Cette analyse s’inscrit dans le processus d’élaboration d’une campagne en deux phases sur le genre et l’artisanat, qui auront respectivement lieu fin 2015 et au printemps 2016. Après avoir expliqué précédemment[1. Veillard P., Oxfam-Magasins du monde, Novembre 2014. Une campagne sur le genre et l’artisanat équitable ?] en quoi cette thématique de campagne a du sens, notamment dans le contexte WFTO, et en avoir précisé les objectifs, les publics-cibles, les thèmes et agendas potentiels, l’objet de cette troisième analyse est de mettre en avant les pratiques et les valeurs du commerce équitable qui seront les fondements des revendications portées lors de la deuxième phase de la campagne, au printemps 2016.
À l’heure actuelle, environ 85% des belges ont déjà entendu parler du commerce équitable mais 66% de la population ne se sentent pas suffisamment informés sur ce qu’il y a derrière ce concept[2. CTB Trade For Development, Juillet 2014. Comportements, attitudes et opinions des personnes vivant en Belgique par rapport au commerce équitable : Baromètre quantitatif]. Dès lors, cette campagne vise à promouvoir, auprès d’un public le plus large possible, les pratiques du commerce équitable tel qu’Oxfam-Magasins du monde les conçoit et les applique. C’est-à-dire, un commerce à forte valeur ajoutée d’un point de vue social, qui plaide pour une économie au service de l’humain et de son environnement.
Inégalités de genre et monde du travail
En mettant le focus sur les producteurs, les productrices, les travailleurs et les travailleuses les plus vulnérables, le commerce équitable plaide pour la prise en compte du genre dans la chaine d’approvisionnement. En effet, selon l’ONU, les femmes fournissent plus de 2/3 du travail dans le monde (activités productives et reproductives), alors qu’elles ne gagneraient que 10% du revenu mondial[3. WFTO. 08/09/2013. WFTO urges change by governments. Fair trade agenda to improve women’s live marking international women’s day.]. Ces chiffres illustrent à eux-seuls la forte discrimination généralisée que subissent les femmes dans le monde du travail.
En Belgique, les cadres législatifs nationaux et internationaux auxquels sont soumis les employeurs, mettent en avant le principe de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Néanmoins, malgré cette importante artillerie juridique, l’égalité salariale n’est pas encore une réalité. En effet, dans son Rapport 2014 sur l’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique[4. Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2014. L’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique – Rapport 2014], l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH) affirme que sur l’ensemble de l’économie belge, une femme gagne en moyenne toujours 10% de moins qu’un homme par heure de travail. Cet écart représente 22% si l’on prend en considération les salaires annuels. Ce pourcentage est plus important car, dans ce rapport, on prend en considération la répartition inégale de la durée du travail entre emplois à temps plein et emplois à temps partiels. L’IEFH explique que 49,6% de cet écart salarial peut s’expliquer sur base de différents facteurs objectifs tels que, le fait qu’un nombre plus important de femmes travaillent à temps partiel ou que les secteurs d’activité dans lesquels elles sont majoritairement actives sont moins rémunérateurs. Toutefois les 50,4% restants restent inexpliqués et donc injustifiés.
En Inde et au Bangladesh, les pays des trois partenaires – Sasha, Tara, CORR The Jute Works – avec lesquels nous construisons ces campagnes, de nombreuses lois ont été adoptées ces trente dernières années dans le domaine des droits des femmes[5. Veillard P., Oxfam-Magasins du Monde, Novembre 2014. Artisanat équitable et genre: Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh.]. Néanmoins, de nombreux facteurs organisationnels (corruption, lourdeur administrative, moyens financiers, manque d’information et d’éducation des femmes etc.), culturels et religieux mettent d’importants freins à l’application de ces lois. À titre illustratif, selon la Banque Asiatique de Développement, au Bangladesh, en 2010, 92,6% des femmes de la population active occupée le sont dans le secteur informel, contre 85,8% des hommes[6. Asian Development Bank. 2012. The informal sector and informal employment in Bangladesh. Country report 2010.]. Il s’agit principalement d’emplois dans des secteurs à faible revenu, tels que les secteurs agricoles, le textile et le travail domestique. Les emplois informels ne sont ni reconnus, ni réglementés ou protégés par un cadre légal et n’apportent aucune garantie ni aucune protection sociale aux travailleuses et aux travailleurs. Comme l’évoque P. Veillard dans son étude[7. Veillard P., Oxfam-Magasins du Monde, Novembre 2014. Artisanat équitable et genre: Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh.], la migration des femmes vers des pays étrangers, pour des travaux domestiques ou autres, entraine également de nombreuses formes d’exploitation aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Le commerce équitable et les inégalités de genre
Face à de tels constats et à l’instar de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), Oxfam-Magasins du Monde revendique l’accès des femmes et des hommes à un Travail Décent et productif dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité humaine.
En tant que membre de l’Organisation mondiale du commerce équitable (WFTO), Oxfam-Magasins du monde, Sasha, Tara et CORR The jute Works adhèrent aux 10 principes du commerce équitable de l’organisation[8. http://www.wfto.com/fair-trade/10-principles-fair-trade]. Suite à un processus de recherche et de consultation des acteurs de terrain, le groupe de travail sur le genre de WFTO (WFTO Gender Working Group) a proposé une stratégie genre qui a été adoptée par l’organisation lors de sa conférence à Rio de Janeiro au mois de mai 2013. Cette stratégie a permis de modifier le sixième principe du commerce équitable de WFTO, intitulé : « Engagement en faveur de la non-discrimination, l’égalité des sexes et de l’autonomisation économique des femmes, et liberté d’association ». Oxfam-Magasins du monde et ses partenaires appuieront leur plaidoyer notamment sur les cinq points de ce sixième principe pour revendiquer et mettre en valeur les pratiques du commerce équitable qui lutte pour un travail décent pour toutes et tous. Plus précisément, il s’agira de mettre ces cinq points en avant :
- Les organisations de commerce équitable ne font pas de discrimination à l’embauche, la rémunération, l’accès à la formation et à la promotion, en termes de licenciement ou de retraite, fondée sur la race, la caste, l’origine nationale, la religion, le handicap, le sexe, l’orientation sexuelle, le fait d’être porteur du VIH/sida, l’appartenance syndicale, l’affiliation politique ou l’âge.
- Les organisations disposent d’une politique claire et d’un plan pour promouvoir l’égalité des sexes. Ce plan garantit que les femmes comme les hommes ont la possibilité d’avoir accès aux ressources dont ils ont besoin pour être productifs et qu’ils ont la capacité d’influencer la politique au sens large, la réglementation, et l’environnement institutionnel qui façonnent leurs sources de revenu et leur vie.
- La constitution des organisations et leurs règlements internes permettent aux femmes qui le souhaitent d’être des membres actives de l’organisation et d’occuper des postes de direction dans les structures décisionnelles et ce, indépendamment du statut culturellement accordé aux femmes.
- Lorsque les femmes sont employées dans l’organisation, même dans le cadre d’un emploi informel, elles perçoivent un salaire égal pour un travail égal. Les organisations reconnaissent les droits de plein emploi des femmes et s’engagent à s’assurer qu’elles reçoivent l’ensemble des avantages propres à un emploi à plein temps. L’organisation prend en compte les besoins particuliers de santé et de sécurité des femmes enceintes et des mères allaitantes.
- Les organisations respectent le droit de tous les employés de former et d’adhérer à des syndicats de leur choix et de négocier collectivement. Là où le droit de se syndiquer et de négocier collectivement est limité par la loi et/ou l’environnement politique, les organisations permettent aux employés de s’associer et de négocier librement. Les organisations s’assurent que les représentants des employés ne soient pas victimes de discrimination sur leur lieu de travail.
« Let’s Work Together » (« Travaillons ensemble »)
C’est autour de ce slogan que Tara (Inde), Sasha (Inde), CORR The Jute Works (Bangladesh) et Oxfam-Magasins du monde ont décidé de travailler ensemble et de construire ces campagnes de sensibilisation et d’interpellation communes. Leur but est de dénoncer les causes profondes des inégalités de genre dans le monde du travail, car ces inégalités ont un impact et sont impactées par l’ensemble des sphères de la vie des femmes qui les subissent et des hommes qui les entourent. Le commerce équitable cherche à avoir une approche intégrée, et non-intrusive, aux divers aspects socio-économiques de la vie des artisans et des artisanes afin de leur permettre de s’émanciper individuellement et socialement. Convaincus que tant les hommes que les femmes ont avantage à travailler ensemble, Oxfam-Magasins du Monde et ses partenaires luttent en faveur du Travail Décent pour toutes et tous, pour faire appliquer les lois en faveur de l’égalité des chances et des opportunités, là où elles existent, et pour inciter les organisations et les entreprises à mettre de telles règles en place au sein de leur structure, notamment là où le cadre législatif national fait défaut.
Au terme de cette analyse on perçoit que la volonté des quatre organisations de commerce équitable est, au travers de ces deux campagnes, de revendiquer un Travail Décent pour toutes et tous, qui tienne réellement compte de la question du Genre sur les lieux du travail, en vue d’impacter dans ce sens l’ensemble des sphères de la société. Il s’agira dans les prochains mois et au cours de la première campagne, d’affiner les revendications qui seront portées dans la phase de plaidoyer du printemps 2016 et de définir quelles en seront les cibles parmi les décideurs, les employeurs et leurs représentants. La « World Fair trade Week », organisée par la WFTO à la fin du mois de mai 2015, sera l’occasion de faire connaitre ces campagnes et de prendre des contacts pour l’élaboration du futur travail de plaidoyer.
Sébastien Maes