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Devoir de vigilance des entreprises : où sont les femmes ?

2022 Analyses
Devoir de vigilance des entreprises : où sont les femmes ?

Le devoir de vigilance des entreprises vise à prévenir, réparer et atténuer les risques liés aux violations de droits humains et de l’environnement dans les chaines de productions globalisées. Les entreprises ont donc une obligation de transparence sur leur chaines d’approvisionnement et de protection des droits humains et de l’environnement. Depuis le lancement de notre campagne de sensibilisation nationale sur ce sujet, nous avons publié un certain nombre d’analyses visant à expliquer quelques notions en lien avec ce concept de devoir de vigilance. Nous avons expliqué comment ce devoir de vigilance peut se mettre en pratique, vers quel type de modèles d’affaires peuvent s’orienter les entreprises pour mieux l’intégrer, d’outils technologiques pour le mettre en place et des discussions autour des législation en négociation depuis début 2022.

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Une question persiste cependant: comment prévenir, atténuer et réparer les risques associés aux violations des droits des femmes sur les chaines d’approvisionnement de tous secteurs.

Question d’autant plus pertinente et clé quand cette question concerne la moitié de l’humanité. Pourtant, les femmes continuent d’être victimes partout dans le monde des politiques économiques désastreuses pour leur santé physique, mentale, reproductive et leur capacité de résilience économique et sociale[1]Dana Abed et Fatimah Kelleher, « L’austérité : aussi une question de genre », s. d..


71% des personnes estimées victimes d’esclavage moderne sont des femmes[2]« Stacked Odds », Walk Free, consulté le 22 décembre 2022, https://www.walkfree.org/reports/stacked-odds/., l’écart salarial global entre les femmes et les hommes est de 20% en 2018, 57% des personnes concernées par le travail forcé sont des femmes[3]« Corporate Accountability: What’s Gender Got to Do with It? », ECCJ, consulté le 23 décembre 2022, https://corporatejustice.org/news/corporate-accountability-whats-gender-got-to-do-with-it/..


Si des « avancées » sont à noter, comme la directive du parlement européen à propos de l’écart salarial[4]« UE : Le Parlement approuve une directive sur les quotas femmes-hommes dans les conseils d’administration des entreprises », Business & Human Rights Resource Centre, consulté le 22 … Continue reading, l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution française, la dépénalisation du travail su sexe en Belgique… pour en citer quelques-unes (en Europe), les politiques macroéconomiques en place depuis les dernières décennies et en particulier depuis la pandémie de la Covid-19 en 2020 ont clairement impacté plus durement les femmes que les hommes.

Comment alors, mettre en place des outils efficaces pour que nos activités économiques puissent contribuer à l’avancée des droits des femmes partout où ces activités économiques ont un impact ? Le devoir de vigilance peut-il s’avérer efficace ?

Cette analyse répondra ainsi à trois questions : que veut dire la violence économique et pourquoi (et comment) doit on prendre en compte les besoins spécifiques des femmes, qu’est-ce qu’un devoir de vigilance sensible au genre et en quoi ce sujet nous concerne dans notre quotidien.

La violence économique et la prise en compte des besoins spécifiques des femmes

Les violences faites aux femmes sont multiples et intrinsèquement liées à d’autres phénomènes tels que l’âge, la classe sociale, la couleur de peau, le handicap, etc. Parmi ces nombreuses violences, on retrouve : la violence physique, les violences sexuelles, les violences psychologiques, les violences racistes, violences agistes, validistes[5]Agiste : discriminations liées à l’âge, validisme : discriminations liées au handicap, de classe etc, et la violence économique et financière.

Dans le récent rapport publié par Oxfam sur les politiques d’austérité économique et leurs impacts sur les violences faites aux femmes, la violence économique est définie telle que « une violence qui découle des choix politiques d’une élite qui ne tiennent pas compte des besoins des femmes, réduisent les services déjà inadéquats dont elles dépendent et relèguent leur sécurité et leur bien-être au second plan. La violence économique peut également accroître et exploiter les oppressions auxquelles les femmes sont confrontées dans la société. Elle provoque au final la souffrance des femmes, des filles et des personnes non binaires et les expose à un risque accru de préjudice physique, économique et psychologique. »[6]Abed et Kelleher, « L’austérité : aussi une question de genre ».

La violence économique peut se manifester à travers des actions quotidiennes telles que l’interdiction d’accéder à son propre compte bancaire, le contrôle sur les finances et investissement personnels[7]Souvent en lien avec la violence conjugale, la violence économique est aussi un moyen pour les conjoints violents de garder une emprise sur leurs victimes. « Droits des femmes : “La lutte … Continue reading,  l’écart salarial, le plafond de verre qui empêchent les femmes d’avoir accès à des postes à responsabilités, les congés parentaux inégaux, des lois inégales à propos de l’héritage et l’accès aux titres fonciers, le travail de soin non-rémunéré, le divorce et les séparations, le manque d’accès aux aides sociales et services publics, le contrôle de l’accès à la santé reproductive (par des lois, le manque d’information ou le contrôle patriarcal…). Tant de choses qui sont essentielles mais qui affectent pourtant, de manière invisible et insidieuse la vie de toutes les femmes sur la planète. Ces faits sont pourtant le résultat de choix économiques et politiques.

Pour répondre à cette violence économique basée sur le genre, il serait temps d’instaurer une justice économique féministe. Oxfam en propose sa définition.


Une approche féministe de la justice économique remet en question les oppressions patriarcales omniprésentes à un niveau systémique dans l’économie et tient compte des impacts disproportionnés des inégalités économiques sur les femmes et les communautés de genre divers à travers le monde. La justice économique féministe remet en question le capitalisme et demande des comptes aux institutions comme les États, les Institutions Financières Internationales et le secteur privé. Elle nomme et déconstruit les moteurs de l’exploitation des personnes et de la planète découlant des inégalités structurelles profondément enracinées qui ont un impact sur toutes les personnes opprimées au sein du système, y compris les femmes, les personnes non binaires et les autres communautés marginalisées. Une approche féministe de la justice économique remet en question les concepts normatifs de « croissance économique » et cherche des alternatives à des mesures comme le PIB afin de proposer une mesure plus holistique du bien-être.[8]Abed et Kelleher, « L’austérité : aussi une question de genre ».


Les lois économiques qui régissent un supposé « libre marché » ne prennent pas en compte les besoins spécifiques des femmes et sont faites pour servir l’intérêt d’une élite économique privilégiée, blanche et majoritairement masculine. Ces politiques sont neutres en terme de genre. Ce terme pourrait pourtant inviter à penser que si c’est neutre en terme de genre, c’est que c’est donc au service de l’égalité femmes hommes. Or, être indifférent ou ne pas prendre en compte les besoins spécifiques de la moitié de la population planétaire, signifie que ces lois, ces pratiques et comportements qui en découlent ne sont pas en faveur de l’égalité femmes hommes.

Une politique neutre en genre est donc une politique patriarcale.

« Les effets néfastes de l’exploitation des ressources naturelles, de l’évasion fiscale, des mesures d’austérité et de la privatisation des services publics sont également subis par les femmes de manière différente et disproportionnée. En outre, la « quatrième révolution industrielle » pourrait affecter les femmes de manière plus négative si les réponses réglementaires ne tiennent pas compte de la dimension de genre, par exemple en raison de l’automatisation de tâches qui sont actuellement effectuées majoritairement par des femmes. »[9][1] « Gender Dimensions of the Guiding Principles on Business and Human Rights | United Nations Development Programme », UNDP, consulté le 22 décembre 2022, … Continue reading

Pour établir des politiques qui répondent aux besoins spécifiques des femmes nous devons donc prendre en compte ces besoins. Voilà pourquoi une approche spécifique et transversale en matière de genre est nécessaire dans toute élaboration de politique (politique publique, économique etc..).

Il existe un large panels d’outils pour prendre en compte ces besoins dans nos pratiques : de l’analyse de contexte, à la collecte de données en passant par l’élaboration des politiques sensibles au genre, l’accès à la justice et aux mécanismes de plaintes… A un niveau plus macro, de nombreuses activistes, théoriciennes, économistes et expertes ont développé de nouvelles approches économiques féministes au service des droits humains, des droits des femmes et de la justice économique, sociale et climatique[10]« Another world is possible: Advancing feminist economic alternatives | ActionAid UK », consulté le 23 décembre 2022, … Continue reading : « Elles s’inscrivent dans des modèles économiques qui accordent une grande importance aux soins et au bien-être des personnes et de la planète. La protection des biens et services publics, la protection sociale, le travail décent et la justice fiscale comptent parmi les thèmes de prédilection. »[11]Abed et Kelleher, « L’austérité : aussi une question de genre ».

Des outils qui nous intéresse : la redevabilité des entreprises et l’impact de leurs activités, ou, de manière plus technique leur devoir de vigilance envers les droits des femmes.

Un devoir de vigilance sensible au genre : ça veut dire quoi ?

On le sait, la contribution des femmes à l’économie mondiale est dévalorisée (esclavage moderne, plafond de verre, écart salarial, prédominance des femmes dans le travail en bout de chaine et dans des secteurs informels) ou non reconnu (travail domestique ou de soin non rémunéré). De fait, les femmes sont donc touchées de manières disproportionnées par des pratiques commerciales défavorables, ce qui justifie un processus de devoir de vigilance répondant à leurs besoins spécifiques[12] « Gender-Responsive Due Diligence – Gender-Responsive Due Diligence », consulté le 21 décembre 2022, https://www.genderduediligence.org/, https://www.genderduediligence.org/..

Selon la définition du devoir de vigilance sensible au genre donné par la plateforme « Gender Responsive Due Diligence » créée par Women Win, « le devoir de vigilance sensible au genre est basé sur la reconnaissance que les violations des droits humains ne sont pas neutres du point de vue du genre et ne doivent pas être traités comme telles. Le devoir de vigilance sensible au genre utilise le même cadre en six étapes que celui présenté dans les Principes directeurs de l’OCDE pour un comportement responsable des entreprises, en intégrant le genre dans toutes les étapes et activités du processus de devoir de vigilance ».[13]Le cadre en 6 étapes est disponible sur la plateforme. « Gender-Responsive Due Diligence – Gender-Responsive Due Diligence ».

Parmi les risques associés en terme d’abus de droits concernant spécifiquement les femmes dans les chaines de valeurs globalisées, on peut citer : le harcèlement sexiste et sexuel (physique et moral), les heures de travail supplémentaires non payées, discrimination à l’embauche et à l’évolution de carrière, manque d’accès à la représentation syndicale, des salaires moindres que leurs homologues masculins, non-respect des congés de maternité, exposition à des produits chimiques, accès à la terre et à la réparation en cas de litiges[14]« Corporate Accountability ».

Pour le moment, « malgré ce modèle de salaires de misère, de harcèlement et d’injustice, aucune entreprise européenne n’est légalement tenue de vérifier si elle est complice de violations des droits humains. »[15]« Corporate Accountability ». La dimension genre doit donc pleinement être intégrée au bouquet législatif européen et national.

« L’intégration de la dimension de genre au devoir de vigilance des entreprises implique d’étudier comment les activités des entreprises peuvent avoir des effets différents ou disproportionnés sur les femmes et les filles, en raison des inégalités fondées sur le genre qui règnent actuellement au niveau économique, social, politique ou culturel. »[16]« [Rapport] Pour un devoir de vigilance intégrant la dimension de genre », consulté le 23 décembre 2022, … Continue reading explicite l’ONG Action Aid dans son rapport Multinationales et droits des femmes : pour un devoir de vigilance intégrant la dimension de genre.

Le rapport propose une liste de recommandations aux entreprises et aux Etats pour intégrer la dimension genre dans leurs plans de devoir de vigilance et dans les lois relatives à la responsabilité des entreprises. Quelques cas d’études et bonnes pratiques sont proposées comme l’intégration du travail de soin non rémunéré des femmes dans le prix des produits ou la lutte contre le harcèlement sexuel dans les usines textiles.

En quoi ça me concerne ? Le cas des applications de suivi menstruels et la protection des données

La responsabilité des entreprises en matière de droits humains et de droit des femmes nous concernent tous, et surtout TOUTES. Un exemple récent dans l’influence que peut avoir une législation efficace en matière de devoir de vigilance des entreprises sur la vie quotidienne des femmes est la question de la propriété des données relatives aux droits reproductifs et à la vie privée des femmes.

Cet exemple est tiré du contexte Etats-Uniens, où la décision rendue par la Cour suprême des États-Unis en juin 2022 dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization a fait reculer les droits reproductifs et l’accès à l’avortement dans tout le pays. Depuis la publication de cette décision des femmes enceintes ont été mises en danger dans les Etats aux lois les plus restrictives, mais cela a également eu des répercussions sur la vie des personnes directement ou indirectement concernées par les avortements[17]Cat Zakrzewski, Pranshu Verma, et Claire Parker, « Texts, Web Searches about Abortion Have Been Used to Prosecute Women », Washington Post, 6 juillet 2022, … Continue reading (femmes en demande, professionnel∙le∙s de santé, famille et proches qui appuieraient cette demande).

Un récent rapport du Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l’Homme pointe les répercussions en terme de vie privée et de récolte de données sur les femmes utilisant notamment des applications permettant de suivre leur cycle menstruel, entre autre. Une paroi fine entre respect des droits, de la vie privée, accès à la santé et droits numériques. En effet, certaines entreprises peuvent donner des données dans le cadre d’enquêtes et de procès pour faire appliquer des lois anti-avortement[18]« Damaging Data: Corporate Due Diligence and Reproductive Rights », Business & Human Rights Resource Centre, consulté le 23 décembre 2022, … Continue reading.

Parmi les 63 entreprises sondées, seulement 14 ont répondu au sondage du centre de recherche qui interrogeait la transparence des politiques de protection de la vie privée de ces dites-entreprises, et comment elles avaient pris en compte le changement de contexte politique pour protéger leurs utilisateur/rices. Sur les 14 entreprises répondantes, le constat général des équipes de recherche est sans appel : transparence limitée, lacunes dans les processus de devoir de vigilance en matière de droits humains pour comprendre les implications en matière de droits associées à la collecte de données dans ce contexte, un manque cruel de connaissances sur la façon dont la collecte de données pourrait contribuer à la violation des droits des utilisateurs/rices, et des lacunes apparentes dans les politiques et pratiques des entreprises concernant l’accès de tiers aux données, y compris les demandes gouvernementales d’accès à l’information[19]« Damaging Data »..

Ces résultats démontrent également que le secteur des technologies en particulier celui des plateformes de collectes de données n’a que peu conscience de son rôle par rapport aux potentielles violations de droits de ses utilisatrices et utilisateurs dans un contexte politique changeant qui impacte grandement la santé des femmes. Le rapport rappelle qu’il est alors essentiel pour les entreprises de se doter de plans sur le devoir de vigilance des entreprises afin que les personnes soient protégé.e.s contre les abus de droits dont elles pourraient être victimes.

Cet exemple frappant par sa « simplicité » nous rappelle que rien n’est acquis et que chaque droit obtenu peut être raflé dans un claquement de doigt. Ceci démontre aussi la force de frappe de la législation étatique (ici, qui agit en défaveur des droits des femmes), et de la responsabilité « réelle » des activités économiques et l’impact quotidien que peuvent avoir les comportements ignorants et/ou parfois malveillants (lorsque d’autres pans d’activités sont concernés) des entreprises par rapport aux droits humains, partout dans le monde.

Conclusion

Le devoir de vigilance est un concept technique, qui peut paraitre rébarbatif au premier abord mais qui aurait pourtant un impact considérable sur la manière dont nous avons de faire de l’économie, à tous les niveaux et sur toute la planète.

Face à un monde capitaliste où la violence économique, symbolique et étatique prédomine, plus de la moitié de la population de la Terre (les femmes, les filles et les personnes non-binaires) en fait les frais, au service de l’accumulation des richesses pour une élite majoritairement masculine et blanche.

La dimension genre a toute sa place dans une législation efficace et complète sur la responsabilité des entreprises. Pour cela elle doit être inscrite dans la loi et à chaque échelon des étapes de devoir de vigilance. Les besoins spécifiques des femmes doivent être pris en compte, partout, tout le temps. C’est un mécanisme de réflexion entier que nous devons changer dans nos pratiques et nos comportements (en matière économique et personnelle, l’un n’allant pas sans l’autre). Sans cela, les femmes continueront à être victime d’abus de toute sorte, et le devoir de vigilance restera un exercice de « cases à cocher » pour la majorité des entreprises.

Nous sommes tous et toutes concernées par la responsabilité des entreprises. Elles ne font pas la loi, nous avons le pouvoir citoyen entre nos mains. Si les cas d’abus dans des filières globalisées paraissent lointaines, ils se produisent aussi chez nous, en Belgique, dans nos entreprises, dans nos smartphones, dans ce que l’on consomme quotidiennement.

De nombreux cas d’études[20]« [Rapport] Pour un devoir de vigilance intégrant la dimension de genre »; « Another world is possible: Advancing feminist economic alternatives | ActionAid UK »; Abed et Kelleher, « … Continue reading prouvent que l’intégration du genre dans les politiques de réformes politiques, économiques, de changement de modèle d’affaires, améliorent la vie des femmes, la santé de l’entreprise et/ou de la société. On ne peut pas croitre en laissant la moitié de la population planétaire sur le carreau.

Notes[+]