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Note initiale : cette analyse s’appuie sur la thèse doctorale de Manush McConway intitulée « Southern Fair Trade Organisations and Institutional Logics »[1. ]. Elle propose de restituer certains des points jugés particulièrement intéressants et de synthétiser quelques-unes des conclusions issues de la recherche de terrain de la doctorante.
Introduction – contextualisation
Commerce équitable et commerce conventionnel : croyances et pratiques contradictoires
Le commerce équitable (CE) s’est défini et construit en opposition au commerce qu’on qualifie alors de conventionnel (CC), dans un contexte d’accroissement des échanges mondiaux (mondialisation). Le CE donne de l’importance au producteur, à ses besoins et à son revenu plutôt qu’au consommateur et à la marge de l’acheteur ; il met l’accent sur la justice sociale et les droits humains, l’idée de transparence et d’équité, alors que le CC a comme moteur principal la maximisation du profit.
La question du mainstreaming
Ces deux modèles théoriquement opposés s’entremêlent cependant dans la réalité ; le CE fonctionne à la fois dans et en dehors du marché. On assiste en outre depuis quelques années au phénomène du mainstreaming[2. Il ne semble pas exister à ce jour de traduction officielle de ce terme, que nous avons donc choisi de laisser en anglais dans le texte.], terme qui désigne l’évolution du commerce équitable d’un certain modèle de distribution vers des canaux de distribution conventionnels. Il fait référence à la pénétration du CE dans le CC, à la sortie du CE des structures « magasins du monde » et solidaires et à l’entrée en co-opération ou concurrence avec les organisations du CC.
Cette évolution s’explique par divers facteurs : la réduction du marché du CE et donc des débouchés pour les organisations de producteurs ; l’intérêt croissant des consommateurs pour des produits plus « éthiques » et donc l’intérêt économique que représente le CE pour les grandes firmes.
Le mainstreaming fait l’objet de nombreux débats dans la littérature sur le CE. Ses opposants redoutent une dilution du concept de CE et le délaissement progressif de sa visée transformatrice, qui s’opère via la sensibilisation des citoyens et l’interpellation des décideurs politiques. La philosophie et les valeurs du CE sont de fait rarement transmises aux consommateurs dans les filières de distribution conventionnelles, ce qui fait que le message se perd. A l’inverse, ceux qui défendent le mainstreaming notent que cette évolution a permis d’augmenter le volume de biens de commerce équitable vendus, ce qui a bénéficié à de nombreux producteurs marginalisés du Sud (Low & Davenport 2005 – 2006).
Enjeux pour les producteurs et organisations de CE du Sud
D’après Manush McConway, cette évolution a créé un dilemme pour les organisations de CE du Sud qui représentent un intermédiaire essentiel entre les producteurs locaux et les acheteurs étrangers. Le mainstreaming entraine une modification des relations commerciales, avec en général la perte de relations directes entre l’exportateur et le distributeur, l’absence d’engagement sur le long terme et une demande de produits et processus plus standardisés. Les producteurs doivent s’adapter à cette nouvelle culture, tout en faisant face à la concurrence internationale et aux fluctuations du marché, ce qui s’avère loin d’être évident.
L’auteure conclut que les organisations de producteurs et exportatrices Sud considèrent souvent le commerce conventionnel comme la seule voie d’évolution car le marché des importateurs Nord de CE est trop restreint pour garantir la croissance, et ce même si le premier présente des inconvénients réels. Cela dit, il importe de garder de la nuance : même si la différence entre le CE et le CC est claire en termes de valeurs, certification, etc., dans la réalité les frontières sont floues. Il y a des entreprises et des filières conventionnelles dont les valeurs et les pratiques se rapprochent de celles du CE.
La présente analyse examine les causes et les conséquences du mainstreaming pour une organisation s’identifiant aux valeurs et principes du commerce équitable depuis sa fondation, en l’occurrence Allpa.
1/ Enjeux globaux et locaux : évolution d’une organisation de commerce équitable péruvienne
Allpa face aux défis du commerce international
Allpa est une organisation péruvienne exportatrice de commerce équitable. Elle a été créée en 1986 avec le soutien du ministère de l’industrie et du tourisme. C’est une entreprise issue d’une ONG soutenant des organisations de producteurs ayant des difficultés à trouver des débouchés. La majeure partie de la production est réalisée par des artisans qui travaillent chez eux.
Jusqu’au milieu des années 1990, 100% des clients d’Allpa étaient des organisations de commerce équitable étrangères. Mais pendant cette période, la demande a beaucoup baissé : les commandes ont diminué de 60% et 24 employés ont dû être licenciés. L’auteure analyse une série de facteurs à l’origine de ces difficultés, qui peuvent être reliés aux impacts de la mondialisation sur les artisans :
- les tendances et la mode évoluent rapidement, ce qui raccourcit le cycle de vie des produits et oblige les artisans à développer constamment de nouveaux designs ;
- ce secteur est très dépendant de la situation économique car il s’agit de biens de consommation qui ne correspondent pas à des besoins primaires, et qui relèvent plus du choix que de la nécessité. C’est donc un marché particulièrement affecté en cas de baisse du pouvoir d’achat des ménages. En outre, l’imitation est très courante sur le marché de la décoration d’intérieur ;
- l’Asie et l’Afrique sont entrées sur le marché de la décoration de la maison et des bijoux. Il est difficile pour Allpa de concurrencer ces régions, qui ont une très forte capacité de production et des coûts de main d’œuvre bas.
En parallèle, en même temps que la demande étrangère baissait, le tourisme augmentait. La plupart des potiers ont alors été tentés de se focaliser sur le marché touristique en croissance, mais cela ne leur a pas fourni de stabilité et de capacité d’innovation, car ils ont été concurrencés par des produits d’importation asiatiques à prix bas.
L’une des conclusions de l’auteure est que le marché de l’artisanat reste très instable et précaire. En conséquence, sortir de la pauvreté et s’assurer une stabilité financière dans la durée est toujours difficile pour de nombreux producteurs (Le Mare 2010). La fabrication et l’exportation d’artisanat sont des activités de plus en plus compliquées.
L’entreprise se dit dépendante du marché international, mais n’a guère d’alternative dans la mesure où le marché local pour l’artisanat péruvien est sous-développé. Face à la diminution des commandes de commerce équitable, Allpa a pris la décision de diversifier sa base de clients et de commencer à vendre sur les marchés conventionnels. Ce choix a été fait dans l’idée de fournir plus de travail aux artisans producteurs de textile. Cette évolution a été menée de manière réfléchie, avec la mise en place de changements structurels. Allpa souligne cependant qu’elle n’a guère été aidée par les importateurs et distributeurs de CE qui à cette époque ne se modernisaient pas beaucoup et gardaient des boutiques peu attractives.
L’une des directrices d’Allpa livre à ce propos un constat intéressant : « le CE peut créer de la dépendance. Nous connaissons de nombreuses entreprises au Pérou et en Inde qui ont disparu parce qu’elles étaient trop dépendantes de leurs clients de CE. Elles ont disparu en laissant de nombreux producteurs et fournisseurs impayés. Nous étions frustrés car le CE n’était pas assez engagé dans son propre développement. Dans le monde du commerce, il faut sans cesse s’améliorer, progresser. En travaillant avec le CE, de nombreuses organisations s’affaiblissent et restent dans leur zone de confort, sans se remettre en question. »
Evolution et adaptation d’Allpa
Afin d’être concurrentielle sur le marché classique, Allpa a donc beaucoup évolué, dans sa structure, ses procédures et ses pratiques commerciales.
L’entreprise a d’abord initié un travail important sur le plan des produits : plutôt que simplement acheter la production des artisans, Allpa s’est lancée dans ce qu’elle qualifie elle-même d’« interventionnisme » : elle s’est plus impliquée dans la conception et les processus de production des artisans, qu’elle a fait évoluer. L’organisation est devenue plus exigeante avec les producteurs, notamment pour les délais de livraison et la qualité. Les pénalités en cas d’erreurs et de mauvaise qualité, provenant des clients conventionnels, ont été répercutées sur les artisans. Allpa s’est progressivement focalisée sur l’innovation, la culture entrepreneuriale et l’efficacité. Selon une de ses directrices, l’objectif d’Allpa est de « transformer les artisans en entrepreneurs ouverts à l’innovation ». Elle a augmenté son offre de produits, ce qui l’a rendue capable de répondre à la demande de clients très différents.
Le focus sur la qualité est au cœur de l’identité d’Allpa : comme le souligne l’une des directrices, « nous ne voulons pas vendre de la pauvreté, nous voulons vendre de la qualité ». L’entreprise a créé un comité « qualité », pour le contrôle qualité en interne, et a renforcé la formation des artisans.
Ce travail conséquent de réorganisation a permis à Allpa de ne plus dépendre de ses clients de CE. Dans son cas, le CE apporte stabilité et continuité avec un revenu régulier, et le CC fournit des opportunités plus lucratives mais sur une base plus irrégulière et imprévisible.
2/ Allpa : une organisation traversée par des logiques multiples
Les trois logiques
Manush Mc Conway a identifié trois logiques principales qui influencent Allpa : le commerce équitable, le commerce conventionnel et les producteurs locaux.
La logique du commerce équitable prescrit la durabilité, la transparence, le partenariat et la confiance, qui sont des valeurs centrales pour Allpa. Cette logique influence à la fois l’organisation d’Allpa et la relation avec les artisans, qui se veut un partenariat de longue durée. Cela est mis en évidence par les investissements financiers réalisés pour le développement de l’activité des artisans, ainsi que les investissements en temps et formations pour développer les producteurs et leurs ateliers. Le CE a été une influence dominante pour Allpa, en représentant pendant longtemps ses clients principaux et sa source d’information sur les tendances du marché.
La logique du commerce conventionnel est très différente, principalement sur le plan de la transparence et de la traçabilité. La chaine de valeur, opaque, centrée sur les ventes et les caractéristiques des produits, a forcé Allpa à se concentrer sur le développement de produits. Les volumes plus importants demandés ont poussé Allpa à mettre en place des changements, dont la production standardisée de produits faits à la main. La logique du marché conventionnel a ainsi conduit l’organisation à arrêter de travailler avec certains groupes de producteurs, incapables de gérer les commandes. En entrant sur le marché conventionnel, Allpa a aussi été confrontée à la concurrence internationale, notamment sur la question des prix.
La troisième logique est celle des producteurs locaux, ou artisans. Elle recouvre quatre facettes ayant chacune influencé Allpa à un moment ou l’autre : la fierté liée au patrimoine artisanal péruvien, la dimension informelle des relations commerciales, la dépendance et l’attente de soutien. Cette logique impacte surtout les employés qui travaillent directement avec les artisans.
Allpa est une organisation consciente de ces trois logiques et de leurs influences respectives. De manière générale, ces logiques prônent des évolutions contradictoires en termes de pratiques organisationnelles. Les logiques du CE et des artisans sont les plus compatibles entre elles, mais Allpa perçoit que les logiques du CE et du CC s’opposent de moins en moins : elles sont toutes deux enracinées dans le Nord et représentent des mentalités et des pratiques différentes de celles des artisans.
Tensions et contradictions
Des recherches ont montré que lorsqu’une organisation est confrontée à des logiques multiples et potentiellement incompatibles, cela peut créer des tensions et conflits, voire menacer la performance de l’organisation.
La différence de taille des organisations est l’une des différences et sources de tension principales. Il y a en effet un écart important entre la capacité des petits ateliers des artisans et les exigences des acheteurs du Nord.
Une autre difficulté découle de la contradiction entre d’une part la focalisation sur les produits du commerce conventionnel, et d’autre part la relation entre Allpa et les producteurs du commerce équitable. Allpa y a répondu en se concentrant sur l’efficacité de ses processus et l’esprit entrepreneurial. Cet enjeu est bien connu dans la littérature sur le commerce équitable. Karjalanen et Moxham affirment qu’améliorer l’efficacité des chaines logistiques de CE ainsi que la qualité des produits permettrait aux organisations de CE de se rapprocher du marché conventionnel sans avoir à diluer les critères de certification ou de garantie équitable, et pourrait rendre le prix des produits plus proche de celui que les consommateurs sont prêts à payer pour des produits « éthiques » (p.213).
Le préfinancement est aussi une différence fondamentale entre les logiques du CE et du CC.
Ces logiques correspondent donc à des différences culturelles mais aussi opérationnelles dues à des échelles d’organisation différentes. Cependant, malgré ces difficultés et ces logiques si contrastées, Allpa a su faire évoluer sa structure et son fonctionnement, afin d’améliorer la cohérence interne.
Un exemple de gestion réussie de logiques multiples
D’après la littérature existant sur le sujet et synthétisée dans sa recherche par Manush McConway, une bonne communication est considérée comme l’outil principal pour résoudre les tensions liées aux logiques conflictuelles. Allpa a su travailler en ce sens, et joue un rôle d’interface entre les mondes des clients et celui des producteurs. Cette posture n’a pas été automatiquement acquise : des efforts ont été accomplis afin d’améliorer la communication et les relations avec les artisans.
L’entreprise s’est adaptée à la logique du CC et à ses exigences en se focalisant sur l’amélioration de l’efficacité de ses processus internes et la qualité de ses produits. La logique du CE a aussi eu une influence particulière sur Allpa, qui a fait le choix d’octroyer un préfinancement aux artisans pour toute commande, qu’elle provienne d’un client de CE ou non. C’est un vrai avantage pour les artisans, qui n’ont en général pas assez de liquidités pour acheter les matières premières nécessaires à la production. De manière générale, la logique du CE influence la manière dont Allpa travaille avec les artisans : la durabilité de ces relations fait partie de son identité et se traduit notamment par de l’investissement dans l’équipement des ateliers. Cela permet aux artisans de réduire leurs coûts et ainsi de se maintenir face à la concurrence internationale.
Allpa comble le fossé entre d’une part les capacités des petits ateliers d’artisans, qui disposent souvent de peu de ressources financières et qui ont parfois eu peu accès à l’enseignement et la formation, et d’autre part les exigences des gros acheteurs occidentaux. Elle joue le rôle de garant, tant de la qualité que du respect des délais.
Conclusion
Manush Mc Conway souligne que les objectifs et le fonctionnement même d’Allpa ont été influencés et transformés par ces trois logiques (celles du CC, du CE et des producteurs) au cours du temps. Ainsi, Allpa travaille avec des clients très différents : les clients de commerce conventionnel font en général des commandes importantes mais de manière irrégulière, alors que les clients de commerce équitable font plutôt des petites commandes régulières de produits peu chers. De l’autre côté, l’entreprise continue à travailler avec les artisans, dont la culture professionnelle, la mentalité et les besoins sont très différents. Allpa se positionne donc d’une part comme une entité facilitant le dialogue et la communication entre ces différents acteurs et ces différentes logiques ; et d’autre part comme une entreprise dynamique, innovante et portant le message du CE, ce qui semble lui donner un avantage concurrentiel sur le marché international. On peut qualifier Allpa d’organisation hybride, qui met à la fois l’accent sur les valeurs et la philosophie du CE, l’orientation client, la priorité que représente la qualité des produits et la fierté liée à l’artisanat péruvien.
Selon Allpa, il n’aurait pas été possible de grandir et d’investir sans les commandes de clients conventionnels. Cet investissement dans le développement des artisans et de leurs ateliers a permis en retour de produire de l’artisanat de meilleure qualité à un prix inférieur et de trouver de nouveaux clients. L’ouverture d’Allpa au CC a donc permis d’investir, d’innover et d’être plus efficace. En revanche, les commandes de commerce équitable sont celles qui apportent de la stabilité et un chiffre d’affaires sur lequel l’entreprise peut compter. Ce revenu n’est peut-être pas suffisant pour croitre et se développer mais il permet de se maintenir dans les périodes difficiles.
Selon Manush McConway, le modèle d’Allpa peut dans une certaine mesure être répliqué par d’autres organisations de commerce équitable du Sud. Encourager la dimension entrepreneuriale dans ces organisations peut contribuer à l’objectif du commerce équitable d’un développement durable dans le Sud. Une direction efficace est aussi cruciale, ce qui implique notamment une réflexion quant à la succession et au renouvellement des équipes de direction.
La thèse doctorale de Manush McConway est un travail remarquable associant synthèse bibliographique, exposé théorique et étude de cas concret. Cette dernière porte sur une organisation partenaire d’Oxfam-Magasins du monde depuis quelques années. La recherche donne des clés de compréhension et une perspective très intéressante sur les défis auxquels sont confrontées les organisations d’artisanat équitable du Sud. En effet, même si l’on ne peut généraliser sans nuance les conclusions de la thèse à toute organisation appartenant à cette catégorie, la baisse des commandes – et les enjeux qui en découlent – est une problématique soulignée par nombre d’entre elles. A l’autre bout de la chaine, la tendance est, assez logiquement, également à la baisse pour les ventes d’artisanat par les organisations de commerce équitable européennes. Les enjeux sont multiples et complexes, mais il est urgent d’y trouver des réponses, co-construites et adaptées aux réalités des différents acteurs de la chaine de valeur, afin de faire vivre et croitre l’alternative que représente le commerce équitable : des relations commerciales dans le respect des êtres humains et de l’environnement.
Laura Pinault