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La technologie blockchain au service de la traçabilité et des droits humains

2022 Analyses
La technologie blockchain au service de la traçabilité et des droits humains

Au-delà des débats autour du techno-solutionnisme (la technologie comme solution à tous nos problèmes), force est de constater que la technologie peut nous permettre de répondre à quelques problématiques latentes en matière d’échanges commerciaux, puisque la loi, la contrainte et les incitants quels qu’ils soient ne suffisent pas à mettre les multinationales au pas sur les questions de transparence et de respect des droits humains.

Une des solutions pouvant être apportées par la technologie est la blockchain comme outil de transparence et gestion des risques de violation de droits humains sur des chaines de valeurs.

On le sait, la traçabilité des produits peut être fastidieuse sur bon nombre de chaines de valeurs, notamment les plus complexes. La difficulté n’excusant pas la faisabilité, il s’avère que cette excuse permet tout de même une grande opacité sur de nombreux produits que nous consommons.

Cette analyse tente d’apporter des éléments de réponses sur la définition de la blockchain, son lien avec les droits humains, l’impact de son utilisation sur des produits de commerce équitable, ses limites et son utilisation à des fins de décolonisation.

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Qu’est-ce que la blockchain ?

La blockchain (ou chaine de bloc) est l’équivalent d’un cahier de comptabilité, mais cryptographié, réputé infalsifiable et transparent. « Une blockchain est une base de données distribuée. Contrairement à une feuille de calcul partagée, hébergée par exemple par Google ou Microsoft et organisée en colonnes et lignes numérotées, une blockchain est organisée sous forme de blocs horodatés enchaînés dans une chaîne sécurisée par cryptographie (technique d’écriture utilisant des codes secrets ou de clés de chiffrement). La base de données est « distribuée » – hébergée par tous les utilisateurs – permettant l’enregistrement immuable des transactions sur un réseau. »[1]Toutes les crypto-monnaies ne seraient cependant pas bonnes à prendre certaines étant inflationnistes par essence. « Crypto : Les défis de la blockchain au-delà de l’économie verte », … Continue reading Elle est donc hébergée sur des milliers d’ordinateurs. C’est un algorithme qui n’est donc dans les mains de personne. « La base de données est très difficile à pirater, sans point d’autorité unique pour commettre des erreurs et effondrer le système. Le réseau de crypto-monnaie, Bitcoin, a été la première application de blockchain, mais les crypto-monnaies ne sont qu’une utilisation de la technologie. »[2]La Blockchain: réinventer les rapports de confiance | Claire BALVA | TEDxLyon, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=JID9c-MABis. La blockchain permet de faire des échanges de valeur de pair à pair. Rien de révolutionnaire donc, mais avec la blockchain, plus besoin d’intermédiaires. Par exemple : avec la blockchain, certaines économies (notamment celles des pays anciennement colonisés par la France par exemple, sous l’égide du franc CFA) souffriraient moins de dépendance monétaire, puisqu’à la différence d’une monnaie produite par une banque centrale et liée à des monnaies plus fortes (comme l’euro ou le dollar), cette monnaie est décentralisée et créée par des algorithmes[3]« Combattre le colonialisme monétaire avec le code open-source de Bitcoin (BTC) », Cointribune, 28 juin 2021, … Continue reading.

La blockchain est créée en 1995 par Satoshi Nakamoto (pseudonyme) qui est aussi le créateur du Bitcoin[4]La Blockchain.. En 2008, Satoshi Nakamoto publie un livre blanc sur le bitcoin. Cette monnaie n’appartient à aucun pays, aucune banque, mais appartient à tous ses utilisateurs/rices. Pour échanger les bitcoins, Satoshi Nakamoto a créé le protocole de blockchain. La blockchain est un réseau de données, et peut exister sans le bitcoin. « La révolution dans ce système (en plus de la création de la cryptomonaie) est que cela permet à 2 milliards de personnes non bancarisées d’avoir accès à de la monnaie et des services financiers. 80% des échanges en bitcoin ont lieu dans les pays en développement. »[5]La Blockchain. , explique Mme Claire Balva dans une conférence sur la blockchain. La blockchain permet aussi de faire des transfert d’argent de manière quasiment instantanée.

Prenons un exemple : Monsieur A doit faire un transfert d’argent à Madame B d’une valeur de 100 euros. Dans une transaction classique, la banque de Monsieur A (tiers de confiance) va donner la preuve nécessaire pour l’argent à travers le compte en banque de Monsieur A. Elle va ensuite décider de faire le transfert. Dans une blockchain, plus besoin de tierce personne comme la banque par exemple pour valider quoique soit – on sort alors du système traditionnel. Monsieur A et madame B vont entrer leurs données dans un système et les informations vont être vérifiées par des moyens de cryptographies. Très concrètement Monsieur A possède un « Wallet » (portefeuille) en ligne, qui lui appartient à lui seul (on « encode » les données de la transaction de manière sécurisée), et cette transaction est inscrite dans un bloc et Madame B reçoit ses 100 euros.

La blockchain permet surtout de rétablir des liens de confiance. Un autre modèle de blockchain peut se faire par l’intermédiaire des smart contracts (des contrats intelligents) qui incorporent des données pour en faire des transactions automatisées. Un bon exemple pourrait être celui d’une assurance qui rembourse automatiquement ces clients suite à des retards de transport par exemple. Ce qui évite aux client∙e∙s de devoir remplir des formulaires et d’attendre tout un temps la vérification des données. Ici, grace à la blockchain, si le transport à plus de X temps de retard tel que stipulé dans le smart contract, le∙a client∙e perçoit son indemnité directement. Un autre exemple d’application de blockchain qu’on peut donner en dehors de la crypto-monnaie concerne les actes de propriété de terres. Au Ghana par exemple, l’ONG Bitland[6]« AfricaTech : BitLand sécurise les titres fonciers au Ghana grâce à la Blockchain – Geek Mais Pas Que », consulté le 14 décembre 2022, … Continue reading permet de certifier l’existence de titres de propriété et de lutter contre l’accaparement des terres.

Une blockchain peut être publique ou privée. Dans une blockchain publique, les utilisateurs ont accès à toutes les transactions effectuées (ce qui rends les blocs infalsifiables, puisque pirater l’un d’entre eux, aurait pour conséquence d’invalider tous les autres blocs). Dans une blockchain privée les informations et les accès sont gérés par un consortium d’utilisateurs. Les transactions peuvent être visibles mais l’accès et les informations sont restreintes.

Quel est le rapport avec les droits humains ?

La technologie blockchain est intéressante pour assurer d’une part la traçabilité d’un produit : du champ à l’assiette ou de la fibre au vêtement par exemple, et d’y associer toute sorte de données pertinentes pour l’information du∙de la consommateur/rice et pour la garantie de droits des artisan∙e∙s et producteurs/rices de l’autre.

On peut par exemple envisager d’ajouter des données sur le paiement des salaires, l’origine et la matière d’un produit, les heures de travail effectuées, la quantité d’eau utilisée, le trajet… Toute donnée vérifiable et garantissant la transparence du produit ainsi que ses paramètres de production peut être ajoutée.

L’intérêt d’explorer cette technologie dans des filières agro-alimentaires ou de manufacture de produits est que cela permet d’aller au-delà des audits traditionnels. En effet, les coûts de certification souvent élevés empêchent les producteurs/rices de petite taille d’y avoir accès, et les méthodes d’audits ne permettent pas de s’assurer de manière fiable si les droits humains sont véritablement respectés (audits préparés, conflits d’intérêts, manque de temps, méconnaissance des contextes etc).

Avec la blockchain, la transparence est tout autre. Elle permet par exemple sur un produit agro-alimentaire de tracer la chaine de valeur complète et identifier un problème en 2,2 secondes, alors que ce processus peut prendre jusqu’à 6 jours de travail dans des chaines complexes[7]Simulation de rappel de produit Walmart contre solution blockchain proposée par IBM. A conditions que les données encodées dans le système soient correctes, transparentes et que les systèmes de … Continue reading. La blockchain permet aussi d’obtenir des détails et informations essentielles sur la provenance et la qualité du produit et de s’assurer que les personnes aient été bien rémunérées.

Cependant, il faut garder à l’esprit que la blockchain ne remplace pas tous les intermédiaires, puisque nous les re-créeons ailleurs. La blockchain est également un outil utile à condition de changer radicalement son modèle d’affaires. Si le modèle d’affaires est opaque la blockchain ne résoudra pas fondamentalement le problème (nous y reviendrons plus tard).

Quelques exemples concrets dans le commerce équitable et sur des produits communs

Selyn – de l’artisanat Sri Lankais transparent et équitable

Notre partenaire de commerce équitable Selyn, basé au Sri Lanka, innove en proposant des chaines de productions transparentes et garantissant un salaire équitable pour les artisanes, à travers la blockchain. La directrice du développement commercial de Selyn, Mme Selyna Peiris explique que si l’artisanat sri lankais est fort d’une histoire millénaire et de traditions riches et valorisées dans les communautés locales, la consommation de l’artisanat sri lankais a été fortement dévalorisée depuis quelques années. Crise du secteur touristique, situation économique catastrophique, le contexte sri lankais impacte négativement le savoir-faire ancestral des artisanes. Résultat, « le tissage à la main n’est plus considéré comme un article de valeur intrinsèque qui témoigne de notre histoire et de notre culture, et qui incarne les compétences d’artisans talentueux. Nos artisans ne sont plus vénérés pour leurs compétences, et sont trop souvent vus sous l’angle de la charité »[8]www.fibre2fashion.com, « Handloom x Blockchain: Weaving Heritage with Technology for a Dignified Future », consulté le 7 décembre 2022, … Continue reading explique Mme Peiris.

Sa solution pour valoriser le travail des artisan∙e∙s ainsi que les produits équitables ? La blockchain.

« Accroitre la transparence de nos méthodes de production grâce à l’intégration de la technologie blockchain dans nos chaînes d’approvisionnement sera une étape cruciale pour nous permettre de mieux raconter l’histoire du tissage Sri-Lankais. Cela nous permet aussi d’aborder le débat autour du greenwashing en fournissant aux consommateurs des données vérifiables pour éclairer l’achat d’un textile de plus grande valeur. La blockchain est l’outil parfait pour valider l’authenticité des produits et pour raconter leur histoire. »

Dans la blockchain imaginée par Selyn, chaque maillon de la chaine de production pourrait encoder des données liées à la confection et le consommateur/rice pourrait d’une part y avoir accès (en scannant un code QR sur le produit), et d’autre part entrer lui∙elle aussi des données sur le produit (le lieu de l’achat, si le produit a été ensuite offert, donné, revendu) afin d’améliorer la traçabilité de la durée de vie et de la circularité du produit.

Comme décrit plus haut, la blockchain oblige la transparence et oblige donc d’être attentif au traitement des personnes et de l’environnement tout au long de la chaine de valeur. Un exercice qui requiert de la confiance et du partage d’information de manière publique de la part de toutes les parties prenantes d’une chaine d’approvisionnement. Si la blockchain est une blockchain privée (ce qui existe aussi, par exemple dans l’expérience blockchain de Carrefour pour la traçabilité du poulet), le fonctionnement est différent et la sécurité moindre (certains acteurs peuvent garder la main sur les protocoles et les machines) et doit être axée sur une confiance plus forte entre les membres du réseau. En revanche la blockchain privée permet de plus facilement accéder à plus d’informations sur les entités ou personnes faisant les transactions, chose plus difficile puisqu’anonyme sur une blockchain publique et d’opérer plus de transactions.

« Je suis fermement convaincue que la blockchain est l’avenir du textile et du secteur de l’habillement en général. De nombreuses autres industries au Sri Lanka peuvent également bénéficier de l’accès à cette technologie. Bien qu’il y ait encore des défis à relever pour l’adoption généralisée de la blockchain, le potentiel futur de cette technologie est inégalé. » écrit Mme Peiris[9] www.fibre2fashion.com..

Tip Me – un pourboire directement dans les poches de celles et ceux qui fabriquent nos vêtements

Un constat partagé par les fondateurs de Tip Me, une autre expérience de blockchain dans le domaine du commerce équitable dont le but est d’améliorer l’accès à un salaire décent pour les producteurs/rices et artisan∙e∙s en bout de chaine d’approvisionnement. Leur postulat de départ est que le paiement d’un salaire décent ne coûte pas cher aux entreprises et aux consommateurs/rices (1 euro de plus par paire de jeans pourrait rémunérer décemment les ouvrier∙e∙s textiles). Mais comment s’assurer que cet euro supplémentaire arrive bien dans les poches des personnes concernées ? C’est ici qu’arrive Tip Me. Tip Me propose donc concrètement aux consommateurs/rices désieux∙euses de donner un pourboire aux personnes ayant confectionné ou fabriqué leur produit, et que ce pourboire arrive directement sur leur compte en banque, à travers un système utilisant la blockchain. Le pourboire (par exemple 2 euros) est converti en cryptomonnaie, puis transférée dans le compte de la personne concernée, qui peut le retirer en cash dans son lieu d’habitation, à travers un accès à son compte renforcé (rétine, empreinte). De cette manière il est assuré que seule la personne ait accès à son argent. Ceci permet aux personnes non bancarisées d’avoir accès à des revenus supplémentaires et au pourboire de ne pas être affectée par les effets de court de change de la monnaie.

Actuellement Tip Me est disponible par le biais de plusieurs marques éthiques (la plupart dans le secteur de l’habillement). Pour rentrer dans ses frais et assurer que les pourboires ne soient pas prélevés par la plateforme, Tip Me demande une participation mensuelle aux marques qui souhaitent mettre en œuvre Tip Me, et permet aux entreprises sous-traitantes de rejoindre également. Cela permet de rétablir une certaine équité dans la chaine d’approvisionnement. Grace à la technologie Blockchain Tip Me rapproche les fabriquant∙e∙s des consommateurs/rices. Sur le site internet de la plateforme, une page entière est dédiée à l’information sur les personnes qui fabriquent nos vêtements.

Le projet de Tip Me pose néanmoins plusieurs questions essentielles dans le débat sur le salaire décent et la technologie blockchain : qui doit porter la responsabilité de payer des salaires décents ? les consommateurs/rices ou les acheteurs et les marques ? Tip Me ne propose pas vraiment par ce biais une réponse durable à cette question. Si les consommateurs/rices augmentent la rémunération des artisan∙e∙s et ouvrier∙e∙s, force est de constater que cette rémunération est donc fluctuante et dépendante d’un comportement « charitable » de la part des consommateurs/rices. Si Tip Me décide de mettre la clé sous la porte, alors les personnes bénéficiaires de ce service seront sans revenus supplémentaires. De même faire porter le prix supplémentaire par les consommateurs/rices n’encourage pas les entreprises à changer leurs pratiques afin de pourvoir payer mieux et de manière durable leurs personnel en bout de chaine. Ici, la technologie blockchain est intéressante pour les questions de transfert monétaire et de bénéfice tiré pour les personnes qui reçoivent l’argent – indépendamment des cours financiers, les pourboires permettent d’être reçus de manière équitable.

L’analyse de contexte sur laquelle se base Tip Me pour la fondation de son projet est également intéressante à mettre en perspective par rapport à l’intersection entre genre et rapport Nord/Sud. Selon Tip Me, et une étude commanditée à l’université de droit de Berlin, 44% des consommateurs/rices seraient prêt∙e∙s à donner des pourboires sur leurs achats, 50% préfèreraient faire leurs achats dans des magasins qui donnent l’opportunité de donner des pourboires et 58% du groupe de discussion sont des femmes (jeunes, urbaines, éduquées entre 25 et 40 ans). Entre les lignes, le poids et la responsabilité de la contribution à un salaire décent dans un secteur qui concerne d’ailleurs largement des femmes ouvrières serait donc portée par… des femmes. Sachant également que les inégalités de salaires sont encore prégnantes partout dans le monde, que l’austérité touche plus durement les femmes[10]Dana Abed et Fatimah Kelleher, « L’austérité : aussi une question de genre », s. d., l’ambition de Tip Me n’est malheureusement pas vraiment à la hauteur des enjeux du paiement d’un salaire décent. Ajoutons aussi la démarche « charitable » des consommateurs/rices plus « riches » et privilégié∙e∙s d’un côté vis-à-vis des personnes qui confectionnent les produits dans des pays du sud global, qui ne fait pas honneur au principe 1 du commerce équitable pour la création d’opportunités économiques.

Si la plateforme permet d’apporter une solution pansement, dont l’intention est louable et le projet innovant dans le sens technique du terme, elle est également un exemple que la blockchain n’est pas la réponse à tout et à utiliser avec parcimonie.

La blockchain dans des chaines d’approvisionnement conventionnelles au service de l’amélioration des revenus des producteurs/rices

Il existe également dans le secteur agro-alimentaire d’autres initiatives mêlant blockchain et lutte contre les inégalités et la pauvreté. C’est le cas de BlocRice[11]« Blockchain for Livelihoods from Organic Cambodian Rice (BlocRice) », consulté le 14 décembre 2022, … Continue reading un projet porté par Oxfam-Pays Bas au Cambodge avec des producteurs/rices, coopératives et entreprises exportatrices de riz. Ce projet permet d’assurer des paiements en temps et en heure, et selon le respect des clauses contractuelles données aux producteurs/rices de riz bio afin de réduire l’impact négatif des mauvais pratiques d’achats (paiements retardés, négociations injustes etc). Le projet utilise la blockchain sous forme de contrat numérique entre des producteurs/rices de première ligne, organisé∙e∙s en coopérative agricole, une entreprise exportatrice de riz cambodgien et une entreprise revendeuse aux Pays-Bas, afin d’améliorer les moyens de subsistance des agriculteurs et les conditions de leur chaîne d’approvisionnement. A travers une plateforme électronique, les utilisateurs/rices (de la production à la consommation) auront ainsi une traçabilité complète de la chaîne de valeur. Ainsi, le∙a consommateur/rice saura avec certitude que les agriculteurs/rices ont été payé∙e∙s correctement pour leur riz, ce qui contribue à leur résilience et un revenu durable. Parmi les défis du projet : l’accessibilité à la technologie et en particulier aux smartphones, que les agriculteurs/rices ne possédaient pas ou peu.

Le projet pilote lancé en 2018 s’est révélé un succès, permettant aux cultivateurs/rices d’avoir accès à des revenus plus réguliers et corrects. En 2020, une seconde version du projet s’est lancée avec cette fois ci une analyse de contexte appuyée par une évaluation ciblée de l’impact sur les droits humains de la chaîne de valeur du riz bio, du Cambodge à l’Europe (Human Rights Impact Assessment)[12]« Blockchain for Livelihoods from Organic Cambodian Rice (BlocRice) ».. Les principaux risques constatés dans la chaîne de valeur étaient l’écart entre revenu de base et revenu décent et le manque d’échange transparent de données au sein de la chaîne d’approvisionnement. Ces deux risques seront donc pris en considération dans l’application et surveillés pour les deux saisons suivantes (2021 et 2022) afin de savoir si la technologie blockchain peut se révéler un outil pertinent dans l’amélioration des revenus et la baisse des risques associés aux violations de droits humains.

Les limites de l’utilisation de la technologie blockchain

Comme toute technologie, la blockchain ne vient pas sans son lot de complication. Environnementale d’abord : la blockchain est très consommatrice d’électricité et donc émettrice d’une quantité assez lourde de gaz à effet de serre. Si les chiffres divergent, le département de recherche de l’université de Cambridge estime que la production annuelle de Bitcoin consomme 94.49 TWh (terra-watt/heures) d’électricité, soit plus que la Belgique (83.4 TWh par an)[13]« Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI) », consulté le 14 décembre 2022, https://ccaf.io/cbeci/index/comparisons.. Coder requiert en effet un certain nombre de serveurs, et l’impact de la pollution numérique n’est plus à démontrer (selon le Livre du climat de l’autrice Estelle Gonstalla, 14% émissions globales de CO2 seront produites par les centres de données en 2040).

Dans une thèse universitaire de M. De Loose[14]{Citation}, reprise dans un article de M. Huber[15]« Huberisation | A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 5 : une technologie loin d’être neutre », consulté le 8 décembre 2022, … Continue reading, les chiffres indicatifs donnés sont les suivants (pour 2021) : « pour une consommation électrique annuelle de 80,2TWh, le réseau émettrait en moyenne 38 millions de tonnes équivalent CO2 (avec une fourchette allant de 17 à 71 MtCO2e), auxquelles il faudrait ajouter environ 1.3 MtCO2e d’émissions liées à la fabrication des puces électroniques sur l’année 2019-2020. Au total, les blockchains émettraient ainsi plus de 39 MtCO2e par an. C’est autant que l’empreinte carbone de 3 200 000 français, soit l’équivalent d’une région comme la Bretagne. »

Dans un monde aux limites planétaires finies et pour certaines d’entre elles déjà fort dépassée, la question de la technologie comme solution à des problèmes que nous serions en capacité de résoudre à travers des changements de gouvernance, de comportement, de pratiques et de procédures légale doit être posée. Si la technologie semble « facile » et à portée de main, elle n’est en revanche pas toujours la solution idéale en matière d’environnement.

Une autre limite de la blockchain concerne les relations de confiances et la gouvernance. D’abord, la blockchain ne remplace pas tous les intermédiaires, certains sont recréés pour faire fonctionner le système de vérification. Dans la vision initiale utopique de ses créateurs/rices, la blockchain comme manière d’échanger de manière décentralisée, sécurisée et transparente se heurte aussi aujourd’hui à sa récupération par des institutions dominantes (Etat, banques, entreprises etc).

La confiance est la clé pour opérer des systèmes de blockchain efficaces, transparents et sécurisés. La technologie reste un reflet de nos échanges commerciaux : or, un système d’échange qui se veut démocratique, ouvert, accessible et décentralisé requiert la confiance et la participation des personnes et organisations concernées. Sans confiance, sans partage et avec des modèles de gouvernances opaques, la blockchain ne résoudra aucune problématique – elle sera juste le reflet du système qui l’applique (un peu comme l’exemple des crypto-monnaies spéculatives).

Son impact sur les relations Nord/Sud – blockchain, un outil de décolonisation ?

Dans un article publié sur Bitcoin Magazine par M. Alex Gladstein, l’auteur interroge l’utilisation de la crypto-monnaie à des fins de décolonisation. En retraçant l’histoire de la colonisation par la France de 15 pays sur le continent africain soumis à la répression monétaire (à travers la zone CFA (francs africains)), l’auteur rappelle les inégalités monétaires entre pays impérialistes et anciennes colonies.

« Les pays de la zone CFA n’ont aucun pouvoir discrétionnaire sur leurs réserves stockées à l’étranger. Ils ne savent pas comment cet argent est dépensé. Entre temps, Paris sait exactement comment l’argent de chaque nation CFA est dépensé, car elle gère des « comptes d’opérations » pour chaque pays dans les trois banques centrales.

La répression monétaire continue d’être cachée, et on n’en parle pas dans les cercles polis. La réalité d’aujourd’hui pour les 182 millions de personnes vivant dans les pays de la zone CFA est que, même s’ils sont politiquement indépendants de nom, leurs économies et leurs monnaies sont toujours sous domination coloniale, et les puissances étrangères continuent d’abuser et de prolonger cette relation pour exploiter autant de valeur que possible de leurs sociétés et de leurs géographies. »[16]« Combattre le colonialisme monétaire avec le code open-source de Bitcoin (BTC) ».

Avec le Bitcoin et la possibilité d’avoir accès à un portemonnaie décentralisé et en dehors du système bancaire classique, c’est toute une autonomie bancaire retrouvée pour les personnes victimes de cette répression monétaire. D’ailleurs ces enjeux transcendent aussi les conflits mondiaux et les outils répressifs ou punitifs des grandes puissances (embargo, sanctions économiques sur d’autres pays etc).

Cependant, si la blockchain dans ses diverses applications (crypto-monnaies) et autre peut être un outil d’émancipation économique et de décolonisation, alors « elle ne doit pas montrer de propension à se déployer vers des projets néocoloniaux, et elle doit être utile pour la justice réparatrice. Si les technologies distribuées limitent les libertés des groupes vulnérables et laissent intact l’héritage de la dépossession coloniale, qu’elles aient été « coproduites» ou non, alors leur conception n’est pas décolonisante. »[17]« Crypto ». Traduction de l’article original : Howson, Pete (2021) Distributed degrowth technology: Challenges for blockchain beyond the green economy. Ecological Economics, 184. p. 107020. ISSN … Continue reading, explique le chercheur M. Howson.

La question que nous devons nous poser en tant qu’organisation de commerce équitable si nous devons envisager la blockchain comme solution de traçabilité et d’améliorations des conditions de travail de nos partenaires de CE est : ces outils sont-ils au service de notre capital ou au service d’une véritable émancipation économique des personnes concernées directement par la problématique que nous souhaitons résoudre ?

Pour conclure, la technologie de la blockchain est un outil intéressant pour amener plus de transparence, re interroger son modèle de gouvernance et plus en amont, son modèle d’affaires en tant qu’entreprise ou organisation de commerce (équitable ou non). Cependant, cet outil comme tous les autres outils technologiques à notre disposition n’est pas une baguette magique qui aurait réponse à tout. Utilisé dans une perspective d’émancipation économique, de partage d’informations, de garantie d’authenticité, de collaboration et de confiance, cet outil peut assurément révolutionner la manière dont nous concevons les échanges économiques. Toute proportion gardée sur les limites de cette technologie à commencer par son appétit pour l’énergie. Dans une perspective techno-solutionniste, au service d’un effet de mode ou d’accaparement de richesses et de capital, cette technologie sera donc égale aux objectifs qu’elle servira : goulue en énergie et au service d’une élite économique.

Notes[+]