. Et c’est à travers ces caractéristiques qu’elles sont différentes des multinationales. Les entreprises de commerce équitable se mettent au service de l’environnement et/ou d’une mission sociale par essence, et non pas par intérêt purement économique. Et je pense que les organisations de commerce équitables gagneraient à encore mieux raconter l’histoire de leur structure, et la manière dont elles sont conçues pour servir d’inspiration.
Je pense que le défi du commerce équitable va être de travailler avec la mission sociale de l’entreprise et son impact environnemental, et comment le commerce équitable se positionne-t-il face à d’autres entreprises.
C’est une conversation résolument « Donut » et une intéressante question à déployer au sein des organisations de commerce équitable !
Alors, on y réfléchit ?
Notes