Nouvelle ligne stratégique d’Oxfam-Magasins du Monde (OMdm), le principe de démocratie économique peut être mis en oeuvre dans un grand nombre d’espaces différents. L’objet de cette analyse est d’étudier plus spécifiquement les liens entre démocratie économique et commerce équitable, aussi bien au Sud (au sein des organisations de producteurs par exemple) qu’au Nord (dans les organisations de commerce équitable elles-mêmes). Comment le commerce équitable permetil d’appliquer concrètement certains des principes de la démocratie économique ? Comment le concept a-t-il évolué au cours du temps dans les organisations de commerce équitable (OCE) ? Quel est le positionnement spécifique d’Oxfam-Magasins du monde sur ce thème ?[[highslide](1;1;;;)
Cette analyse est en grande partie basée sur des extraits de la thèse de B. Huybrechts : Explaining Organisational Diversity in Fair Trade Social Enterprises. PhD thesis in management sciences. January 2010.
[/highslide]]
A l’origine du commerce équitable
Premier constat : le concept de démocratie économique fait partie des mythes fondateurs du commerce équitable. D’après B. Huybrechts, chargé de cours au Centre d’économie sociale de HEC-ULg, il est apparu dès la naissance des organisations pionnières dans les années 70. Solidarité, éducation des citoyens, alternative au capitalisme et promotion de la démocratie économique étaient ainsi les lignes fortes d’un commerce équitable à l’époque extrêmement politisé. La démocratie économique se traduit alors essentiellement dans la gouvernance des organisations, à la fois au Sud et au Nord. Au Sud, les critères de sélection des producteurs exigent clairement une organisation et une propriété collectives [[highslide](a;a;;;)
Typiquement une coopérative, mais d’autres formes équivalentes du point de vue démocratique existent.
[/highslide]]. Au Nord, les bénévoles ont généralement un droit de vote au sein de l’Assemblée générale tandis que la hiérarchisation ou les différences de salaires entre travailleurs sont faibles et que l’organisation prend de manière quasi systématique la forme d’une association à but non lucratif [[highslide](b;b;;;)
Les interviews de responsables d’OCE dans la thèse de B. Huybrechts montrent qu’il était à l’époque « impensable pour les OCE d’imaginer un autre statut que celui d’une asbl ». Aujourd’hui, cette même thèse montre que sur une soixantaine d’organisations de commerce équitable étudiées (sur quatre pays européens différents), 22% sont des coopératives.
[/highslide]]. Les décisions concernant les producteurs ou les orientations politiques majeures sont par ailleurs confiées à des commissions constituées majoritairement de volontaires. Enfin, la dimension démocratique s’est étendue au niveau inter-organisations puisque la fédération mondiale des OCE (aujourd’hui WFTO [[highslide](c;c;;;)
World Fair Trade Organisation.
[/highslide]], anciennement IFAT [[highslide](d;d;;;)
International Federation for Alternative Trade.
[/highslide]]) a été construite dès 1989 comme un forum démocratique regroupant producteurs, importateurs et distributeurs.
Labellisation ≠ démocratisation
La situation perdure jusqu’à la fin des années 80 et l’arrivée de Max Havelaar, premier label de commerce équitable (il est fusionné en 1997 dans le système de certification international FLO [[highslide](e;e;;;)
Fairtrade Labelling Organisations
[/highslide]]). L’initiative est louable : en permettant à n’importe quel détenteur de licence [[highslide](f;f;;;)
Pour obtenir cette licence, il faut s’approvisionner auprès de fournisseurs respectant les critères FLO audités par FLO-Cert et payer les frais de licence correspondants
[/highslide]] de vendre des produits équitables, le système décloisonne le secteur et augmente l’accès aux marchés des petits producteurs. Ce faisant, il va néanmoins sensiblement affaiblir le concept de démocratie économique. Du fait tout d’abord de l’absence de structure proprement démocratique au sein de certains de ces détenteurs de licence, notamment les sociétés privées ou la grande distribution. Ces acteurs n’ont en effet aucun intérêt à s’encombrer de formes de gouvernance plus ou moins démocratiques, leur seul objectif en pénétrant le secteur de l’équitable étant d’en récupérer l’image et les taux de croissance. Les critères FLO incluent bien une dimension de gouvernance démocratique chez les partenaires du Sud mais ces critères ne sont pas homogènes puisque le système de certification est également utilisé dans certaines plantations ou usines [[highslide](g;g;;;)
Les produits concernés sont les bananes, les fruits et légumes frais, les jus de fruits, le thé, le vin et les fleurs.
[/highslide]], dans lesquelles les travailleurs ont très peu voix au chapitre. Les contrôles via audits restent de plus perfectibles, comme l’ont montré une série d’incidents dans l’histoire de l’organisme labellisateur [[highslide](h;h;;;)
De nombreuses violations des règles de l’OIT dans des plantations ou usines certifiées FLO ont ainsi été constatées ces dernières années : plantations de canne à sucre aux iles Fidji en 2012, industrie fruitière en Afrique du Sud en 2011, usines de ballons de sport au Pakistan en 2009, etc.
[/highslide]], [[highslide](2;2;;;)
Graas F. Novembre 2011. Les égarements du commerce équitable. Analyse Oxfam-Magasins du monde.
[/highslide]]. La philosophie du système est par ailleurs très connotée « accès aux marchés » et « contrôle », notamment via les audits, ce qui à nouveau contraste avec les règles de partenariat relativement informelles des OCE pionnières, davantage basées sur le dialogue. Le tout forme un cadre de compétition économique particulièrement déséquilibré : petits producteurs vs. grandes plantations et organisations à finalité sociale vs. acteurs commerciaux de masse [[highslide](3;3;;;)
Graas F. Janvier 2012. Des coopératives pour démocratiser l’économie ? Pistes de réflexion pour une organisation de commerce équitable. Etude Oxfam-Magasins du monde.
[/highslide]]… A noter cependant que la gouvernance de FLO s’est améliorée ces dernières années : longtemps limités à un simple pouvoir de consultation, les réseaux d’associations de producteurs sont aujourd’hui présents à 50% dans l’Assemblée Générale [[highslide](i;i;;;)
A côté des initiatives de labellisation des pays consommateurs.
[/highslide]], [[highslide](4;4;;;)
La participation des producteurs monte d’un cran dans le système du Commerce équitable.
[/highslide]]. Néanmoins, les travailleurs des plantations ou des usines ne sont eux toujours pas représentés. La concurrence accrue suscitée par l’apparition des labels va également modifier par ricochet les OCE pionnières elles-mêmes : professionnalisation, orientation marché, efficacité percolent ainsi au sein de leurs structures, comme l’illustre la création au début des années 2000 d’Oxfam Fair Trade, coopérative commerciale séparée des Oxfam Wereldwinkels. Dans nombre d’OCE, les dimensions économique et commerciale se renforcent ainsi au détriment des dimensions politiques originelles, le plus souvent pour de simples raisons de survie économique, dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
La démocratie économique au Nord : exemple d’Ethiquable Benelux
Aujourd’hui, l’un des fournisseurs de produits alimentaires d’OMdm [[highslide](j;j;;;)
Une gamme de 30 produits alimentaires Ethiquable sont aujourd’hui disponibles dans les magasins OMdm.
[/highslide]], Ethiquable Benelux est une coopérative de travailleurs à finalité sociale, créée dans le sillage de la Scop [[highslide](k;k;;;)
Société coopérative et participative
[/highslide]] française Ethiquable [[highslide](l;l;;;)
Ethiquable Benelux n’est cependant pas une filiale d’Ethiquable France, puisqu’il s’agit d’une coopérative distincte, qui adapte en quelque sorte au cadre belge le modèle français de la Scop.
[/highslide]]. Son statut implique qu’une partie des bénéfices est reversée aux coopérateurs (une partie étant constituée des travailleurs). Malgré des salaires initiaux relativement bas, ce principe permet d’instaurer un climat positif de solidarité et de dynamisme économique. L’autre partie des bénéfices est investie dans la coopérative et dans les projets des organisations partenaires du Sud. Ces dernières sont toutes structurées de manière démocratique, en grande partie sous forme de coopératives. Le choix de la forme coopérative par Ethiquable Benelux répond à une volonté de s’organiser selon les mêmes modalités que ses organisations partenaires. Malgré ces nombreux avantages, l’identité coopérative a jusqu’ici été peu publiquement mise en avant par Ethiquable Benelux. De par le faible niveau de connaissance des Belges sur sujet, mais aussi du fait de la suspicion dans le secteur privé. S. Vincent, l’un des fondateurs d’Ethiquable Benelux, confesse ainsi « ne pas trop mettre en avant le statut de coopérative, certains clients dans le commerce traditionnel assimilant ce statut à une forme d’amateurisme ». [[highslide](5;5;;;)
De Hesselle L. Novembre 2012. Entreprises coopératives. Un travail démocratique. Imagine n°94.
[/highslide]]
Une 3ème vague entrepreneuriale
Au début des années 2000, l’apparition de la 3ème vague de l’équitable – une série d’activités entrepreneuriales indépendantes occupant des niches commerciales (vin, chocolats haut de gamme, etc.) ou de nouveaux canaux de distribution (ventes par Internet, B2B, etc.) – va quelque peu accentuer le phénomène. Certaines de ces organisations s’intègrent dans une démarche d’économie sociale (comme les coopératives Ozfair ou Ethiquable Benelux) mais d’autres (Ethic Store, Satya, Vino Mundo, Emile, etc.) ont pris un statut plus classique et ne font pas ou peu référence à la démocratie économique. Les raisons sont multiples : petite taille, contrôle généralement étroit exercé par le(s) fondateur(s), concentration sur les aspects qualité et marketing des produits et non sur les partenaires, etc. D’après B. Huybrechts, la contamination générale du monde de l’équitable par les valeurs d’innovation, d’esprit d’entreprise et d’efficacité économique s’explique également par l’expérience et le parcours éducationnel des managers de l’équitable, de plus en plus marqués business. Certains d’entre eux craignent par ailleurs d’être perçus comme trop alternatifs par les différentes parties prenantes économiques (clients, distributeurs, fournisseurs, partenaires, etc.).
La démocratie économique au Sud : exemple de Pueblos Del Sur
Partenaire historique d’Oxfam-Magasins du monde, Pueblos del Sur a été créée au Chili dans les années 80 – la période ‘post-Pinochet’ – dans un contexte d’ultra-libéralisation de l’économie et de répression des communautés indigènes. Dès le départ, l’organisation décide de fonctionner comme une entreprise autonome, tout en renforçant la dignité et le statut des artisans. Elle prend donc le statut d’entreprise privée mais donne une représentation à toutes les parties prenantes dans l’Assemblée Générale (AG). Réunie une fois par an, cette AG donne l’opportunité aux producteurs d’artisanat ou aux employés d’exprimer leur avis sur les comptes, la stratégie, etc. Les aspects opérationnels et la direction administrative sont par ailleurs menés par un organe appelé la « Direction administrative, financière et du contrôle qualité », organe qui inclut des artisans élus lors de l’AG. Enfin, divers avantages économiques (allocation d’une partie des bénéfices à un fonds de sécurité sociale, prêts sans intérêts, etc.) permettent la capacitation et l’émancipation économique des artisans. [[highslide](6;6;;;)
Willi C. Décembre 2012. Penser un nouveau modèle économique pour le Chili. Déclics #12.
[/highslide]]
La démocratie économique dans le commerce équitable d’Oxfam
Où en est OMdm aujourd’hui, organisation pionnière s’il en est ? L’exigence de gouvernance démocratique chez les partenaires du Sud reste très forte, que ce soit en direct pour l’artisanat ou via ses fournisseurs indirects. La plupart des partenaires agricoles d’OFT [[highslide](o;o;;;)
Oxfam Fair Trade
[/highslide]] sont ainsi organisés en coopératives [[highslide](m;m;;;)
75% des organisations partenaires certifiées seraient ainsi des coopératives selon FLO.
[/highslide]], les premières bases d’une association économique étant par exemple le besoin de mutualiser du matériel. Ce n’est cependant pas systématique, notamment pour des raisons historiques ou culturelles [[highslide](n;n;;;)
Exemple en Ethiopie, où les coopératives sont toujours associées aux coopératives d’Etat et à une forme d’oppression politique.
[/highslide]]. De manière générale, les critères d’OFT demandent au minimum une assemblée générale (AG), avec droit de vote pour les membres, ainsi qu’un conseil d’administration démocratiquement élu et reportant à l’AG. Les exigences d’Oxfam-Magasins du Monde vis-à-vis de ses partenaires directs d’artisanat sont similaires mais les formes organisationnelles sont beaucoup plus diverses. Beaucoup sont de simples fédérations de producteurs sans véritable statut juridique. On trouve aussi des coopératives (ex. Alura Amara en Indonésie), des sociétés privées à but social (ex. Pueblos Del Sur au Chili), des fondations (ex. Preda aux Philippines) ou encore des entreprises d’Etat (ex. Cooptex en Inde, une union de coopératives mais dont 97% du capital appartient à l’Etat du Tamil Nadu). Cette diversité s’explique de manière assez simple : le secteur de l’artisanat est un secteur très informel, constitué de réseaux plus ou moins organisés d’artisans travaillant souvent chez eux, de manière occasionnelle et complémentaire à d’autres activités. Les structures sont donc assez variées, en fonction des objectifs socio-économiques des artisans et de la manière dont ils souhaitent s’associer. Malgré cette diversité, tous les partenaires d’OMdm intègrent les concepts de démocratie économique dans la gouvernance de leur organisation de manière plus ou moins formelle (voir l’exemple de Pueblos Del Sur en encadré). Chez de nombreux partenaires d’Amérique Latine par exemple, le travail collectif et la solidarité entre membres est fortement inscrite dans la culture locale. La dimension genre est également très développée, la plupart des partenaires encourageant l’égalité hommes-femmes et la présence des femmes dans les lieux de décision. De manière plus générale, la plus grande appropriation de la chaine de valeur que suppose le commerce équitable est synonyme d’un meilleur pouvoir de négociation, d’un accès accru aux marchés et à l’information ainsi que de gains de valeur ajoutée sur le produit, tous facteurs supplémentaires de démocratisation économique.
Repositionnement plutôt que bouleversement
En Belgique même, les bénévoles ont conservé un pouvoir très important dans les instances, que ce soit dans l’AG, le CA ou les différentes commissions (partenaires, politique, éducation, etc.). La nouvelle stratégie d’OMdm « Démocratiser l’économie » replace par ailleurs l’organisation dans une perspective d’économie sociale, avec entre autres comme objectif de proposer plus d’autonomie et de responsabilité aux équipes gérant les magasins. L’idée est ici de concrétiser la démocratisation de l’économie dans le fonctionnement même de l’organisation, au travers de ses instances, de ses bénévoles et de ses salariés [[highslide](p;p;;;)
Pour davantage de détails, voir l’analyse ‘Les bénévoles Oxfam, acteurs de la démocratie économique’ dans ce même cahier thématique.
[/highslide]]. Dans le même temps, cette stratégie permet à OMdm de redéfinir, et non bouleverser, son positionnement par rapport à une part croissante des acteurs du commerce équitable en Belgique : échange économique au service d’une finalité sociale, éthique relationnelle, capacitation socio-économique des producteurs et organisation démocratique sont ainsi un ensemble de principes qu’OMdm oppose à l’axiome du tout-volume, des contrôles, des audits et de l’accès aux marchés à tout prix. En défendant ce commerce équitable à forte valeur ajoutée sociale, l’organisation redevient pionnière, elle effectue un retour cohérent aux origines, le tout en s’adaptant à l’environnement économique actuel et en rapprochant son modèle de celui d’OFTWW [[highslide](q;q;;;)
Oxfam Fair Trade Wereld Winkels.
[/highslide]]. Malgré tout, le danger est grand, sous l’effet des contraintes économiques, de voir se développer un discours démocratique sans réelle concrétisation dans les pratiques : inertie, besoins élevés en en temps et en énergie, ‘expertisation’ du discours, etc. : l’exercice de la démocratie peut se révéler particulièrement complexe. Dans ce contexte, les bénévoles d’OMdm ont un rôle de « chien de garde » extrêmement important à jouer au sein des différentes instances représentatives (l’AG mais aussi le CA et les commissions partenaire, politique, éducation, etc.). L’un des enjeux des prochaines campagnes de recrutement de nouveaux bénévoles sera de s’assurer de leur bonne représentation dans ces instances. Une autre piste de réflexion, initiée récemment par OWW dans le cadre de sa stratégie d’« ownership » [[highslide](r;r;;;)
Traduction difficile en français, le terme le plus proche étant celui d’appropriation.
[/highslide]], est la participation des partenaires du Sud dans la gouvernance. La mise en place d’une telle démarche au sein d’OMdm apporterait certainement beaucoup de crédibilité à sa stratégie de démocratisation économique.
Patrick Veillard
Service Positionnement – Expertise – Partenariat (PEP’s)