Après avoir expliqué le concept de chaine de valeur dans une première analyse, nous examinerons dans celle-ci les liens avec le commerce équitable, lui-même une forme d’aide au commerce : les deux concepts sont-ils totalement solubles ? Quels sont les avantages et désavantages du commerce équitable si on l’examine sous le prisme des chaines de valeur ?
Le commerce équitable comme approche en chaine de valeur
Si l’on examine de plus près les caractéristiques d’une chaine de valeur – transparence, coordination, création de valeur ajoutée à chaque étape, innovation produit, satisfaction des besoins clients, accès aux marchés – on constate que le commerce équitable, de manière générale[[highslide](1;1;;;)
Sauf précision, le terme de commerce équitable signifie dans cette analyse l’ensemble du secteur, c’est-à-dire les filières intégrées et labellisées.
[/highslide]], s’inscrit bien dans le concept. Il permet en particulier d’instaurer une relation plus transparente (et souvent plus directe) entre producteurs et consommateurs, et ce dans les deux sens : pour les producteurs du Sud, création d’un accès privilégié et spécifique aux marchés Nord, et pour les consommateurs Nord, adaptation des produits à leurs besoins (qualité, conservation, emballage, etc.) et surtout, fourniture d’information sur les conditions de production (traçabilité). Ou le comme le précise la charte des principes du commerce équitable, il « engage sur le long terme les partenaires commerciaux, ce qui permet aux deux parties de coopérer au travers d’un partage d’information et d’une planification »[[highslide](2;2;;;)
FLO – WFTO. January 2009. A charter of Fair Trade principles.
[/highslide]]. Néanmoins, ces aspects ne sont pas nécessairement spécifiques du commerce équitable puisque certains sont communs avec des systèmes de certification durables tels qu’Utz et Rain Forest Alliance (voir encadré, différence entre labels équitables et durables).
Commerce équitable et durable
Le commerce équitable est défini comme « un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial »[[highslide](3;3;;;)
Définition commune adoptée par les principaux organismes du commerce équitable (FINE) en 2001.
[/highslide]]. Historiquement, ce commerce se concentre essentiellement sur les aspects économiques envers les petits producteurs du Sud (prime de développement, prix minimum, relation commerciale sur la durée, etc.), tout en incluant des critères sociaux et environnementaux.
Le commerce durable est un concept plus général, qui prend en compte toutes les composantes de la durabilité (économique, sociale et environnementale) : création de valeur économique, réduction de la pauvreté et des inégalités, régénération des ressources environnementales et cadre discret de gouvernance caractérisé par l’ouverture, la transparence et l’imputabilité[[highslide](4;4;;;)
Définition donnée par l’Institut International pour l’environnement et le développement en 2000.
[/highslide]]. Il englobe donc les notions de commerces équitable et éthique mais il est aussi beaucoup plus vague dans la définition de ses critères.
Avantages du commerce équitable dans une approche en chaine de valeur
La principale caractéristique distinctive du commerce équitable réside dans sa nature redistributive plus marquée, notamment via le soutien renforcé fournit aux producteurs (prix minimum, prime de développement, etc.). C’est particulièrement vrai dans le cas du commerce équitable de ‘première ligne’, tel que pratiqué par Oxfam, qui vise en priorité les producteurs les plus marginalisés (ex. café du Kivu), au contraire d’acteurs plus ‘mainstream’ du commerce équitable labellisé[[highslide](5;5;;;)
Veillard P. Mars 2013. Le commerce équitable aujourd’hui : état des lieux, tendances et positionnement d’Oxfam-Magasins du monde. Etude Oxfam-Magasins du monde.
[/highslide]][[highslide](6;6;;;)
Veillard P. 2012. Quelles stratégies pour Oxfam face à l’industrialisation de l’équitable ? Analyse Oxfam-Magasins du monde.
[/highslide]]. De même, l’organisation collective et démocratique des organisations de producteurs équitables améliore le rapport de force en leur faveur au sein des chaines de valeur (capacité de négociation des prix accrue entre autres). On peut également citer une transparence plus importante que dans d’autres systèmes, notamment concernant la structure de prix (et donc la répartition de valeur ajoutée au sein d’une chaine).
Le caractère holistique est un autre trait spécifique du commerce équitable, la plupart des acteurs du secteur intervenant à différents niveaux de la chaine (voir figure 2):
- Encouragement de la demande au Nord : marketing, éducation à la consommation durable et au développement, plaidoyer pour les achats publics de produits équitables, etc.
- Facilitation de la demande au Sud : éducation à la consommation, support à la création de réseaux de commerce équitable, etc.
- Support à la production : renforcement des capacités des producteurs, via un support technique, organisationnel, commercial, etc.
- Transmission d’informations tout au long de la chaine : transparence sur les conditions de production, les demandes des consommateurs, responsabilisation mutuelle des acteurs, etc.
- Apport de fonds : création de mécanismes financiers spécifiques aux petits producteurs, apport de garanties (par exemple au sein de partenariats publics privés), etc.
- Création d’un environnement législatif national / régional favorable : support aux activités politiques et éducationnelles des partenaires Sud, plaidoyer pour un cadre législatif stable favorable aux coopératives, création d’initiatives multi-parties prenantes (ex. RSPO[[highslide](7;7;;;)Roundtable on Sustainable Palm Oil.[/highslide]]), etc.
- Création d’un environnement législatif international favorable : plaidoyer pour l’amélioration de la cohérence des politiques commerciales et de développement, le contrôle des concentrations de pouvoir dans les chaines (voir encadré), l’inclusion de critères de développement durable dans les accords commerciaux multi ou bilatéraux, la diminution des barrières tarifaires pour les produits de commerce équitable, la création d’instituts de recherche et d’information pour fournir à l’ensemble des acteurs une meilleure compréhension des chaines de valeur, etc.
Figure 2. Principaux niveaux d’intervention dans une chaine de valeur équitable.
Désavantages du commerce équitable dans une approche en chaine de valeur
Le commerce équitable constitue donc en lui-même un ensemble coordonné d’actions, dont l’objectif est de créer de la valeur et de la redistribuer équitablement. Mais on peut lui reprocher, en particulier dans sa version labellisée, de viser principalement le premier maillon de la chaine, les producteurs, alors que de nombreux autres acteurs pourraient également bénéficier de chaines plus équilibrées. Sur ce point, Fairtrade International expérimente la mise en place de systèmes de certification plus globaux, à commencer par la chaine du coton (matière première d’un nombre considérable de produits textiles), en s’attaquant plus particulièrement au problème des conditions de travail dans l’industrie manufacturière. Le résultat, notamment en termes de crédibilité et de couverture des risques, reste cependant plus que mitigé (voir nos analyses sur le coton pour plus de détails[[highslide](8;8;;;)
Voir sur le site d’Oxfam-Magasins du monde : ‘L’impact de la hausse et de la volatilité accrues des cours sur les acteurs de la filière coton’ (juillet 2013) et ‘Coton, ce que couvre le label de commerce équitable’ (août 2010).
[/highslide]]).
La filière intégrée du commerce équitable offre davantage de garanties dans ce domaine puisque les membres WFTO[[highslide](9;9;;;)
World Fair Trade Organisation.
[/highslide]] contrôlent et appliquent les principes du commerce équitable sur toutes les étapes de la chaine. Pour construire des chaînes de valeur plus solidaires, on pourrait en outre imaginer une association plus étroite encore entre les producteurs du commerce équitable et les autres acteurs en aval, notamment ceux de l’économie sociale et solidaire (ex. entreprises sociales, coopératives de consommateurs, finance solidaire, etc.)[[highslide](10;10;;;)
Du commerce équitable aux filières durables. www.socioeco.org.
[/highslide]].
Une autre critique courante du commerce équitable dans son ensemble, en lien avec le concept de chaine de valeur, est d’enfermer les producteurs dans l’exportation de matières premières agricoles non transformées, avec tous les problèmes de dépendance aux entreprises de transformation et/ou de distribution, et de manière plus générale, aux cours mondiaux. Certaines organisations équitables, telle Ethiquable en France, répondent à cette critique en encourageant la diversification des productions (logique de souveraineté alimentaire) et en soutenant un maximum la transformation des produits au Sud, afin de délocaliser la valeur ajoutée. Ce principe d’intégration verticale ne constitue cependant pas toujours la panacée. Elle peut devenir très complexe à gérer avec des produits évolués et des longues chaines (besoin en technologies, moyens financiers, organisation logistique, etc.). Il peut parfois être préférable de renforcer dans un premier temps la production (support technique, management, compétitivité, etc., comme évoqué plus haut), afin d’assurer traçabilité, qualité et régularité des approvisionnements, et de donner aux producteurs davantage de pouvoir de négociation[[highslide](11;11;;;)
CTA. Juillet 2012. Op. cit.
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Concentrations de pouvoir dans les chaines de valeur
La plupart des chaines d’approvisionnement sont caractérisées par une concentration très importante de pouvoir. C’est particulièrement flagrant dans le secteur agro-indutriel, où par exemple 90% du commerce de céréales est contrôlé par 4 acteurs (les ‘ABCD’, ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus)[[highslide](12;12;;;)
Oxfam International. 03/08/2012. Cereal Secrets: The world’s largest grain traders and global agriculture.
[/highslide]] ou 75% du commerce des pesticides par 6 sociétés agrochimiques[[highslide](13;13;;;)
Oxfam-Wereldwinkels. April 2013. Concentration of power in supply chains: a game of giants.
[/highslide]]. Ces situations de monopole ou d’oligopole permettent à ces firmes de décomposer à volonté les chaines (en internalisant / externalisant et en regroupant / éclatant la production), avec comme résultat notamment une grande liberté pour fixer les prix et les conditions contractuelles. Même si une chaine implique nécessairement un acteur au rôle de coordinateur, vers lequel convergent les autres maillons de la production et de la commercialisation, les autorités publiques devraient pouvoir mieux contrôler ces facteurs d’inégalités si elles veulent respecter leurs engagements en matière de développement. On pourrait ainsi imaginer l’instauration d’un organe antitrust au sein de l’OMC, en charge de suivre et de contrôler les concentrations de pouvoir à un niveau international. Cette sorte d’autorité mondiale de la concurrence permettrait d’exercer un contrôle plus actif sur les chaines commerciales, et de manière plus globale, d’améliorer la cohérence entre règles commerciales et politiques de développement.
Que fait l’Union Européenne dans ce domaine ? Un Forum à haut niveau sur l’amélioration du fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement alimentaire a été créé en 2010, qui a émis une série de recommandations[[highslide](14;14;;;)
Commission européenne. 05/12/2012. Pour une chaîne alimentaire plus performante.
[/highslide]]. Suite à la publication d’un livre vert sur les pratiques commerciales inéquitables en janvier 2013[[highslide](15;15;;;)
European Commission. 31/01/2013. Green paper on unfair trading practices in the business-to-business food and non-food supply chain in Europe.
[/highslide]], la Commission Européenne (CE) pourrait prochainement mette en place un système volontaire pour réguler les déséquilibres de pouvoir dans les chaines alimentaires, sur base d’une expérience similaire conduite au Royaume-Uni depuis 2001. Promu par les lobbies agro-industriels, il est probable qu’un tel système soit largement inefficace, alors que la CE dispose de pouvoirs très importants en matière de régulation de la concurrence (amendes, enquêtes, etc.). Un déclencheur pour la mise en place d’un cadre législatif plus contraignant serait la preuve que les déséquilibres actuels des chaines alimentaires ont des implications négatives pour les consommateurs (sujet qui fait l’objet d’une étude récemment commissionnée par la CE[[highslide](16;16;;;)
Commission Européenne. 11/12/2012. Concurrence: la Commission lance une étude sur le choix et l’innovation dans le secteur alimentaire.
[/highslide]]).
Des efforts semblent par ailleurs avoir été faits dans la dernière mouture de la Politique Agricole Commune (PAC) européenne, mais uniquement au profit des producteurs Européens. La CE clame en effet vouloir « renforcer la position des agriculteurs au sein de la chaîne alimentaire », notamment en « soutenant les organisations professionnelles et interprofessionnelles », qui pourront « négocier des contrats de vente au nom de leurs membres et générer ainsi des gains d’efficacité ». La nouvelle PAC prévoit également de « mettre en place des règles spécifiques en matière de droit de la concurrence pour certains secteurs (lait, viande bovine, huile d’olive, céréales)[[highslide](17;17;;;)
Commission Européenne. 26/06/2013. Accord politique sur une nouvelle orientation pour la Politique Agricole Commune.
[/highslide]] » .
Cette problématique de concentration de pouvoir dans les chaines alimentaires fait depuis peu l’objet d’une campagne d’Oxfam-Werelwinkels (OWW). Intitulée ‘Alle kaarten op tafel’, cette campagne dénonce les phénomènes de concentration comme source majeure d’inégalités et de pauvreté, et énonce une série de recommandations pour mieux réguler les chaines aux niveaux national et international. La problématique devrait également faire l’objet d’une campagne plus globale d’acteurs équitables européens, coordonnée par le bureau de plaidoyer du commerce équitable (FTAO).
Ce dernier point soulève un autre problème potentiel : l’utilisation de modèles d’agriculture contractuelle[[highslide](18;18;;;)
L’agriculture contractuelle est définie comme la production agricole réalisée conformément à un accord conclu entre un acheteur et des producteurs, les conditions de production et de commercialisation des produits étant fixées par l’acheteur. Il s’agit en quelque sorte d’une privatisation des services qu’apportent habituellement les coopératives de producteurs. Ce système est aujourd’hui largement favorisé par la coopération internationale (Banque mondiale, Union Européenne, etc.), qui le considère comme efficace dans un contexte de retrait des Etats et de l’aide internationale.
[/highslide]], comme le fait actuellement Fairtrade International pour un nombre limité de produits (coton et riz basmati en Inde). Dans ce cas, le support technique (financement des récoltes, fourniture d’intrants, collection de la production, etc.) est fourni par une entreprise d’exportation à une multitude de producteurs individuels, non organisés, liés par contrat à cet exportateur. Ce dernier est l’organisation certifiée, ce qui permet aux grandes entreprises de facilement faire de l’équitable, en traitant directement avec un intermédiaire partageant les mêmes références et les mêmes codes[[highslide](19;19;;;)
Eberhart C. 29 mai 2012. Pour que l’agriculture de contrat ne devienne pas le nouvel eldorado du commerce équitable. http://www.ethiquable.com/.
[/highslide]]. Même si elle apporte une certaine forme d’efficacité économique, ce type d’agriculture de contrat pervertit clairement un principe originel du commerce équitable, à savoir l’autonomisation des producteurs, en générant dépendance, exclusivité et en perpétuant, voire en accentuant, des relations de pouvoir déséquilibrées. On a donc ici un élément où les concepts de chaine de valeur et de commerce équitable ne se recoupent pas, du moins pour la version intégrée du commerce équitable, la filière labélisée (représentée notamment par Fairtrade) étant clairement en faveur de l’agriculture contractuelle.
Dans la troisième et dernière analyse, nous verrons comment ces différents aspects du commerce équitable peuvent présenter un intérêt spécifique pour les acteurs souhaitant contribuer à la construction de chaines de valeur durables.
Patrick Veillard
Expert commerce équitable
Septembre 2013