Au Sud comme au Nord, le monde agricole fait face à de nombreux enjeux économiques, sociaux, environnementaux, indissociables de la question de l’alimentation.
« Le modèle agro-industriel dominant détruit la biodiversité, abîme les écosystèmes, pollue les nappes phréatiques, ne permet aux paysans de vivre dignement de leur travail et fait courir des risques sanitaires aux producteurs comme aux consommateurs. Ce modèle est étroitement dépendant d’entreprises agro-alimentaires qui mettent sur le marché des produits de consommation de masse standardisés à des prix toujours plus bas » (PFCE et al., 2015).
Face à ce modèle qui montre de multiples insuffisances et défaillances, des alternatives se multiplient un peu partout en Europe, en Belgique et en France notamment, en faveur de modes de production et de consommation plus durables et équitables, et rencontrent ce faisant une vraie demande des citoyens et consommateurs. Le développement de ces initiatives est néanmoins entravé par un environnement concurrentiel dans lequel les prix agricoles et alimentaires sont continuellement tirés vers le bas (PFCE et al., 2015)
En France, une piste de réponse a été trouvée afin de dynamiser des filières agro-alimentaires durables et citoyennes : la loi relative à l’Economie Sociale et Solidaire du 31 juillet 2014 a en effet autorisé l’utilisation de la mention « commerce équitable » sur des produits français, sous réserve du respect des principes fondamentaux du commerce équitable. La Plateforme Française pour le Commerce Equitable (PFCE), le réseau Initiatives Pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale et (InPACT) et la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) ont décidé d’aller plus loin et ont élaboré ensemble la Charte nationale du commerce équitable local, pour défendre une vision plus exigeante du commerce équitable, et un modèle agro-alimentaire basé sur l’agroécologie paysanne et territoriale (PFCE et al., 2015). On peut également citer Alter Eco et Ethiquable, des acteurs pionniers de la démarche de commerce équitable Nord-Nord. En Belgique, Oxfam-Magasins du monde s’inscrit dans une démarche similaire via sa charte « Paysans du Nord ».
La question du prix est au cœur de la démarche équitable : c’est pourquoi elle a fait l’objet d’un séminaire organisé en décembre à Paris par la PFCE. Multidimensionnelle, elle soulève aussi des enjeux similaires pour des acteurs très différents (producteurs du N et du S, consommateurs…)
Dimensions et mécanismes de fixation des prix dans l’agriculture : des prix inéquitables ?
Dimension philosophique du prix. De l’importance de la sémantique.
Selon Patrick Viveret, le langage, le sens des mots est crucial. Or celui-ci a connu une « économisation » progressive des termes[1. On pourrait dater ce phénomène d’à partir de l’école néoclassique qui a constitué la nouvelle théorie économique dominante aux XIX et XXème siècles.], et qui se révèle réductrice de sens : les mots « valeur », « bénéfice » sont désormais réduits à leur dimension monétaire, effaçant ainsi d’autres significations. Par exemple, alors que le dictionnaire Larousse établit 10 «définitions » du mot « prix », seules 3 ont un lien avec l’économie et le monétaire. La question du prix dépasse l’aspect purement quantitatif et monétaire, et témoigne de ce qui a de l’importance, portant ainsi une dimension (inter)culturelle. C’est la même dérive « économiste » du langage qui amène à considérer la richesse d’un point de vue strictement monétaire ; ainsi le calcul du PIB est basé sur cette vision, et se définit comme l’indicateur de richesse monétaire d’un pays, excluant ainsi la richesse écologique, de la biodiversité, ou encore de la création artistique, alors que leur valeur est indéniable. Il s’agit ici de la question économique des externalités, c’est à dire des impacts d’une activité qui ne sont pas quantifiés, intégrés au prix[2. « Les économistes désignent par externalité le fait que l’activité de production ou de consommation d’un agent affecte le bien-être d’un autre sans qu’aucun des deux reçoive ou paye une compensation pour cet effet » (Universalis, en ligne, page consultée le 26/01/2016)]. Depuis quelques années, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que cette vision est réductrice et de nouveaux indicateurs ont été créés, sans s’imposer toutefois.
Dimension économique
Selon Amina Bêcheur, enseignante chercheure en gestion, membre de FairNESS[3. FairNESS est un réseau réunissant des chercheurs, universitaires travaillant sur le commerce équitable et les échanges dits « alternatifs » ou « solidaires »], le prix est un signal donné sur la valeur de ce qui est échangé. Il traduit les termes d’un échange entre des acteurs qui font des choix et/ou qui subissent des rapports de force.
Jean-Christophe Kroll pointe une dérive du modèle dans lequel un prix est donné à toute chose, ce qui est insensé. On pourrait arguer du contraire, dans la mesure où justement, la nature produit des biens et services qui ne sont le plus souvent pas intégrés aux systèmes de prix, et donc sous-estimés, sous-évalués ou considérés comme acquis. On peut donner l’exemple du rôle essentiel des abeilles, pour la biodiversité, la production de fruits et légumes etc. « On entre ainsi dans la grille d’analyse et de communication contemporaine quasi universelle (celle du prix) et le discours des défenseurs de la nature devient ainsi parfaitement audible (Réju, 2015).
A l’inverse toutefois, vouloir monétiser la nature et ses produits peut se comprendre comme une forme d’excès du système actuel, en tendant à donner une vision réductrice et linéaire de la nature, pourtant formée d’écosystèmes complexes et interdépendants. Il est de fait extrêmement compliqué d’associer un prix à un service écosystémique.
Des prix injustes ? Agriculture et subventions
Selon Marc Dufumier, président de la Plateforme Française de Commerce Equitable, un prix injuste c’est un prix qui n’intègre pas certains coûts ; il s’agit du problème des externalités négatives déjà évoqué plus haut. Il donne l’exemple d’un litre de lait à bas prix au supermarché qui peut pourtant coûter cher à la société, à plus ou moins long terme, via par exemple des impôts plus élevés, dans la mesure où le mode de production le moins coûteux économiquement est aussi le moins durable (pesticides, antibiotiques, algues vertes…) En d’autres termes, le contribuable paie en « nettoyage environnemental » ou en dépenses de santé ce que le consommateur n’a pas payé au moment de l’achat de produits alimentaires.
D’autres éléments peuvent contribuer à rendre un prix injuste : le fait qu’il soit imposé par l’un des acteurs en présence, c’est-à-dire non négocié, et illustrant ainsi un rapport de force, et l’opacité, autrement dit le manque d’informations disponibles sur le processus de construction du prix.
A priori, il semble pourtant difficile d’imaginer que le prix d’un produit ne reflète pas les coûts associés à sa production. C’est pourtant l’un des facteurs principaux des crises agricoles actuelles, où l’on voit des agriculteurs se mobiliser en nombre pour protester contre des cours très bas, inférieurs aux coûts de production. Pressions sur les prix et pratiques commerciales déloyales[4. « des pratiques qui s’écartent nettement d’une bonne conduite commerciale, qui sont contraires à la bonne foi et à la loyauté et qui sont imposées unilatéralement par l’une des parties » (BASIC, 2014)] des acheteurs (firmes agroalimentaires, supermarchés) sont en effet largement répandues dans les filières agro-alimentaires. Comment en est-on arrivé là ? Le rapport édifiant publié par la PFCE résume succinctement ce qui a conduit à la situation actuelle dans les filières agro-alimentaires :
« Ces dernières décennies ont vu l’émergence de nouvelles pratiques d’approvisionnement dans les filières agricoles. Cela s’explique par le développement des chaînes de supermarchés et du nombre de produits transformés que ces dernières proposent, ainsi que par une tendance générale à la concentration (c’est-à-dire la diminution du nombre d’entreprises sur un secteur donné), observée au niveau des distributeurs, des transformateurs, des transporteurs ou encore des semenciers et autres entreprises d’industries connexes[…] les filières se sont mondialisées et leur contrôle s’est concentré dans les mains d’un nombre toujours plus restreint d’acteurs de ces filières [… ]Pour mettre fin aux abus de pouvoir de la part des acheteurs et assurer la durabilité des filières agricoles,[il s’agit de considérer] le bien-être des consommateurs au-delà de la seule question du pouvoir d’achat et tenir compte du bien-être des producteurs et des travailleurs ainsi que de la protection de l’environnement » (BASIC, 2014)
En outre le modèle agricole dominant fonctionne largement grâce aux subventions publiques -ce qui conduit notamment à de la surproduction- et met en concurrence des agriculteurs ne travaillant pas dans les mêmes conditions : les critères sociaux, environnementaux, de traçabilité, varient selon les pays. Reprenons ici la « petite histoire de la PAC » de Lucien Bourgeois : il est en effet important de rappeler que la politique agricole commune (PAC) est née dans un contexte d’après-guerre(s) marqué par la mémoire des pénuries alimentaires et du rationnement. L’enjeu était donc d’assurer durablement la sécurité alimentaire, ce qui passait par l’encouragement de la production agricole, et la sécurisation des agriculteurs, les garantissant contre des baisses de prix insupportables. L’objectif de la PAC peut se résumer ainsi : l’abondance sans la volatilité des prix. Un système d’aides publiques a ainsi d’abord principalement visé à augmenter la production via la modernisation des exploitations agricoles. Cet objectif a été atteint, avec des excédents de production durables. Quand le contexte international a changé suite à la chute du mur de Berlin, la stratégie suivie a été la suivante : faire « baisser les prix pour rejoindre le niveau du marché mondial, tout en compensant la différence par des aides directes au revenu des agriculteurs »[5. C’est la réforme de la PAC de 1992]… Soulignons enfin que la production agricole est très dépendante du pétrole, dont les prix fluctuent beaucoup. (Bourgeois, 2008).
Jean-Christophe Kroll souligne la perversité de cette politique agricole européenne et des systèmes d’aide publique, qui favorisent une agriculture productiviste polluante et des produits agricoles à bas coûts. Et ce, alors même que des alternatives ont fait preuve de succès économique.
On voit ici que le prix ne reflète pas la rencontre d’une offre et d’une demande, mais résulte d’une artificialisation des relations commerciales dues aux subventions publiques, qui visent à pallier les défaillances de marché (instabilité des marchés agricoles).
Dans ce contexte, comment parvenir à des prix agricoles équitables ?
Enjeux de construction du prix équitable : du producteur au consommateur
Du producteur….
Selon Amina Bêcheur, la construction de ce prix doit partir de la situation du producteur : un prix juste doit être le reflet d’un ensemble de coûts réels, et permettre un niveau de rémunération décent. Il s’agit de limiter les rapports de force, afin de garantir le respect des partenaires (acheteur et vendeur), aux objectifs pourtant contradictoires. Comme le souligne Jean-Claude Balbot, agriculteur et représentant du réseau InPACT, il faut de la mesure dans l’échange, afin que la vie ensemble soit possible.
Marc Dufumier ajoute un point intéressant : au-delà de l’internalisation des externalités négatives dans le prix, quid des externalités positives ? Il s’agit également de valoriser les initiatives produisant des bénéfices d’un point de vue sociétal. Autrement dit, on paierait pour rémunérer des services qui ne le sont pas à l’heure actuelle : par exemple, payer plus cher les produits d’un agriculteur cultivant selon les critères de l’agriculture biologique, et qui évite des pollutions tout en favorisant une alimentation saine, et donc si l’on extrapole, l’intérêt général. Il s’agirait ainsi, à l’opposé des tendances actuelles, d’adopter une démarche globale et d’une certaine manière « préventive », plutôt que palliative : coûts des dépenses de santé, dépenses environnementales…
Un prix équitable ne peut l’être uniquement pour le producteur. Quid du consommateur ?
…au consommateur
À l’autre bout de la chaine, un prix équitable pourrait se définir comme un prix permettant l’accès de tous à des produits de qualité, sains et diversifiés, en fonction des préférences de chacun.
La question pour le consommateur revient souvent en termes d’accessibilité, et n’est pas évidente.
Il est important de souligner les enjeux de transparence et de traçabilité : les consommateurs ont droit à une information claire et accessible sur l’organisation des filières, la construction des prix, l’origine des produits etc.
L’éducation et la sensibilisation sont également des éléments clés : l’importance d’une nourriture saine et de qualité, et également locale, de saison, produite dans le respect des êtres humains et de leur environnement.. Faire comprendre que des prix bas aux supermarchés ont des coûts qui se répercutent sur l’ensemble de la société, à plus ou moins long terme, est essentiel.
L’enjeu est néanmoins de taille : comment articuler ces deux préoccupations et parvenir à un prix permettant la couverture des coûts de production, un niveau de rémunération décent pour le producteur, et le respect de l’environnement, en même temps que l’accès « démocratique » à des produits de qualité, diversifiés, à forte valeur ajoutée sociale et environnementale pour les consommateurs ? C’est le défi auquel s’attellent en ce moment les acteurs de commerce équitable Nord/Nord.
Laura Pinault
Sources
Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne (BASIC), 2014, Qui a le pouvoir ? Revoir les règles du jeu pour plus d’équité dans les filières agricoles, disponible sur : http://www.commercequitable.org/images/pdf/impact/qui_a_le_pouvoir-rapportvf.pdf
Bourgeois L., 2008, « Petite histoire de la PAC », disponible sur : http://www.agrobiosciences.org/article.php3?id_article=2516
PFCE, InPACT, FNAB, 2015, Charte du commerce équitable local.
PFCE, InPACT, FNAB, 2015, Petit guide illustré pour bâtir des partenariats équitables.
Réju, E., 2015, « Doit-on chiffrer les services rendus par la nature ? », La Croix [en ligne] Disponible sur : http://www.la-croix.com/Ethique/Environnement/Doit-on-chiffrer-les-services-rendus-par-la-nature-2015-09-18-1358009
Séminaire Acteurs-Chercheurs, Prix Equitables en France : enjeux et pratiques pour un partenariat entre paysans, commerçants et consommateurs du 11 décembre 2015.
Universalis