Lancée en 2013, la collaboration entre Oxfam-Magasins du monde (OMM) et la coopérative Biosano autour de la vente du lait bio et équitable « Biodia » a tourné court, deux ans plus tard, à cause des exigences imposées par les laiteries. En effet, en 2015, celles-ci ont augmenté les standards de transformation, imposant à leurs clients un minimum de 100.000 litres de lait par livraison. Ce qui est un volume trop important pour Biosano qui n’avait pas assez de débouchés pour vendre de telles quantités dans les délais imposés par les dates limites de consommation (DLC). Les volumes des ventes réalisées par Oxfam-Magasins du monde étaient à l’époque de 10.000 litres/an, tous types de laits confondus, ce qui ne permettait pas d’aider Biosano dans l’écoulement de ses stocks. Le projet est depuis lors à l’arrêt.
Face à cette situation, des questions se posent sur la viabilité d’une alternative plausible et cohérente au système conventionnel de l’industrie laitière belge. Cette analyse propose de mieux comprendre les rapports de force qui existent au sein de l’industrie laitière de notre pays et plus précisément en Wallonie, afin d’identifier les mécanismes qui freinent la mise en place d’alternatives telles que la production et la distribution d’un lait bio et équitable.
Le secteur laitier wallon
Production
En 2014, la Wallonie comptait 5545 exploitations possédant des bovins laitiers, soit 30.3% des exploitations agricoles de la région[1. SPW, DGO3, « Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie 2014-2015 ».]. La production laitière wallonne était alors obtenue à partir d’environ 207 000 vaches, dont certaines appartiennent à un rameau mixte de la race Blanc Bleu Belge. Ces vaches sont donc élevées à la fois pour leur viande et pour leur lait. On peut répartir la typologie de ces exploitations laitières de la manière suivante :
- Laitier spécialisé : 44,5 %
- Bovins mixtes : 42,5 %
- Grandes cultures et bovins laitiers : 13 %
En règle générale le Sud du sillon Sambre et Meuse est la partie de la Wallonie la plus propice à l’élevage. Sa surface agricole utile (SAU) est majoritairement composée de prairies. La carte ci-dessous nous indique qu’une part importante des producteurs laitiers wallons se concentre en Famenne et en Haute Ardenne (en orange et rouge à droite de la carte).
Au court des 10 dernières années, la valeur de la production laitière représente, en moyenne, 23% de la valeur totale de la production agricole et horticole wallonne. Elle représente 39 % de la valeur totale des productions animales de la région[2. SPW, DGO3, « Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie 2014-2015 », p.56.].
Entre 1990 et 2012, les élevages laitiers wallons ont subi toute une série de changements[3. LEBACQ, T., Stilmant, D. et Baret, Ph. : « Elevages laitiers wallons. Vers plus de durabilité?» paru dans le magazine Wallonie Elevages de décembre 2015.] :
- Réduction du nombre d’éleveurs laitiers (-68% entre 1990 et 2012)
- Diminution du nombre de vaches laitières (-48% sur la même période)
- Augmentation de la taille du cheptel moyen par ferme (+67 %)
- Augmentation de la production de lait par ferme (+252 %)
Au final, le volume de lait produit en Belgique est néanmoins resté assez stable.
Transformation
D’après des chiffres datant de 2007, 95% du lait produit en Wallonie est écoulé en laiterie. Les 5% restant font l’objet d’une transformation à la ferme à raison de 3% et d’un écoulement dans le cadre d’associations entre éleveurs et transformateurs à raison de 2%[4. DGARNE, 2007].
Les trois plus grandes coopératives de collecte récoltent plus de 60% du lait produit (chiffres 2007) et sont situées au cœur des zones les plus productives de la région. Il s’agit de la Laiterie des Ardennes, située à Recogne, de la Laiterie de Walhorn située près d’Eupen et de la Milch-Union Hocheife (MUH), intégrée au sein du groupe de dimension mondiale Arla Foods en 2012 et située du côté de Saint-Vith. En 2007, la Laiterie des Ardennes récoltait à elle seule 41% du lait produit en Wallonie.
La grande majorité (90%) des laiteries belges ont le statut de coopérative. Leur objectif initial était donc de défendre les intérêts de leurs coopérateurs, c’est-à-dire des éleveurs laitiers, via un conseil d’administration composé de membres choisis selon le principe de « un membre, une voix ». Mais au fil des années et pour des raisons de diminution des couts et de compétitivité sur des marchés toujours plus libéralisés, on a assisté à une concentration des laiteries. C’est ainsi que depuis le milieu des années 1970 le nombre de laiteries sur le territoire belge est passé de 95 à 15, soit une diminution de près de 85%. Selon l’European Milk Board – le syndicat européen des producteurs laitiers – les conséquences des groupements de coopératives peuvent être résumées comme suit :
- La voix du coopérateur se perd dans la masse.
- Le fait qu’il y ait moins de laiteries implique que les éleveurs ont moins de choix et ne peuvent faire jouer la concurrence.
- Les laiteries créent des sociétés connexes sous forme de s.a ou s.a.r.l. pour échapper au contrôle des coopérateurs.
- On y constate la présence de coopérateurs n’ayant plus de statut de producteur car ils ont arrêté leur activité ou sont partis à la pension ; leur intérêt est donc davantage de faire fructifier leur part que d’assurer un prix correct aux éleveurs actifs.
Outre les laiteries, on compte une quarantaine d’opérateurs de transformation, parfois directement associés aux laiteries au sein des mêmes groupes. Au total, en 2013, l’industrie de conditionnement et de transformation laitière représente 10% du chiffre d’affaires agro-alimentaire belge. Le lait récolté est essentiellement destiné à la production de lait de consommation, de produits laitiers frais, de beurre et poudre de lait.
L’échiquier de l’industrie laitière wallonne
Entre la seconde Guerre mondiale et les années 1970, les producteurs de lait étaient en position de force face aux laiteries qui se pliaient à leurs exigences pour s’assurer la livraison de volumes de lait toujours croissants, afin de répondre à la demande importante sur les marchés européens. Mais dès les années 1960, l’offre de lait commence à dépasser la demande et le rapport de force entre les producteurs et les laiteries commence progressivement à s’inverser.
On trouve aujourd’hui sur l’échiquier du système laitier cinq types d’acteurs :
- Les producteurs et les productrices
- Les laiteries coopératives
- Les opérateurs agro-industriels
- La grande distribution
- Les consommateurs et les consommatrices
1. Les producteurs et les productrices
Les producteurs laitiers wallons disposent, en moyenne, d’un cheptel de 50 vaches qui produisent quotidiennement environs 18,5 litres de lait. Outre l’aspect continu de cette production – il n’est pas possible de sauter une traite – le lait est une denrée périssable qui ne peut être stockée que durant un laps de temps très court. Dès lors et contrairement au secteur céréalier où les producteurs ont la possibilité d’attendre que le prix du marché monte pour vendre leurs céréales, les producteurs de lait doivent, pour leur part, travailler à flux tendu.
À ces contraintes techniques viennent s’ajouter des contraintes commerciales induites par les rapports qu’ont les producteurs avec les laiteries qui achètent leur lait. En effet, les contrats qui les lient aux laiteries garantissent à ces dernières l’exclusivité. Les producteurs sont donc dépendants et ne peuvent pas faire jouer la concurrence en se liant avec plusieurs laiteries.
Bien que disposant du rôle de fournisseur de matière première et maîtrisant l’offre de celle-ci, l’agriculteur ne dispose pas de pouvoir de négociation auprès des laiteries. Il est un fournisseur « soumis » non seulement au prix proposé par la laiterie mais surtout aux marchés ou canaux de valorisation visés par la structure de récolte à laquelle il livre son lait.
(Marquet 2012)
De fait, dans la définition de leur prix d’achat, les laiteries ne tiennent pas compte des couts de production du lait auxquels font face les producteurs wallons. Ceux-ci ont été évalués, en 2015, à 0,456€ par litre, déduction faite des aides. Le prix d’achat que les laiteries imposent aux producteurs dépend des contrats qu’elles décrochent pour la vente de leurs produits finis. En fonction des couts de production de ceux-ci (transformation du lait en crème, en beurre, en poudre etc.), des quantités qu’elles ont pu vendre et de leur prix de vente, elles attribuent un prix au litre pour le lait qu’elles ont dû acheter aux producteurs. Ce prix, non négociable par les agriculteurs, est donc défini à terme et non lors de la vente et ne permet pas de rembourser les couts de production du lait (0,456€ en 2015).
2. Les laiteries coopératives
Comme nous venons de le voir, malgré leur statut de coopérative, ces laiteries négocient les prix non pas avec leurs membres fournisseurs et producteurs de lait, mais bien avec leurs clients opérateurs de l’agro-industrie. Cette situation s’explique par le fait que les laiteries se trouvent dans une situation d’insécurité permanente sur les marchés libéralisés soumis à une concurrence mondiale dans lesquelles elles écoulent leur lait transformé. Prises en étau entre leurs membres et leurs clients, les laiteries font le jeu de ces derniers en leur offrant des prix compétitifs pour s’assurer de vendre leur production et corollairement celle de leurs membres fournisseurs.
3. Les opérateurs de l’agro-industrie
La position des opérateurs de l’agro-industrie est beaucoup plus confortable que celle des producteurs et des laiteries, elle leurs permet notamment de tirer des bénéfices importants des produits finis qu’ils revendent à la grande distribution. L’industrie agro-alimentaire étant généralement composée de grosses structures appartenant à des multinationales, elles négocient des volumes de produits très importants et ont en face d’elles une multitude de fournisseurs entre lesquels elles peuvent faire jouer la concurrence. Enfin, les matières premières que sont les produits transformés par les laiteries sont généralement peu périssables, à l’instar de la poudre de lait et du beurre industriel, ce qui allège la contrainte du temps, à laquelle font face les producteurs, et leurs permet de spéculer sur ces matières premières.
4. La grande distribution
La grande distribution bénéficie des mêmes avantages que l’agro-industrie en termes de taille de puissance d’achat et d’écoulement, à la seule différence qu’elle se fournit en produits finis auprès des opérateurs de l’industrie agro-alimentaire au niveau international. À ce titre, elle a la capacité de faire jouer la concurrence entre ces opérateurs pour s’approvisionner au meilleur prix.
5. Les consommateurs et les consommatrices
Les consommateurs et les consommatrices ont de par leur position en bout de filière, le pouvoir le plus important. En effet, leurs choix de consommation influencent l’ensemble de la chaine et s’ils ne consomment plus un aliment, il deviendra totalement inutile de le produire. Ce pouvoir d’influence est notamment utilisé par des partisans et des partisanes souhaitant défendre une cause en portant atteinte économiquement à un pouvoir politique ou commercial qui leur semble illégitime (exemples : boycott contre l’apartheid en Afrique du Sud dès les années 70 ou contre les produits Monsanto) ou qui souhaitent diminuer leur empreinte écologique en favorisant des produits locaux. Ce type d’action est cependant assez complexe de par la multitude de consommateurs et de consommatrices concernés. En effet, s’il existe certain mouvement de consom’acteurs, ceux-ci sont bien loin du degré de concentration des acteurs de l’agro-industrie et de la grande et moyenne distribution.
L’infographie reprise ci-dessous mérite qu’on lui accorde un peu d’attention tant elle illustre bien cette forte concentration au sein de la chaine d’approvisionnement qui lie les producteurs aux consommateurs et aux consommatrices. Il ne s’agit pas là du secteur laitier wallon mais bien de la chaine alimentaire hollandaise. Les 65.000 producteurs et agriculteurs qui produisent les denrées alimentaires sont liés aux 16,7 millions de consommateurs et consommatrices via une chaine d’approvisionnement au centre de laquelle 5 compagnies d’achat de la grande distribution se partagent les ficelles du pouvoir et les bénéfices qui vont avec.
Des mécanismes qui freinent l’émergence de systèmes laitiers alternatifs
Outre ces problèmes de trop grandes concentrations au sein de certains maillons de la chaine alimentaire et des jeux de pouvoirs qui les accompagnent, une série de verrouillages du secteur freinant l’émergence de systèmes laitiers alternatifs ont été identifiés[5. De Herde V. Potentiel de transition des circuits fromagers de niche en Région Herbagère liégeoise et en Haute Ardenne , mémoire UCL (2014). http://hera.foundationfuturegenerations.org/fr/portal/publication/potentiel-de-transition-des-circuits-fromagers-de-niche-en-region-herbagere].
Au niveau des producteurs et des productrices, il s’agit d’abord de la sacrosainte recherche de productivité et de compétitivité pour laquelle les exploitations tendent à s’agrandir, se spécialiser et intensifier leur production. Par ailleurs les pratiques des agriculteurs semblent ancrées dans ce que les chercheurs appellent une « routine » qui leur ferme les yeux sur des pratiques alternatives aux choix conventionnels. Enfin, les chercheurs soulignent le manque de coopération entre les éleveurs pour défendre leurs droits et la lourdeur des investissements qu’ils ont généralement entrepris dans les infrastructures nécessaires à leurs pratiques. La fragilité économique dans laquelle ils sont ainsi installés limite leur capacité à s’adapter rapidement.
L’industrie laitière est également confrontée à une lourdeur des investissements à travers les frais engagés dans des infrastructures de production de beurre, de lait en poudre et de lait de consommation. Cela représente également un frein pour le développement de produits présentant une plus forte valeur ajoutée. Par ailleurs les chercheurs de l’UCL pointent à nouveau ici la forte concentration à ce stade de la chaine ainsi que la minimisation continue des couts de collecte du lait. Ces deux derniers points sont notamment incriminés dans l’échec rencontré par la démarche du lait Biodia.
Les pouvoirs publics jouent également un rôle, en imposant des normes sanitaires davantage adaptées à des processus de traitement et de transformation du lait tels que ceux pratiqués dans l’industrie laitière. Les investissements nécessaires à l’application de telles normes à l’échelle d’une exploitation agricole sont si importants qu’ils ont participé au déclin de la transformation du lait à la ferme.
Les recherches scientifiques ainsi que les formations et les conseils auxquels ont accès les producteurs sont généralement fortement dominés par le modèle productiviste favorisant une consommation relativement importante d’intrants. Même si des organismes de conseil neutres existent en Wallonie, ceux-ci ont été identifiés comme peu structurés et manquant de visibilité. En amont, les institutions actives dans le secteur de la recherche seraient, elles aussi, fortement dominées par le modèle productiviste, en termes de thématiques de recherche.[6. LEBACQ, T., Stilmant, D. et Baret, Ph. : « Elevages laitiers wallons. Vers plus de durabilité?» paru dans le magazine Wallonie Elevages de décembre 2015.]
Enfin, comme nous l’avons vu plus haut, les choix portés par les consommateurs et les consommatrices ont une influence directe sur la chaine d’approvisionnement. Et la majorité d’entre eux recherche, dans leurs choix de consommation, des produits à bas prix, qu’ils trouvent dans des supermarchés, ce qui freine le développement de pratiques et de circuits de commercialisation alternatifs.
Il est, dès lors, aisé de percevoir que ces mécanismes de verrouillage du secteur laitier se renforcent mutuellement et contribuent au fait que le modèle productiviste – axé sur l’agrandissement, l’intensification et la spécialisation des exploitations laitières – est toujours prédominant alors même qu’il est régulièrement remis en question.
Conclusion et pistes d’avenir
La situation de blocage à laquelle le projet de lait bio et équitable Biosano a été confronté fut pour Oxfam-Magasins du monde le premier échec dans son soutien concret à un projet d’agriculture paysanne dans le nord. L’analyse qui vient d’être faite sur la base de rapports des Services Publics de Wallonie, de Nature et Progrès Belgique et de travaux de recherches de chercheurs de l’UCL, nous montre qu’à l’instar du travail réalisé en collaboration avec nos partenaires du Sud, il y a beaucoup à faire en matière d’accès à la Souveraineté alimentaire des productrices et des producteurs du Nord.
Dans cette démarche, Oxfam-Magasins du monde continuera à travailler avec des acteurs de terrain, mais aussi avec le monde académique, pour avancer dans ses réflexions, faire évoluer son modèle et soutenir au mieux des alternatives viables, plausibles et cohérentes qui recherchent un optimum économique qui mette l’économie au service de l’humain et de son environnement, et non plus uniquement la maximisation de la productivité.
Sébastien Maes