Le commerce équitable, un concept bien défini et connu de tous ? Rien n’est moins sûr. La question du cadre géographique dans lequel se donnent les échanges commerciaux équitables montre bien que le sujet mérite d’être abordé. Chez nous, le terme de « commerce équitable » évoque d’abord l’importation et la vente dans le Nord des produits d’organisations de producteurs du Sud. Pourtant, les termes « commerce » et « équitable » ont chacun une portée qui va nettement au-delà de ces pratiques et qui permet d’entrevoir un éventail plus large de pratiques commerciales « équitables ».
Face à l’incertitude inhérente aux termes employés, nous avons choisi de consulter différents acteurs du commerce équitable. Chacun d’eux se situe à une place bien différente, dans une organisation et dans un pays donnés, ce qui leur permet d’apporter un éclairage propre sur la question. Les témoignages et les avis récoltés permettent non seulement d’entrevoir quelques pratiques et enjeux nouveaux, mais aussi d’alimenter la réflexion d’Oxfam-Magasins du monde sur l’équité dans les flux commerciaux.
Pour réaliser cette analyse, nous avons consulté :
- Elie Prévéral, responsable du centre de ressources de l’association française Minga ;
- Samuel Poos, coordinateur du Trade for Development Centre ;
- Fredrick Masinde, directeur commerce équitable d’Undugu, organisation kenyane partenaire d’Oxfam-Magasins du monde ;
- Jose Victor Pop Bol, coordinateur de l’Association d’artisans Aj Quen, organisation guatémaltèque partenaire d’Oxfam-Magasins du monde.
Cette analyse s’articule autour de trois grandes questions sur le cadre géographique du commerce équitable. La première question se centre sur les flux de produits. La deuxième concerne l’attitude des grandes organisations internationales de commerce équitable. Enfin, la troisième question permet de s’intéresser à un acteur peu connu du commerce équitable : le consommateur du Sud.
Le commerce équitable, c’est uniquement l’importation de produits du Sud vers le Nord ?
Pour Elie Prévéral, de Minga, l’équité commerciale est une notion bien plus large que celle de commerce équitable, qui a été restreinte à l’importation de matières premières du Sud. Or, le commerce est une activité universelle. Intellectuellement, il n’y a donc aucune raison de limiter le commerce équitable à une dimension Nord-Sud.
Cette conception se retrouve dans la structuration de Minga. En effet, parmi ses membres, on trouve autant des importateurs de produits du Sud que des producteurs de pommes français. De même, dans le cadre de sa réflexion sur les filières, Minga ne se réfère pas au commerce en termes « Nord-Sud », mais se base sur une vision des filières commerciales comme étant longues ou courtes, sans distinguer entre le Nord et le Sud.
Selon Samuel Poos, du Trade for Development Centre, le commerce équitable Sud-Sud est déjà une réalité. Des initiatives existent dans de nombreux pays : en Inde, en Afrique du Sud, au Ghana, etc. Le commerce équitable Sud-Sud a peut-être même un plus grand potentiel que les flux Sud-Nord.
Quant au concept de commerce équitable Nord-Nord, Samuel Poos signale qu’il est l’objet de débats, mais a le mérite de soulever la question légitime de l’équité au Nord. Cette question a bien rendue très visible par les actions récentes des producteurs européens de lait.
Fred Masinde a un avis assez proche. Pour lui, il est tout à fait possible de développer le commerce équitable à l’intérieur d’un pays. Travailler sur le commerce équitable dans son propre pays comporte d’ailleurs certains avantages : on y connaît mieux les consommateurs, l’environnement, les contraintes, etc., que dans un autre pays. Cela limite donc la dépendance des producteurs par rapport aux informations de l’extérieur.
Au Kenya, la plateforme KEFAT, dont Undugu est membre, travaille sur le projet de développer le marché du commerce équitable national, notamment en faisant appel au soutien des pouvoirs publics, qui peuvent eux-mêmes consommer équitable et pousser les entreprises privées à faire de même. Cet objectif de KEFAT permet de souligner le rôle important que peuvent jouer les pouvoirs publics en tant que consommateurs de produits [highslide](1;1;;;)Sur le rôle des pouvoirs publics en tant que consommateurs, voir l’analyse de novembre 2009 « Des marchés publics durables : quand l’Etat est consommateur ».[/highslide]. Un important travail est également mené au niveau régional, avec des organisations des pays voisins du Kenya. Les différents pays de la région offrant des produits différents, il est possible de réaliser des échanges équitables entre les différents pays.
Mais, comme le rappelle Jose Victor Pop Bol de Aj Quen, il reste beaucoup à faire, car le commerce équitable Sud-Sud reste faible. Dans la plupart des pays du Sud, il y a non seulement peu d’opportunités de commercialisation, mais aussi d’information et de sensibilisation des producteurs et des consommateurs au concept de commerce équitable. Cela étant, au Guatemala comme dans d’autres pays du Sud, il existe déjà des initiatives visant à promouvoir ou développer des marchés internes équitables et solidaires. Dans le futur, il faudra parvenir à entrer dans un processus de renforcement des relations commerciales équitables Sud-Sud.
Les structures internationales actuelles de commerce équitable (FLO, plateforme des organisations de labellisation, dont fait partie Max Havelaar et WFTO, Organisation Mondiale du Commerce Equitable, qui regroupe plus de 300 organisations dans 70 pays) sont-elles uniquement adaptées au commerce équitable Sud-Nord ?
Pour Minga, la question fondamentale à poser concerne notre capacité d’élargir la perspective de l’équité commerciale. L’organisation française critique particulièrement la certification de FLO-Max Havelaar : « Dans le système de Max Havelaar, ce sont les structures économiques qui paient la garantie du commerce équitable. Mais qu’en est-il des pratiques des grands distributeurs qui font labelliser les produits équitables par Max Havelaar ? Ces distributeurs veulent une garantie qui ne remette pas en cause les conditions de travail ici. Le système de garantie de Max Havelaar ne permet pas de questionner les pratiques des grands distributeurs ». Cette prise de position souligne l’existence de différentes manières de concevoir et de faire du commerce équitable. Tandis que certains acteurs ont une vision du commerce équitable qui englobe l’ensemble des filières commerciales, de la production à la distribution, d’autres ont une approche qui se concentre sur les produits.
Face à cette réalité, on peut se demander, comme Samuel Poos, s’il faut chercher à uniformiser le commerce équitable ou plutôt s’adapter aux différents contextes nationaux et régionaux. En tout cas, des exemples actuels montrent que les structures internationales sont prêtes à faire des efforts d’adaptation : WFTO encourage déjà le commerce équitable Sud-Sud et FLO est impliqué dans une initiative de labellisation en Afrique du Sud. Des efforts dans ce sens seront sans doute bien accueillis par les organisations de producteurs du Sud. Selon Fred Masinde, l’établissement récent de structures régionales de commerce équitable peut permettre une meilleure approche du commerce équitable à l’échelle régionale. Pour lui, le niveau global de l’Organisation Mondiale du Commerce Equitable doit donc principalement jouer un rôle d’appui aux structures régionales. A nouveau, on retrouve l’idée qu’il est indispensable de bien connaître le contexte dans lequel s’insèrent les activités de commerce équitable que l’on souhaite développer.
Cet avis est partagé en grande partie par Jose Victor Pop Bol, qui souligne le fait qu’actuellement, c’est la structuration définie par les organisations du Nord qui guide les organisations du Sud. Toutefois, dans le Sud, des pratiques spécifiques sont développées et des initiatives nouvelles voient le jour. C’est notamment le cas au Brésil, où les organisations locales ont été en mesure d’adapter leur stratégie et de renforcer leur position d’acteurs nationaux de commerce équitable.
Les consommateurs du Sud peuvent-ils consommer équitable ?
Pour Minga, il est clair que l’établissement de relations directes entre producteurs et consommateurs est possible tant au Sud qu’au Nord. D’ailleurs, des formes de solidarité ont toujours existé dans les échanges commerciaux. Elie Prévéral estime que le commerce équitable Sud-Nord est une pratique historiquement datée et qu’il existe d’autres possibilités de parvenir à une forme d’équité commerciale.
Les faits tendent à montrer que la vision « traditionnelle » de commerce équitable Sud-Nord est en voie d’être dépassée. Beaucoup d’habitants du Sud achètent déjà des produits du commerce équitable, explique Fred Masinde. Il prédit aussi que la consommation de produits équitables dans le Sud augmentera dans les prochaines années. Au Kenya, par exemple, des produits d’artisanat de commerce équitable sont d’ores et déjà vendus dans les marchés hebdomadaires. Mais la connaissance du commerce équitable qu’a la population reste limitée. Il est donc nécessaire d’informer et de sensibiliser la population. Cet avis est partagé par Samuel Poos, qui prend comme exemple l’important travail mené en Inde pour encourager la consommation de produits locaux. Un travail similaire peut être réalisé dans beaucoup d’autres pays.
Signalons ici que dans les pays du Sud, la dynamique de sensibilisation est assez proche de celle développée dans le Nord. La principale différence réside dans le fait que la sensibilisation dans le Sud concerne des producteurs qui sont les concitoyens des consommateurs. Certains éléments sont encourageants et laissent entrevoir des possibilités de mobilisation globale. Par exemple, il semble qu’au Kenya, la population soit déjà sensible aux questions soulevées par le commerce équitable. Ainsi, quand une entreprise est publiquement mise en cause pour ses pratiques – par exemple lorsqu’on apprend que les travailleurs d’une plantation sont soumis à de mauvaises conditions de travail – on constate un changement au niveau des choix de consommation des Kenyans. De manière assez proche, au Guatemala, lorsque les consommateurs découvrent le travail réalisé avec les producteurs et la bonne qualité de leurs produits, ils sont convaincus de les acheter. A partir de cette base, les organisations de commerce équitable doivent être présentes pour promouvoir une amélioration des conditions de travail, en profitant du soutien public dont elles bénéficient.
Faire de l’équité commerciale une priorité
C’est une certitude : les acteurs du commerce équitable « classique » n’ont pas le monopole de l’équité commerciale. Il serait dès lors vain et contre-productif pour eux d’adopter systématiquement une position défensive face aux usages du terme « commerce équitable » dans tout autre secteur que le leur. Toutefois, il est indispensable de veiller à la crédibilité de l’usage du terme « équitable ». De nombreux exemples montrent que certains acteurs commerciaux n’hésiteront pas à utiliser l’appellation « commerce équitable » à tort et à travers s’ils sont libres de le faire.
L’équité commerciale est une nécessité, pour les producteurs et les citoyens-consommateurs du Nord comme du Sud. En tant qu’organisation qui importe des produits de commerce équitable dans le Sud pour soutenir des projets de changement, Oxfam-Magasins du monde suit avec le plus grand intérêt le développement de l’accès aux marchés locaux des produits de commerce équitable. Les enjeux sont de taille et le développement du commerce équitable sur les marchés du Sud constituera peut-être la prochaine grande étape de l’histoire du commerce équitable. Par ailleurs, le fait que les citoyens des pays du Sud soient sensibles au respect des droits des travailleurs et en tiennent compte dans leurs choix de consommation est un élément encourageant pour les acteurs qui œuvrent à la globalisation du respect et de la réalisation des droits économiques et sociaux.
François Graas
Service politique