J’achète Taïwan et je te vend la République Tchèque et la Slovaquie… On se croirait dans un jeu de monopoly à l’échelle du monde. C’est bien ce qui s’est passé en septembre 2005, entre Tesco et Carrefour [highslide](1;1;;;)Carrefour et Tesco ont négocié l’échange de supermarchés dans ces pays, fin 2005. Carrefour renforçait ainsi sa position à Taïwan par l’acquisition de 8 hypermarchés dont 2 en projets, tandis que Tesco consolidait son implantation dans l’est de l’Europe par l’acquisition de 15 hypermarchés. Source : Le Soir 1-2 octobre 2005[/highslide] , deux distributeurs comptant dans le peloton de tête du commerce mondial. Pas question ici d’intérêts politiques ou géostratégiques mais bien de parts de marché et de profit. Bienvenue dans le jeu de la grande distribution mondiale.
Autour de la table, cinq principaux joueurs : l’Américain Wal-Mart, champion toute catégorie, suivi par les Européens : le Français Carrefour, le Britannique Tesco et l’Allemand Metro (Makro et Galeria Inno, en Belgique). Autour d’eux quelques challengers à l’envergure internationale : les Allemands Aldi et Lidl (Schwarz-Group), bien décidés à faire valoir le joker des prix bas.
Tous vendent dans leurs super ou hypermarchés de multiples gammes de produits, de l’alimentaire à l’électroménager en passant par l’habillement ou la mobilophonie. A force d’expansion, de fusions-acquisitions, d’alliances et de regroupement des centrales d’achats, les « grands distributeurs » sont devenus incontournables.
La main mise de la Grande distribution en Belgique
En Belgique, les quatre leaders de la distribution non spécialisée (Carrefour, Delhaize Le Lion , Colruyt et Aldi) se partagent (en 2002) la moitié du marché belge, tous produits confondus. Avec leurs affiliés ou franchisés ils couvraient en 2004 trois quarts des parts de marché de la distribution alimentaire. En 2006, les produits de marques de distributeurs représentaient 23,2% des ventes en Belgique.
Ils disposent ainsi d’une puissance énorme qui leur confère un grand pouvoir d’influence sur les filières de production et sur les habitudes de consommation.
Cette situation d’oligopole confère aux grands distributeurs une puissance de marché énorme leur permettant d’imposer leurs conditions et leurs prix aux fournisseurs et aux consommateurs, mais aussi aux intermédiaires et à leurs propres employés, voire de peser sur les prises de décisions politiques. Leur mot d’ordre : le plus grand profit financier de court terme. Tous ces groupes sont en effet cotés en bourse et sont contraints, par leurs actionnaires, de maximiser sans cesse leur profit.
Le contrôle de l’accès au marché
En Europe occidentale, 85% de la distribution alimentaire est aux mains de 600 chaînes commerciales qui ont regroupé leurs forces dans 110 centrales d’achats, formant un réel goulot d’étranglement entre le producteur et le consommateur.
Agriculteurs – Producteurs | 3.200.000 |
Fournisseurs | 160.000 |
Transformateurs | 80.000 |
Fabricants de produits finis |
8.600 |
Centrales d’achats | 110 |
Supermarchés |
600 |
Magasins |
170.000 |
Clients | 89.000.000 |
Consommateurs | 160.000.000 |
Source : J.Grievink, The changing face of the global food industry – Presentation OECD Conference, The Hague, 6/02/2003 in SOMO, The Profit behind your plate, M. Vander Stichele et Sanne Van der Wal, déc. 2006
Logique financière versus responsabilité économique
Lorsque la concentration de la distribution s’allie à la recherche du plus grand profit financier de court terme, les risques sont grands de voir s’effilocher la responsabilité même du distributeur en tant qu’acteur économique : celle de connecter l’offre et la demande, la production et la consommation de la manière la plus rationnelle possible tout en participant à créer un emploi durable.
La grande distribution dispose d’un pouvoir tellement grand qu’elle peut par exemple se permettre de reporter les risques ou les coûts liés à sa fonction sur d’autres acteurs de la chaîne, en particulier sur les maillons les plus faibles. Des sociétés de distribution exigent par exemple de leurs fournisseurs la reprise des invendus, la mise en rayon dans le magasin ou le financement des documents promotionnels. Pour assurer une livraison « just in time », elles contraignent fournisseurs ou transporteurs à investir dans des entrepôts de proximité, à livrer directement chaque magasin. Auprès de fournisseurs de vêtements, elles réservent des plages de production pour s’assurer une réponse rapide en cas de forte demande sans pour autant garantir qu’une commande sera effectivement passée…
Les exemples peuvent être multipliés à l’envi. Mais les plus parlants sont sans doute ceux liés au prix. Avec la grande diversité des produits disponibles en un seul endroit, le prix est l’argument choc de nos trafiquants et autres gagnants. Sur ce terrain, la grande distribution dirige un mouvement de pression insupportable pour les fournisseurs. Un producteur de vêtement srilankais témoigne : « nos coûts de salaire et d’électricité ont augmenté d’environ 20% au cours des 5 dernières années, mais le prix que nous recevons a diminué de 35% au cours des derniers 18 mois. ». Bien plus que de diminuer le prix au consommateur, cette pression sur les prix a d’abord comme objectif d’accroître la marge bénéficiaire du distributeur.
Ces politiques ont bien évidemment des répercussions dans de nombreux domaines :sur la qualité et la diversité des produits, sur l’accès au marché pour les petits producteurs, sur la surconsommation et l’endettement, la publicité envahissante, la désincarnation de la filière et du rapport social entre producteurs et consommateurs ; sur l’environnement aussi, via le suremballage, les pollutions liées au transport des marchandises et la mobilité ; sur les autres commerçants, mettant en péril les petits commerces de proximité et « vidant » les centres villes…
Elles influencent aussi la situation des employés et des employées, en privilégiant la flexibilité à outrance, l’emploi de temps partiels, l’usage d’horaires variables, coupés ou tardifs, les très bas salaires, etc. Comme le conflit social au sein de Carrefour l’a clairement montré en octobre-novembre 2008, la tendance est clairement à l’augmentation de la flexibilité au détriment des acquis sociaux. La volonté de Carrefour d’enregistrer le nouvel hypermarché Carrefour de Bruges dans une commission paritaire différente de tous les autres hypermarchés du groupe en Belgique a potentiellement [highslide](2;2;;;)Entre temps, un accord est intervenu entre la direction de Carrefour et les organisations syndicales qui atténue les différences de traitement.[/highslide] des répercussions directes sur la situation des travailleurs, comme le montre le tableau ci-dessous.
Hyper Carrefour Blauwe Toren (CP 202.01) | Hypermarché Carrefour Normal (CP 312) |
1609,44 € bruts | 1705,48 € bruts |
Semaine de travail de 36h30 | Semaine de travail de 35h |
40 dimanches de travail sans sursalaire | Maximum 3 dimanches à 300% |
Heures tardives (à partir de 19h) 25% | Heures tardives (à partir de 18h) 50% (semaine) ou 100% (samedi) |
Pas de délégation syndicale | Délégation syndicale |
Semaine de travail : jusqu’à 6 jours possibles | Semaine de travail : limitée à 4,5 jours |
Pas de samedi libre sur l’année | Au moins 8 samedis libres par an |
Enfin, les pratiques des grands distributeurs touchent de plein fouet les producteurs et les travailleurs impliqués dans les filières d’approvisionnement : seuls peuvent résister les producteurs qui compriment leurs coûts aux dépens parfois de normes sociales ou environnementales élémentaires. De même seule survit une agriculture très mécanisée où prédominent la monoculture et des normes sanitaires qui privilégient parfois des capacités de résistance du produit au stockage et au transport ou d’autres contingences de distribution plutôt que sa qualité intrinsèque.
« Save Money, Live Better » [highslide](3;3;;;)Slogan de Wal-Mart[/highslide]
La franchise : délocalisation locale
L’annonce par Carrefour Belgique lors de l’été 2007 de la fermeture de 16 supermarchés GB et le licenciement de 900 travailleurs a fait l’effet d’une bombe dans la grande distribution belge. Si les licenciements secs ont pu être évités, le constat amenant à la décision de fermeture menace le secteur entier comme une épée de Damoclès : la concurrence effrénée basée sur les prix se répercute aussi
sur l’emploi dans notre pays, au sein même des entreprises de distribution. Un moment,
Carrefour a envisagé de céder ces 16 supermarchés à des franchisés. « La franchisation est à la distribution ce que la délocalisation est à l’industrie » dira une responsable syndicale du secteur. Et de fait, les droits des travailleurs y sont bien moindres que dans les magasins détenus par une chaîne, leur salaire bien plus bas et leur représentation syndicale non garantie par la loi.
Banane écrasée : Impact de la guerre des prix
La guerre des prix entre les deux plus importants distributeurs britanniques, Asda (Wal Mart) et Tesco se répercute sur les prix payés à leurs fournisseurs dans de nombreuses gammes de produits. Les batailles les plus dures font rage sur le terrain des produits dont le prix est régulièrement repris dans les indices de consommation, tels que la banane ou le pain. La pression exercée par les deux distributeurs sur le prix des bananes a été telle ces dernières années que leurs fournisseurs ont été contraints de vendre à un prix jamais vu. Risquant la faillite, les intermédiaires britanniques, importateurs et mûrisseurs, ont dû restructurer fondamentalement leurs activités. De nombreux travailleurs employés sous contrat stable ont été licenciés pour minimiser les coûts de main-d’œuvre. Ils sont aujourd’hui sporadiquement remplacés par une main-d’œuvre moins chère constituée de migrants employés sur base de contrats précaires.
Au Costa Rica, principal fournisseur de bananes de Grande Bretagne, les producteurs ont diminué les salaires d’un tiers, remplacé de nombreux emplois permanents par des contrats temporaires et supprimé la liberté d’association. La situation de ces travailleurs est pire aujourd’hui qu’il y a dix ans. L’industrie de la banane ne joue plus le rôle d’investisseur national dans les infrastructures du pays.
Produits d’appel coûte que coûte
Un magasin Aldi en Belgique, c’est d’abord des produits alimentaires ou d’entretien de base. Pourtant, lorsque vous tournez les pages des dépliants promotionnels hebdomadaires, vous y trouverez en bonne place des vêtements, des chaussures de sport, de l’électronique. Ce sont des « produits d’appel », des produits au prix écrasé, sur lesquels n’est prélevée qu’une faible marge bénéficiaire et qui n’ont d’autre objectif que de vous faire entrer dans le magasin et d’acheter.
Une enquête réalisée chez 5 fournisseurs chinois de vêtements pour Aldi montre que pour produire ces « produits d’appel », les travailleurs sont contraints de travailler 11 heures par jour, en ne disposant que de 2 à 4 jours de congés par mois, pour des salaires qui n’atteignent parfois pas la moitié des exigences légales en Chine dans des conditions de sécurité et d’hygiène négligées et sans possibilité de faire valoir leurs droits via des syndicats indépendants. Jusque là il s’agirait ni plus ni moins de situations habituelles en Chine. Mais il y a pire. Dans l’une des usines concernées, les travailleurs sont contraints d’offrir à l’entreprise leur premier mois de salaire en gage de leur dévouement. Trois des cinq usines ont recours au travail d’enfants. Dans deux des cinq usines, les travailleurs qui veulent quitter leur emploi n’ont d’autre recours que de fuir la nuit, à partir des dortoirs.
L’opinion, talon d’Achille des grands distributeurs
Décidemment, les magasins d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les épiciers d’autrefois. Les grands distributeurs ont su manœuvrer pour tirer le plus grand parti des politiques de libéralisation du GATT et de l’OMC et des nouvelles technologies de l’information pour renforcer leur présence et leur pouvoir. Rien ne semble pouvoir les arrêter. Il n’existe pas actuellement de régulation contraignante permettant de rendre responsable et de sanctionner une entreprise pour les impacts de ses décisions économiques sur les travailleurs occupés dans ses filières d’approvisionnement ou de sous-traitance.
Mais ces entreprises ont leur talon d’Achille. Elles sont soumises à l’opinion publique dont les tendances peuvent se répercuter directement sur leurs chiffres d’affaires. Toutes ont été à un moment ou à un autre, la cible de campagnes, ponctuelles ou plus structurées. Wal-Mart est montré du doigt depuis plusieurs années par des organisations nord-américaines pour son hostilité vis-à-vis des syndicats et ses politiques d’emploi. Carrefour a fait l’objet d’interpellations répétées de la Campagne Vêtements Propres concernant des violations des droits des travailleurs chez des fournisseurs de vêtements. Lidl fait l’objet d’une campagne conjointe du syndicat Ver.Di et d’Attac en Allemagne. Aldi a récemment fait l’objet d’un rapport remarquable publié par Sudwind (Allemagne) …
En première ligne, face à l’opinion, face à leurs clients, les leaders mondiaux ont récemment lancé une initiative commune de contrôle de leurs filières d’approvisionnement, le GSCP (Global Social Compliance Programme). Le GSCP veut promouvoir « l’harmonisation des différents codes de conduite et des systèmes de mise en œuvre ». Il veut « construire un consensus sur les meilleures pratiques et développer un message harmonisé vis-à-vis des fournisseurs pris dans leur globalité afin de limiter la duplication des efforts et d’accélérer les progrès en matière de contrôle et de conditions de travail ». L’affiliation au GSCP n’est ouverte qu’aux entreprises. En sont membres aujourd’hui Wal-Mart, Carrefour, Tesco, Metro, Migros et Hasbro (jouets). L’implication d’autres parties telles que les syndicats, les ONG, l’OIT, n’est possible qu’à travers un comité consultatif. Le risque est grand par conséquent que cette initiative ne servent que de paravent et permette d’éviter de remettre en cause les pratiques de ces entreprises qui conduisent effectivement à des abus. Pire, elle pourrait se dresser comme un gage de crédibilité pour des entreprises, comme Wal-Mart, bien connues pour leur hostilité vis-à-vis des syndicats.
Faire valoir les droits humains avant les règles du profit privé
Les terrains d’action sont nombreux. La campagne développée en 2009-2010 proposera des revendications vis-à-vis [highslide](4;4;;;)Les propositions énumérées ici le sont à titre illustratif. Elles sont actuellement en discussion, entre autres dans le cadre de la future campagne grande distribution de la Campagne Vêtements Propres internationale.[/highslide]:
- des entreprises : par ex, qu’elles adhèrent et mettent en œuvre un code de conduite multipartite ; évaluer l’impact de leurs pratiques sur les conditions de travail de leurs fournisseurs et modifier les pratiques d’approvisionnement qui ont un effet négatif
- des pouvoirs publics : qu’ils légifèrent sur la transparence des entreprises, sur un mécanisme régulateur en matière de pratiques d’approvisionnement, sur la sanction de l’abus de position dominante
Combattre les abus de la grande distribution passera aussi par une remise en cause de notre propre consommation, basée sur une volonté de limiter les impacts négatifs de notre comportement de consommateur sur les travailleurs, l’environnement, la cohésion sociale.
Nos actions doivent pouvoir s’appuyer sur le développement d’alternatives concrètes : celles du commerce équitable, des réseaux de vente directe de produits de qualité…
Elles doivent aussi se construire avec les travailleurs de la grande distribution, à travers leurs organisations représentatives, en consolidant le dialogue social là où il existe et en mettant en évidence les mécanismes qui concourent à la précarisation de leur situation autant qu’à celle des travailleurs occupés dans les filières d’approvisionnement.
Après tout, chaque consommateur est aussi un travailleur… et vice versa.
Carole Crabbé, Campagne Vêtements Propres
www.vetementspropres.be