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Introduction
Cet été, nous avons trouvé chez plusieurs grandes marques de quoi tout casser : les prix, les codes, les féminismes. Pour 9, 95 euros, une marque de sous-vêtements féminins donnait l’occasion à ses clientes d’arborer une brassière attestant de leur engagement féministe en lettres roses sur fond rouge, ou encore sur un encart blanc sur fond noir avec un cœur rouge, voire même de rendre sa grandeur au féminisme (« Make feminism great again ») … sur un slip rose.
Dans tous les cas, il s’agit d’afficher un « Girl Power »[1. Retranscrit « Grl pwr » pour l’intitulé de la collection.], un pouvoir qui semble être évalué selon la nature et la taille du message affiché.
A quoi tient cette tendance des grandes marques à vouloir habiller toute une armée de féministes en puissance ? Mais de quelle puissance, de quel pouvoir est-il question exactement ? A qui sont destinés ces sous-vêtements, à qui s’adressent réellement leurs messages qui reproduisent sans scrupule les codes du sexisme ordinaire ? Si nous nous prêtons au jeu, nous pourrions penser que les marques s’inquiètent réellement de contribuer au mouvement féministe. Qu’elles veulent inscrire leur nom dans cette Histoire. Mais : est-il féministe, ce 9,95 euros ?
Cette analyse s’attache à démontrer que non, ce 9,95 euros n’est en rien féministe. Profitant de la nouvelle ampleur que prennent les questions féministes et de genre dans l’actualité, certaines marques jouent sans scrupule sur les inégalités de genre pour créer de nouvelles opportunités de marché. Comment le commerce équitable peut-il se positionner sur cette question ?
1. Instrumentalisation des féminismes
Ce n’est pas nouveau, la grande distribution joue sur les tendances de société pour créer de nouveaux marchés. Le secteur du commerce équitable est bien situé pour en parler, puisque cela fait une vingtaine d’années que ce mouvement associatif basé sur la solidarité et la justice socio-économique s’est vu concurrencé par les chaines de grande distribution.
Aujourd’hui, à l’heure du mouvement #Metoo et du #balance ton porc, où les femmes dénoncent publiquement les abus et agressions portées contre elles dans le monde du travail et la sphère publique, à l’heure où chaque jour les médias lèvent le voile sur les discriminations dont les femmes font l’objet au quotidien – parce qu’elles sont femmes -, les inégalités de genre font l’objet d’usurpations multiples pour faire le beurre des grandes marques.
Dans son magazine d’avril 2017 intitulé « Deviens Superwoman en deux heures »[2. Magazine Causette No. 78 de mai 2017 : https://www.causette.fr/boutique/numerique/533-numero-78.html ], Causette ironisait à juste titre sur le fait que l’empowerment se cuisinait à toutes les sauces, « au point qu’en 2017 si on n’est pas empowered, c’est comme si on avait loupé son diplôme de féministe… ». « Féminisme » aurait d’ailleurs été le mot de l’année 2017, selon le dictionnaire nord-américain Merriam-Webster, c’est-à-dire le mot le plus consulté par les internautes en 2017[3. Voir : https://www.merriam-webster.com/words-at-play/word-of-the-year-2017-feminism]. Une aubaine pour les marques ! Des sextoys aux compagnies de taxi, en passant par l’industrie textile, les marques mettent tous les moyens en œuvre pour affranchir les filles et les femmes du patriarcat.
Pourtant, derrière la vitrine marketing, les marques ont beau arborer des vêtements aux messages émancipateurs, cela ne les rend pas féministes pour autant.
En effet, dans le système patriarcal, le sexe biologique, et sa construction sociale, le genre, font l’objet de jeux de pouvoir et de domination dont les femmes sont les principales victimes. Cela se traduit dans tous les aspects de la vie (social, culturel, économique…) par des inégalités, violences et autres discriminations d’ordre physique et symboliques.
Le féminisme est un ensemble de mouvements et d’idées politiques, philosophiques et sociales, qui a émergé en réponse à ces injustices. Il a pour but de combattre les inégalités entre les hommes et les femmes, et de promouvoir les droits des femmes dans la société civile et dans la vie privée, sur les plans social, politique, économique, culturel et juridique. On parle d’ailleurs de féminismes, au pluriel, car il y a différents courants dans le féminisme[4. Nicole Van Enis, Féminismes pluriels, Éditions Aden, Liège 2012.].
L’empowerment, quant à lui, traduit le processus par lequel les femmes vont déjouer ces rapports de domination, non pas pour inverser les rôles, mais pour placer hommes et femmes sur un même terrain d’égalité en matière de droits et d’opportunités. On retrouve dans ce terme le mot « power » (« pouvoir », en français). La notion fait ainsi référence au pouvoir que l’individu peut avoir sur sa propre vie, au développement de son identité, ainsi qu’à sa capacité et celle de sa communauté à changer les rapports de force dans les sphères économique, politique, juridique et socioculturelle. L’empowerment désigne le processus permettant aux femmes d’acquérir de l’autonomie dans un contexte patriarcal discriminant à leur égard[5. Patrick Veillard, Artisanat équitable et genre. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh, Oxfam-Magasins du monde, novembre 2014. Disponible en ligne : https://www.mouvement-equitable.org/images/2018/Oxfam_Etude-GenreEtArtisanat_FR_WEB.pdf]. Empowerment et féminisme vont de pair.
La prise de conscience des rapports de force entre les sexes, et le pouvoir d’agir, se produisent à un double niveau : individuel et collectif. La notion de collectivité est cruciale dans l’histoire des féminismes. C’est par des actions collectives que les femmes ont atteint des changements qui ont radicalement bouleversé l’organisation de la société, se frayant un chemin à valeur égale des hommes (droit de vote, accès au marché du travail, droit à l’avortement, etc.). C’est pourtant plus la femme (au singulier) consommatrice que les femmes (au pluriel) activistes que la mode semble prendre pour cible.
La théoricienne féministe nord-américaine Nancy Fraser s’intéresse de près à la question de la récupération, par le capitalisme, de la promesse émancipatrice du mouvement féministe. Dans un article d’opinion publié en octobre 2013 dans The Guardian[6. Nancy Fraser, How feminism became capitalism’s handmaiden – and how to reclaim it. The Guardian, 14 octobre 2013. Récupéré le 12 septembre 2018: https://www.theguardian.com/commentisfree/2013/oct/14/feminism-capitalist-handmaiden-neoliberal], elle s’inquiétait que les idéaux féministes, « emmêlés dans une liaison dangereuse avec les efforts néolibéraux pour construire une société de libre-échange », desservent des intérêts bien différents de ceux portés par les pionnières. Elle s’alarmait tout particulièrement du fait que « notre critique du sexisme fournisse des justifications pour de nouvelles formes d’inégalités et d’exploitations (…). Un mouvement qui auparavant priorisait la solidarité sociale célèbre désormais l’entrepreunariat féminin. Une perspective qui auparavant valorisait le « care » et l’interdépendance encourage désormais le progrès personnel et la méritocratie.[7. La citation originale en anglais de l’auteure est: « As a feminist, I’ve always assumed that by fighting to emancipate women I was building a better world – more egalitarian, just and free. But lately I’ve begun to worry that ideals pioneered by feminists are serving quite different ends. I worry, specifically, that our critique of sexism is now supplying the justification for new forms of inequality and exploitation. (…)
In a cruel twist of fate, I fear that the movement for women’s liberation has become entangled in a dangerous liaison with neoliberal efforts to build a free-market society. That would explain how it came to pass that feminist ideas that once formed part of a radical worldview are increasingly expressed in individualist terms. Where feminists once criticised a society that promoted careerism, they now advise women to « lean in ». A movement that once prioritised social solidarity now celebrates female entrepreneurs. A perspective that once valorised « care » and interdependence now encourages individual advancement and meritocracy.” Voir: https://www.theguardian.com/commentisfree/2013/oct/14/feminism-capitalist-handmaiden-neoliberal]». En d’autres termes, les revendications des féministes visant à émanciper les femmes contre les discriminations qu´elles subissent alimentent contre leur gré le discours et les pratiques du capitalisme qui, par un effet de genderwashing, prône l´épanouissement de « l´individu libre et sans entrave, occupé à son propre développement personnel »[8. Véronique Laurent, Le féminisme, nouvelle marque capitaliste?, Axelle Magazine, No. 213 de Novembre 2018.].
2. Genderwashing et autres pièges marketing
A l’instar du greenwashing, très employé dans les stratégies marketing des entreprises pour faire croire au public qu’elles font plus d’efforts pour la protection de l’environnement qu’elles n’en font en réalité[9. Cf. Définition du Cambridge Dictionary : https://dictionary.cambridge.org/es/diccionario/ingles/greenwash], le genderwashing est une stratégie marketing des entreprises visant à se présenter comme soucieuses des droits des femmes, et de leur émancipation … bien plus qu’elles ne le sont en réalité. L’objectif de telles stratégies est d’obtenir des bénéfices économiques de manière efficace, sans grands efforts, en jouant la carte d’une image « socialement responsable ».
Ces stratégies tendent à assujettir les femmes plus qu’à les émanciper, tant du côté des consommatrices que des productrices. En effet, le gender washing est une stratégie adoptée par les marques pour attirer la clientèle féminine, qui prend non moins de 85% de l’ensemble des décisions de consommation[10. Dans les années 90, les femmes dépensaient 70% de l’argent des ménages, elles en dépenseraient aujourd’hui plus de 85% selon le collectif Nous Sommes 52 : http://www.noussommes52.org/ https://www.huffingtonpost.com/jenny-darroch/avoid-gender-washing-maki_b_5476917.html] ! Les femmes, avec leur pouvoir d’achat, seraient sensibles à un marketing interpellant leur pouvoir (ou devrait-on dire leur valeur ajoutée ?) d’être femme. Ce raccourci marketing est symptomatique de notre économie de marché qui surfe sur les tendances de société sans renoncer aux clichés, et fabrique des besoins à souhait.
Dans un article du blog du Huffington Post, Jenny Darroch, professeure de la Drucker School of Management, critique le gender washing comme une stratégie marketing qui ne prend pas suffisamment en considération les besoins auxquels les femmes tentent de répondre au quotidien, en fonction des contextes qui leur sont propres. Elle critique un marketing coincé dans une vision du féminisme appartenant à la seconde vague, sans prendre en compte les multiples expériences d’être femme et de vivre le féminisme, dans un regard intersectionnel[11. L’intersectionnalité désigne l’intersection (ou « entremêlement ») des systèmes d’oppression, comme ceux liés au genre (sexisme et transphobie), à la race et à l’ethnie (racisme), à la nationalité (xénophobie), à la classe (capitalisme), au handicap (validisme) ou encore à l’orientation sexuelle (homophobie). Ainsi, certaines personnes subissent plusieurs discriminations qui se combinent et les rendent extrêmement vulnérables. Par exemple, une femme noire peut connaître une oppression qui résulte de la combinaison du sexisme et du racisme. (CEPAG, 2017)]. Elle appelle d’ailleurs les managers à mieux comprendre les trois vagues du féminisme[12. La typologie du mouvement féministe en “vagues” est avant tout descriptive et chronologique, nous indique Nicole Van Enis dans son ouvrage “Féminisme Pluriel” (Editions Aden, 2012), elle concerne essentiellement l´Europe. Elle entend rendre compte de l´évolution et des contradictions de la pensée et de l´organisation du mouvement féministe entre la fin du XIXème siècle et l´époque actuelle. Chacune des vagues hérite de la pensée et des luttes des vagues précédentes, la réinterprète à la lumière de son époque. De manière résumée, la première vague (fin du XIXème et XXème siècles), centrait ses luttes sur le droit à l´égalité des droits civils, économiques et politiques entre femmes et hommes, et contre une normalisation du rôle de la femme à la reproduction et au travail domestique qui va de pair. Les féministes obtenaient l´égalités de droits avec les hommes dans le mariage, l´éducation, l´accès au travail et le droit de vote. La deuxième vague (fin des années 60 et années 70), appelait à l´autonomie et ajoutait aux luttes précédentes une refonte de la démocratie incluant les femmes, ainsi qu´une libération sexuelle et individuelle. Les féministes obtenaient le droit à décider de leur corps, notamment en dépénalisant l´avortement et en légalisant la contraception, mettaient en évidence que la violence dans l´espace privée était un sujet de politique publique, et dénonçaient le problème de la double journée de travail. La troisième vague (depuis les années 80), influencée par la mondialisation des échanges, défend au sein même du mouvement féministe la reconnaissance d´une pluralité d´expériences de femmes et d´une intersection des discriminations, pour les femmes de couleur notamment, ainsi que d´une diversité de combats de femmes dans le monde. Les concepts de genre et de développement sont apparus et développés dans cette troisième vague. Les droits des femmes sont intégrés aux droits humains et les femmes sont reconnues comme agents de développement.] pour faire un marketing plus « efficace », qui « ait du sens ».
Ce que l’auteure n’interroge pas cependant, c’est le pouvoir (d’achat) des femmes, et leur assujettissement à ces stratégies de surconsommation qui se chargent bien de créer davantage de besoins qu’elles, et leurs proches, n’en ont. En effet, « l´émancipation des femmes par le travail salarié ne gêne pas le système » souligne Véronique Laurent dans son article Féminisme, nouvelle marque du capitalisme? [13. Magazine Axelle No. 213 de noviembre 2018.], « la logique capitaliste y trouve même son compte : les femmes obtiennent le droit de travailler et de consommer librement… ». Et certes, elles ont le pouvoir de prendre la majorité des décisions de consommation des foyers, mais il n’en reste pas moins qu’elles sont sous-payées par rapport aux hommes. En effet, dans son rapport de 2017, l’Institut pour l’égalité des femmes signale que l’écart salarial s’élève encore à 7,6% en Belgique sur la base des salaires horaires, (contre 8% l’année dernière), et à 20,6% sur une base annuelle (contre 20,9%)[14. La différence des résultats obtenus entre ces deux bases de calcul s’explique par l’effet du travail à temps partiel. Pour consulter le rapport complet en ligne, voir: https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/ecart_salarial_en_belgique_etat_des_lieux]. N’y a-t-il pas là une contradiction ? Inciter les femmes à dépenser plus alors qu’elles gagnent moins que les hommes ?
Nancy Fraser explique ce phénomène en partie par un changement observé dans le mode d’opérer du capitalisme. Ce dernier serait passé d’un capitalisme géré par les Etats après la seconde guerre mondiale, à une nouvelle forme de capitalisme néolibéral « désorganisé » et globalisé. « La seconde vague du féminisme a émergé en critique du premier, mais est devenu la servante du second ». En effet, toujours selon l’auteure, la seconde vague du féminisme était ambivalente en ce sens qu’elle défendait deux scenarios contradictoires: « l’un préfigurait un monde ou l’émancipation de genre s’accompagnait d’une démocratie participative et d’une solidarité sociale » tandis que le second scénario promettait « une nouvelle forme de libéralisme qui accorderait aux femmes aussi bien qu’aux hommes les bienfaits d’une autonomie individuelle, une plus grande liberté de choix, et l’avancée méritocratique » [15. Nancy Fraser, How feminism became capitalism’s handmaiden – and how to reclaim it. The Guardian, 14 octobre 2013.]. Le second scénario libéral-individualiste aurait pris de l’ampleur ces dernières années, à l’encontre du projet de solidarité collective sur lequel repose le premier.
En bataillant pour leur place sur le marché du travail, les femmes se sont émancipées de l’idéal du chef nourricier pour toute la famille, une figure chère à un capitalisme de l’après-guerre centralisé par l’Etat. Néanmoins, la nouvelle forme qu’a pris le capitalisme repose lourdement sur les épaules des femmes encore largement sous payées par rapport aux hommes, et en particulier des femmes plus précaires, cheffes de famille, racisées, sans diplômes,… au point qu’on a assisté à une féminisation de la pauvreté décrite en 1985 par la biologiste et philosophe féministe Donna Haraway, « générée par le démantèlement de l’Etat providence, par l’économie du travail à domicile, dans lequel les emplois stables deviennent l’exception, et encouragée par l’absence de tout espoir de voir leurs revenus complétés par les pères de leurs enfants »[16. Donna Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes. Exils Editeurs, 2007, p. 58, Paris.].
Le capitalisme néolibéral triche en invoquant l’empowerment des femmes en réponse à la bataille féministe pour l’accès des femmes au marché du travail et à une redistribution du revenu familial. Il le fait pour mieux justifier l’exploitation des femmes dans un marché du travail toujours plus flexible, démantelé et précaire.
Par conséquent, une production et une consommation excessives, encouragées par un marketing alléchant, cachent souvent de nouveaux assujettissements des femmes. Un vêtement bon marché est source d’exploitation. Ni plus, ni moins. Et s’il est cher, cela ne veut pas dire que les personnes employées sur l’ensemble de la chaîne de valeur sont rémunérées plus équitablement. Pour la styliste Laure Derrey, militante de la slow fashion, « réduire les temps et les coûts de production pour atteindre un prix de vente toujours plus bas amène automatiquement à une sorte d’esclavagisme où l’humain n’est plus pris en compte mais assimilé à une machine dont seule la rentabilité compte.»[17. https://laurederrey.fr/slowfashion/]. C’est ce que met en lumière la réalisatrice Chloé Ruthven, caméra au poing, dans son film Jungle Sister sorti en salles en 2015. En retraçant le parcours de deux jeunes amies Indiennes, Banu et Bunthu, provenant de région rurale et parties travailler dans une usine textile de Bangalore dans des conditions de travail extrêmement précaires, la réalisatrice donne à voir ce qui se cache derrière les prix cassés de l’industrie textile. Le récit des deux amies n’est que l’illustration d’une production textile globalisée, le symptôme d’un phénomène que l’on retrouve en ailleurs Chine, au Népal, au Maroc, … et sur nos étiquettes. A propos, il a été fabriqué par qui, mon t-shirt « I am a feminist » ? …
3. Pour une mode féministe ?
Les questions de la représentation et de la participation des femmes sur le marché du travail, et celle des écarts salariaux, qui ont pris place dans les débats féministes dès la fin de la première guerre mondiale en Europe ; celles sur la division du travail domestique et de sa rémunération dans les années 1970 ; la reconnaissance du triple rôle des femmes dans les années 2000 – celui de reproductrice, de productrice et de garante du lien social -, et de son lien au développement et à la globalisation ; le ras-le-bol exprimé en 2017 contre la charge mentale ménagère qui pèse encore sur les femmes, plus de trente ans après qu’elle ait été pointée du doigt par la sociologue Monique Haicault[18. Voir le blog « Fallait demander » de l’illustratrice Emma : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/], etc., tous ces sujets encore d’actualité ont constitué une pensée féministe, et donc alternative, de l’économie.
S’inspirant des réflexions déployées par l’économie féministe, sans pour autant tomber dans une réduction trop schématique, il est possible de formuler des pistes sur ce à quoi devrait tendre une « mode féministe » (pour autant que ces deux mots s’accordent un tant soit peu), à savoir :
- prendre en considération, visibiliser et dénoncer les discriminations et inégalités socio-économiques basées sur le genre.
- faire de l’économie un levier pour contrer ces inégalités, en prenant en compte les « pièges » du capitalisme néolibéral. Cela implique, notamment, de pratiquer la non-discrimination à l’embauche, un salaire juste, l’égalité salariale sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Cela signifie garantir des conditions de travail dignes et décentes[19. Selon l’OIT, le travail décent est « le droit des individus à exercer un travail qui leur permette de s’épanouir et de s’insérer dans la société, en ayant la liberté de se syndiquer et de prendre part aux décisions qui les concernent ; le TD suppose une égalité de chances et de traitement pour les femmes et les hommes.» Il repose sur 4 piliers: 1) La garantie d’un revenu permettant de satisfaire les besoins essentiels ; 2) Le respect des libertés syndicales ; 3) Un système de protection sociale ; 4) Un dialogue social.] qui prévoient, entre autres, des aménagements pour aider les femmes à concilier leur vie privée et leur vie professionnelle, et leur libertés syndicales.
- renforcer le pouvoir d’agir des différents acteurs engagés dans la chaine de production et de services. C’est à dire, créer des cadres de travail qui encouragent l’empowerment[20. Nous utilisons la notion d’empowerment comme un processus passant par 4 aspects interdépendants :
L’avoir est lié principalement aux aspects économiques, notamment aux moyens d’accès et de contrôle des ressources matérielles et humaines (ex. revenus, accès au crédit, à la terre, aux soins de santé ou à l’éducation).
Le savoir renvoie aux connaissances et aux compétences pratiques ou intellectuelles (ex. formations techniques, alphabétisation, développement des capacités d’analyse critique).
Le vouloir est lié à la force psychologique et identitaire de l’individu (confiance en soi, image/estime de soi) et/ou du groupe.
Le pouvoir recouvre la possibilité pour l’individu ou le groupe de prendre des décisions, d’être libre de ses actes et de se repositionner dans ses rapports de pouvoir avec son entourage ou dans la société au sens large (ex. renégociation de la répartition du travail dans le couple, influence au sein de la communauté, travail de plaidoyer d’une organisation équitable).Source : Patrick Veillard, Oxfam-Magasins du monde, novembre 2014] individuel et collectif, ainsi que les liens de solidarité entre travailleuses, productrices, acheteuses, consommatrices, dans une perspective féministe et intersectionnelle. L’exemple du syndicat Garment Labour Union (Union des travailleurs/ euses du textile) en Inde, présidé par Rukmini Vaderupa Puttaswamy, est inspirant en ce sens[21. Lire, de Laure Derenne : Rukmini Vaderupa Puttaswamy, tisseuse de dignité, Magazine Axelle No.213 de novembre 2018.]. - communiquer de manière transparente sur les différents acteurs engagés autour de la chaîne de production et de services, leurs droits et leurs conditions de travail, mais aussi sur les conditions environnementales que cette chaîne implique.
- prendre à contre-pied la fast-fashion qui engendre les excès et les inégalités décrites plus haut. Cela se traduirait par un ralentissement de la production et de la consommation, une valorisation de la qualité plutôt que de la quantité, une réduction de l’empreinte environnementale liée à la production, et un prix juste pour la productrice comme pour la consommatrice.
- renforcer le dialogue entre les différents acteurs de l’économie (gouvernements, entreprises privées, industries, syndicats, secteur associatif) pour résoudre les conflits d’intérêts dans le secteur de la mode, vers plus d’équité et d’égalité, notamment entre les genres. Le travail que réalise la Fair Wear Foundation est inspirant en ce sens[22. Lire, l’interview de la rédaction d’Axelle à Laure Derenne et Virginie Nguyen du collectif HUMA dans le Magazine Axelle No.213 de novembre 2018, p26.].
Soucieux d’assurer la traçabilité des chaines de production, un salaire juste et des conditions de travail décentes aux travailleuses et travailleurs, ainsi que des pratiques respectueuses de l’environnement, le commerce équitable est une alternative de l’économie sociale et solidaire alliée de l’économie féministe. Les femmes y ont un rôle moteur ; en effet, de l’ensemble des personnes travaillant dans le secteur du commerce équitable à travers le monde, 76% étaient des femmes en 2016. Pour le commerce équitable, un travail décent au sein d’un groupe organisé solidairement est un levier d’émancipation pour les productrices, et permet de rétablir de la justice sociale, et de genre.
Néanmoins, le mouvement du commerce équitable doit renforcer deux aspects s’il veut s’affranchir des codes du sexisme et enjeux marketing développés dans la présente analyse, et influencer le secteur de la mode. D’abord, il doit renforcer ses alliances et collaborations avec les mouvements et initiatives féministes aux échelles locale, régionale et mondiale. Fort de son réseau constitué de personnel salarié, bénévole et de partenaires aux quatre coins du globe, et de collaborations associatives locales, il a les moyens de renforcer son engagement féministe de manière stratégique et visible. Ensuite, il doit investir plus franchement le secteur de la mode et de l’habillement. Aujourd’hui concentré sur la fabrication textile artisanale et la revente de vêtements de seconde main (du moins en Belgique), et dans une moindre mesure sur les petites industries de textile équitable, il représente à ce jour un faible opposant face à l’écrasante industrie de l’habillement.
Conclusion
Le genderwashing est aux questions de genre ce que le greenwashing est aux questions environnementales. Autrement dit, après l’environnement, c’est aux enjeux d’égalité femmes-hommes de faire l’objet d’usurpations en tout genre par les grandes marques et chaines de distribution, à des fins marketing et commerciales. Ce phénomène a pris de l’ampleur à mesure que les questions de violences et discriminations basées sur le genre ont été médiatisées. Ce gender washing est dangereux pour le mouvement féministe car derrière des illusions d’empowerment il cache de profondes injustices et opacités économiques basées sur les différences de genre, en ce qui concerne notamment les conditions de travail des femmes dans les chaînes de production industrielles.
Le secteur de l’industrie textile nous offre pléthore d’exemples permettant d’analyser le sujet. Il laisse apparaître également des brèches, qui deviennent autant d’opportunités pour la création et l’innovation d’alternatives économiques féministes dont les acteurs de l’économie sociale et solidaire peuvent s’emparer, notamment le mouvement du commerce équitable.
Estelle Vanwambeke