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La prolifération des centres commerciaux. Aperçu des impacts sociaux et économiques d’un nouveau mode de production et de consommation

Analyses
La prolifération des centres commerciaux. Aperçu des impacts sociaux et économiques d’un nouveau mode de production et de consommation

La prolifération des centres commerciaux. Aperçu des impacts sociaux et économiques d’un nouveau mode de production et de consommation
Les centres commerciaux se multiplient en Belgique. Véritables temples dédiés à la consommation, tous produits confondus – nourriture, utilitaire, culture –, ils témoignent également d’une gestion du territoire qui ne concorde pas systématiquement avec l’intérêt public. En outre, les impacts sociaux, économiques et environnementaux d’un modèle commercial basé sur les centres commerciaux sont considérables, tant pour le producteur que pour le consommateur. Cette analyse a pour objectif d’explorer ces différents aspects, en questionnant l’intérêt de tels projets dans un contexte économique compliqué.

L’objet centre commercial

Le concept de centre commercial a commencé à se développer en Belgique dès les années 1960, selon des conceptions de la ville fortement influencées par l’expérience américaine. En pleine période d’après-guerre, une classe moyenne se développe rapidement et quitte les centres-villes pour s’installer en périphérie. La voiture devient le moyen de transport par excellence. Les centres-villes deviennent des lieux de travail, et non plus des lieux de vie où des commerces peuvent se développer. Les populations aisées s’étant installées ailleurs, les centres urbains s’appauvrissent. Face à ces dynamiques parallèles, les espaces hors des centres-villes deviennent soudainement beaucoup plus attractifs. L’espace y est abondant, le sol peu coûteux, et l’accès en voiture, facile (Assouad, 2010).
Si cette logique cadrait bien avec le climat de confiance économique et de propagation d’un mode de consommation américain de l’après-guerre, comment expliquer qu’aujourd’hui, alors que l’économie n’est pas au beau fixe, les projets de centres commerciaux poussent comme des champignons ?
Pour les défenseurs des centres commerciaux, l’intérêt d’un centre commercial est triple. Il dynamise l’économie, crée de l’emploi et renforce l’attractivité d’une région. Mais si l’on examine ces arguments de plus près, ils perdent beaucoup de leur crédibilité. Les centres commerciaux, tout comme l’ont été les immeubles de bureau dans les années nonante, sont devenus de purs produits financiers qui se développent sans réelle connexion avec la demande du marché et des consommateurs (Masquelier, 2013). De nombreux projets en cours ne répondent absolument pas à la demande du terrain. Ils sont davantage là comme faire-valoir d’une ville ou d’une région, faisant fi de la proximité d’autres centres commerciaux similaires et étant donc prompt à attiser la concurrence entre les villes. On a affaire ici à une logique exclusivement de court-terme qui, tout en agitant la carotte de la création d’emplois (voir plus bas), ne profite qu’aux investisseurs en quête de placements rapidement rentables. Le risque est d’entrer dans un phénomène de bulle spéculative, comme cela s’est produit sur le marché des immeubles de bureaux (Scohier, 2014b).

Projets en Wallonie et à Bruxelles

De Hesselle L. (2013), « Les monstres du shopping nous envahissent », in Imagine, 99, pp. 19.
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Le projet Néo

Le cas de Néo sur le plateau du Heysel (Bruxelles) est un bon exemple d’un projet en décalage avec les besoins du marché et des consommateurs. La course face aux autres projets à proximité (Uplace et Docks Bruxsel, tous deux dans un rayon d’à peine quelques kilomètres), les propos tenus lors de rencontres avec les citoyens, les justifications maladroites par les autorités de la ville, l’implantation sur un site qui n’est pas en friche, et fourmille au contraire d’activités, témoignent de cette incohérence entre les ambitions de la ville de Bruxelles et les besoins réels de la ville et de ses habitants.
Pour une explication détaillée du projet et de ses implications, voir Scohier C. (2014a), « Néo, l’offre sans la demande », in Bruxelles en mouvements, 272, pp. 9-11.

Impacts de l’implantation d’un centre commercial [1. Cette analyse se limite à explorer les impacts en ce qui concerne l’emploi et l’aménagement du territoire. L’implantation d’un centre commercial a bien évidemment un impact à d’autres niveaux, par exemple environnemental. La surconsommation auquel il appelle fait écho à la surexploitation des ressources qui garantit cet état d’abondance. La situation souvent périphérique des centres commerciaux favorisent l’utilisation de la voiture et impliquent même une dépendance à la voiture, même s’il est certain qu’ils permettent de concentrer les achats et donc d’éviter une fragmentation spatiale des achats.]

Sur l’emploi

Argument convaincant s’il en est, tout projet de centre commercial s’accompagne d’une promesse de création d’emplois. Mais cette promesse doit être nuancée à deux niveaux :

  1. dans les faits, il s’agit bien souvent plus de substitution à des emplois existants que de réelle création d’emplois. L’implantation d’un centre commercial a un impact sur les enseignes avoisinantes, ainsi que sur les commerces indépendants. Par ailleurs, l’organisation du travail dans un centre commercial permet une rationalisation des emplois grâce à la concentration des ressources, à l’industrialisation des procédés et aux économies d’échelle. En fin de compte, moins d’emplois sont nécessaires pour un même volume de production.
    Une étude sur le cas des magasins Wal-Mart a évalué que lors de l’ouverture d’un nouveau magasin, pour deux emplois créés, trois emplois locaux étaient perdus puisque les économies d’échelle leur permettent de réduire le nombre d’employés nécessaires au bon fonctionnement du magasin (Neumark, Zhang, Ciccarella, 2007). En région bruxelloise, la comparaison des ratios emplois/surface par type de commerce souligne combien le type d’activités développées peut influer sur le nombre d’emplois générés (Wayens, Keutgen, 2014).
  2. les emplois créés sont le plus souvent salariés, ce qui pourrait présupposer la garantie de meilleures conditions de travail que dans le commerce indépendant. Néanmoins, cette garantie ne s’observe pas dans les faits : les temps partiels imposés et les contrats à durée déterminée sont en effet fréquents dans le commerce intégré [2. Le commerce intégré désigne les formes de commerces qui regroupent des succursales de différentes enseignes nationales où les responsables des points de vente sont tous des salariés de la maison mère et non des entrepreneurs indépendants.]

La politique d’emploi est donc au service des objectifs premiers des promoteurs : le profit et la rentabilité à court terme.
Par ailleurs, au-delà de la substitution d’emplois, le commerce de détail crée davantage d’emplois que le commerce intégré. En région bruxelloise, le commerce de détail emploie une main-d’œuvre principalement locale et faiblement ou moyennement qualifiée. Dans un contexte de chômage élevé, et touchant largement les Bruxellois peu qualifiés, le commerce de détail représente donc un secteur stratégique, tant en ce qui concerne les profils de fonction que le nombre d’emplois proposés, proportionnellement plus élevé que dans le commerce intégré (Wayens, Keutgen, 2014).

Sur le territoire

Un centre commercial n’est pas, par essence, synonyme d’un aménagement du territoire irrespectueux de l’environnement et des êtres humains. Inter-Environnement Wallonie a d’ailleurs développé une série de onze recommandations à l’intention des décideurs et développeurs wallons qui, si elles sont mises en œuvre simultanément, permettent d’encadrer le développement d’un centre commercial respectueux de l’environnement et en phase avec le territoire sur lequel il s’implante [3. Voir Centres commerciaux : mode d’emploi (2014). Plus d’informations en ligne : http://www.iew.be/spip.php?article6527, 30.10.2014.]. Ces recommandations invitent à penser le centre commercial autrement, loin de la concurrence et de la mégalomanie à laquelle on peut assister aujourd’hui.
À l’heure actuelle, en effet, les centres commerciaux sont souvent déconnectés des sites où ils sont implantés. Les infrastructures sont prévues pour durer quelques dizaines d’années. Une fois rentables, et une fois passé l’attrait de la nouveauté, nombre sont les centres commerciaux qui deviennent des friches commerciales laissées à l’abandon [4. La situation aux États-Unis est à cet égard cyniquement prémonitoire et est notamment le résultat d’une croissance démesurée de l’offre commerciale à un niveau supérieur que celui de la consommation des ménages. Cette dynamique aboutit à une baisse de fréquentation dans les centres commerciaux qui entraîne la fermeture de certaines enseignes, et parfois même le développement de friches commerciales. Voir le reportage Black Friday (2014) du photographe américain Seph Lawless.]. Hélène Ancion décrit ainsi le cycle de la dégradation [5. Ancion H. (2014), Y a-t-il encore du commerce en ville ?. En ligne : http://www.iew.be/spip.php?article6350, 30.10.2014.] :

un nouveau lieu commercial capte la clientèle d’autres commerces, ceux-ci se mettent à vivoter ; l’intérêt pour le « plus si nouveau » lieu commercial s’étiole, et lui-même se met à vivoter. Ses promoteurs envisagent alors des manœuvres drastiques pour redresser le bilan, ce qui se solde par un agrandissement, une campagne de relooking ou un abandon. Dans tous les cas, les dégâts collatéraux empirent. Le lieu d’implantation cherche ensuite à retrouver une valeur quelconque, quitte à vendre son âme et son cœur au plus offrant.

Si la reconversion en logement des immeubles de bureaux est envisageable, l’architecture spécifique des centres commerciaux la rend bien plus compliquée.
Par ailleurs, l’implantation d’un centre commercial en périphérie d’une ville provoque systématique l’augmentation du nombre de cellules vides dans les centres-villes – ou le développement de retail parks, une variante du centre commercial puisqu’il s’agit d’un ensemble de surfaces commerciales, réparties dans la ville, qui se déclinent en différentes enseignes mais sont toutes détenues par un même promoteur. Si la forme est différente, les retail parks reposent sur des logiques de production et de consommation similaires à celles du centre commercial. Plus encore, l’implantation d’un centre commercial amène avec lui le risque de voir le centre de gravité de la ville se déplacer. La ville de Verviers a connu ce phénomène-là. Si le centre commercial est situé dans le centre-ville, il est important qu’il soit ouvert vers la ville et permette un flux des personnes dont les enseignes voisines doivent pouvoir bénéficier également.

Le centre commercial, un nouveau mode de gouvernance pour une nouveau mode de  consommation

Les différents projets de centres commerciaux présentent en tout cas une caractéristique commune : la place qui y est prise par le secteur dans des questions éminemment publiques : aménagement du territoire, intérêt commun, santé, etc. Présentés comme des projets qui serviront les citoyens, le développement de centres commerciaux se fait souvent sans consultation citoyenne, ou tout autre mécanisme qui permettrait de s’assurer que l’offre répond à une quelconque demande. Le bien-fondé et l’utilité de tels projets n’est jamais remise en question, chiffres à l’appui. En outre, les études qui précèdent le développement d’un centre commercial sont souvent peu crédibles. C’est par exemple le cas de l’étude réalisée pour le Crystal Park de Seraing dont plus de la moitié de la surface devait être dédiée à l’équipement de la maison. Le modèle de développement était inspiré du Domus, à Paris, premier shopping centre français consacré à l’habitat. Celui-ci affichait complet lors de son inauguration (2006), mais les étages se sont rapidement vidés et quelques années plus tard, il était déjà quasiment en état de mort clinique (Masquelier, 2013 : 46).
La gestion du territoire, contrairement à ce que l’on observe dans les projets de centres commerciaux en Belgique, doit être tournée vers l’avenir en tenant compte des ressources énergétiques limitées dont nous disposons. Cela signifie donc opter pour une gestion économe des espaces, en cohérence avec les espaces existants tels que les centres-villes. Les pouvoirs publics ont un rôle de première ligne pour garantir l’intérêt commun et se poser en garde-fous face aux promoteurs immobiliers, en refusant, ou tout au moins en conditionnant, l’implantation de projets commerciaux qui iraient à l’encontre d’un aménagement du territoire respectueux de l’environnement et des travailleurs.
Le centre commercial devient un lieu de vie standardisé où l’ensemble des produits de consommation sont à disposition – de la nourriture à l’utilitaire, en passant par la culture. Le modèle du centre commercial propose un mode de consommation homogénéisé, banalisé au sein duquel l’individu est dépendant d’un système qu’il ne contrôle pas. Dans ce modèle, travailleurs, consommateurs, producteurs ne disposent presque d’aucune marge de manœuvre, les décisions sont prises par un nombre réduits de personnes aux intérêts concordants. Le centre commercial repose sur une concentration des pouvoirs, au détriment des producteurs et des consommateurs, témoignant de la prise de puissance des multinationales, de l’affaiblissement des états et du rétrécissement de la sphère d’action citoyenne [6. Plusieurs études ont montré à quel point le pouvoir était inégalement réparti au long de la chaîne de production. Voir par exemple l’étude de 2014 Who’ s got the power? – Tackling imbalances in agricultural supply chains (en ligne: http://fairtrade-advocacy.org/images/Whos_got_the_power-full_report.pdf) et la récente campagne d’Oxfam-Magasins du monde sur le commerce du jus d’orange : http://www.oxfammagasinsdumonde.be/orange/].
Chloé Zollman
Animatrice thématique Travail décent

Bibliographie

Ancion H. (2014), Y a-t-il encore du commerce en ville ?. En ligne : http://www.iew.be/spip.php?article6350, 30.10.2014.
Associations 21. Décembre 2014. Les centres commerciaux : stop ou encore ? En ligne : http://www.associations21.org/Les-centres-commerciaux-stop-ou.
Assouad B. (2010) Avec Bolkestein, la boulimie commerciale continue : il faut que ça cesse. IEW – La lettre des CCATM. En ligne : http://www.iew.be/spip.php?article3459, 30.10.2014.
De Hesselle L. (2013), « Les monstres du shopping nous envahissent », in Imagine, 99, pp. 18-19.
En ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=958704, 3.11.2014.
Masquelier F. (2013), « Centres commerciaux – 1,3 millions de m² en projet » in LeVif/L’express, 40, pp. 42-48.
Neumark D., Zhang J., Ciccarella S. (2007), The Effects of Wal-Mart on Local Labor Markets. Institute for the Study of Labor Discussion Paper 2545, University of Bonn.
Penasse A. (2012), « Mega-shopping center : ‘contre la logique mécanique du profit immédiat’ ? ‘Je m’en fiche, moi je veux mon projet’ », in Kairos, 2, pp. 14-15.
Scohier C. (2014a), « Néo, l’offre sans la demande », in Bruxelles en mouvements, 272, pp. 9-11.
Scohier C. (2014b), « La bulle financière », in Bruxelles en mouvements, 272, pp. 8.
Wayens B., Keutgen C. (2014), « Quels commerces pour quels emplois ? », in Bruxelles en mouvements, 272, pp. 6-7.