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La transition doit passer à la vitesse supérieure

2023 Analyses
La transition doit passer à la vitesse supérieure

Face aux défis sociaux et environnementaux de ce siècle, la nécessité de stratégies et politiques alimentaires plus systémiques et intégrées ne fait plus guère débat, du moins sur le papier. Au niveau européen par exemple, la stratégie « De la fourche à la fourchette » et le projet de loi cadre pour des systèmes alimentaires durables[1] tentent de « désiloter » les politiques, via des changements coordonnés entre domaines (ex. agriculture, santé, environnement) et étapes des systèmes alimentaires (production, transformation, distribution et consommation), premières étapes vers une « Politique Alimentaire Commune »[2]. Qu’en est-il en Belgique, et plus particulièrement en Région Wallonne (RW) ? L’habituelle complexité institutionnelle belge ne facilite pas la compréhension des différentes démarches initiées depuis quelques années. Pour nous aider dans cet exercice, nous avons interviewé Marie Legrain et Estelle Compere Leroy, respectivement coordinatrice et chargée de projet au sein de la Cellule Manger Demain, la structure coordonnant les projets régionaux et initiatives locales en matière d’alimentation durable en RW.

 

Quel est l’historique de la région wallonne en matière de stratégie alimentaire ?

Marie Legrain (ML). En 2017, le ministre de l’agriculture de l’époque, Carlo Di Antonio, a lancé des assises de l’alimentation, qui ont amené deux résultats principaux. Le premier était l’élaboration d’un Référentiel sur les systèmes alimentaires en Wallonie, auquel plus d’une centaine d’acteurs ont contribué et qui a notamment permis de définir l’alimentation durable pour la région. Cela a été suivi de forums avec plus d’un millier d’acteurs de terrain afin d’identifier les freins et leviers pour arriver à des systèmes alimentaires durables. Toute cette concertation a débouché sur la stratégie Manger Demain (MD), le second résultat, qui définit une méthodologie de travail au travers d’une dizaine de points. L’un d’entre d’eux découlait du constat du bouillonnement d’initiatives d’alimentation durable sur les différents territoires wallons. Il était donc nécessaire d’avoir une structure ayant une vision globale, qui pourrait faire circuler l’information, partager les bonnes pratiques et opérationnaliser avec des acteurs de terrain certaines actions. C’est comme cela qu’est née la cellule Manger Demain, qui appartient à l’asbl Socopro et dont fait également partie le Collège des producteurs. Le but de cette structuration était de connecter les secteurs de la production agricole et de l’alimentation pour améliorer la cohérence de l’approche.

Quid de Food Wallonia ?

ML. L’une des mesures de la stratégie MD concerne la mise en place de conseils de politique alimentaire (CPA) comme structure de démocratie participative sur le territoire. Cela à deux niveaux : à l’échelle locale[3] et à celle de la région wallonne (ce dernier s’appelant le CwAD, pour collège wallon de l’alimentation durable). Il regroupe une quarantaine de structures de divers horizons. Une de ses premières missions était d’élaborer un plan d’action pour la Wallonie, appelé Food Wallonia. C’est une liste d’actions venant compléter des actions préexistantes, afin d’avoir une approche globale efficace[4].

L’élaboration de ces différents documents, stratégiques et opérationnels, en matière d’alimentation s’est-elle inspirée d’exemples à l’étranger ?

ML. Ce sont les 40 acteurs du CwAD qui se sont réunis pour élaborer le plan d’action Food Wallonia, chacun avec ses propres connaissances et références. Il n’y a pas eu de travail de benchmarking organisé et systématique préalable à ces ateliers de réflexion. Mais une analyse est prévue par la direction Développement Durable de la Région Wallonne, qui a lancé un marché public pour analyser les stratégies alimentaires en dehors de nos frontières. Reste qu’au sein de notre cellule, nous sommes en contact avec différents acteurs étrangers dont l’on s’inspire parfois, par exemple des chercheurs associés au Pacte de Milan de politique alimentaire urbaine.

Quel sont les rôles de (et au sein de) la région wallonne, notamment vis-à-vis de ces initiatives et des autorités locales ?

ML. Les rôles sont assez clairs je pense. L’administration est en charge de l’orientation stratégique et de l’animation du CwAD. La cellule MD est plus opérationnelle et facilite notamment le réseau des CPA. Nous essayons d’avoir une vue d’ensemble des différents territoires et bonnes pratiques. Cela nous permet d’apporter un appui quand cela est nécessaire et d’identifier où il y a des besoins de renforcement. L’idée est vraiment d’être une courroie de transmission entre les CPA, le CwAD et l’administration.

Estelle Compere Leroy (ECL). Tout cela fonctionne de mieux en mieux je dirais. La dynamique est relativement nouvelle, la plupart des CPA ayant moins de 2 ans. Certains sont bien lancés tandis que d’autres en sont encore dans une phase de recrutement de leurs membres ou dans la définition de leur cadre. Il faut pouvoir gérer ces différents états d’avancement au sein du réseau. Une des difficultés concerne les financements : il n’existe aucune certitude quant à leur pérennité. C’est évidemment compliqué dans ces conditions de travailler correctement et de garder de la motivation, même si les CPA viennent d’apprendre qu’ils vont encore être financés pour quelques mois. Ce réseau fonctionne malgré tout très bien. Une belle dynamique d’échanges a été créée et ils profitent bien des apprentissages mutuels.

Qu’en est-il du Green Deal Cantines durables ? N’est-ce pas un exemple de gestion plus directe au niveau régional d’un projet en alimentation durable ?

ML. Ce Green Deal Cantines durables (GD CD) a deux objectifs : le premier est d’accompagner les cantines vers la labellisation, le second est la relocalisation de l’assiette. Sur ce deuxième point, l’idée est de travailler sur l’approvisionnement, à l’aide de juristes experts dans les marchés publics. Nous travaillons également à mettre en lien des producteurs locaux avec les cantines inscrites. L’idée est de faire en sorte que les produits de ces cantines soient plus qualitatifs et plus proches de la production wallonne.

ECL. Il existe également le programme Le coup de pouce « Du local dans l’assiette », un subside répondant à l’objectif de soutenir financièrement la relocalisation de l’assiette. Il couvre jusqu’à 50% du prix des repas en produits locaux et jusqu’à 70% pour les produits locaux et bio. Nous sommes au maximum du financement actuel (environ 800.000€), au bénéfice d’environ 270 cantines, toutes signataires et dans la dynamique du GD CD (qui comprend un total de 330 cantines).

L’impact de ce programme est-il mesuré ?

ML. L’impact a été mesuré l’année passée, alors que nous étions encore en phase de test. Plus d’une centaine d’acteurs de l’approvisionnement ont été contractualisés par les cantines, pour environ 300.000€ de transactions financières.

ECL. Au niveau qualitatif, beaucoup de cantines nous ont dit, notamment via des enquêtes téléphoniques, que ce programme avait énormément d’impact sur leur approvisionnement en local et en bio. Elles ont également indiqué avoir démarré de nouvelles collaborations avec des fournisseurs locaux. Ces derniers ont des retours similaires, soulignant combien ce programme peut soutenir le développement de filières en région wallonne.

ML. Notamment via les factures, le ‘Coup de pouce’ nous donne une mine de données quantitatives, encore à traiter, sur l’utilisation de subsides, les types et quantités de produits, les fournisseurs, etc. Cela nous permettra dans le futur de mieux caractériser la demande des cantines et l’offre des producteurs.

Le paradigme du GD CD semble être l’approvisionnement local, et non la durabilité. Comment s’assurer de l’automaticité du lien et de manière plus générale, promouvoir l’agroécologie ?

ML. Le programme concerne tous les aspects de la durabilité, pas seulement le local. Nous ne sommes pas porteurs du slogan « C’est bon, c’est wallon ». Nous sommes très attentifs aux autres aspects, par exemple la rémunération des agriculteurs ou l’impact environnemental. Les critères de sélection de notre charte des acteurs de l’approvisionnement vont par exemple exclure des Coca-Cola ou des Nestlé[5]. Certains critères sont plus qualitatifs et nécessitent donc de passer par un jury de sélection. Pour les cantines, tous les aspects du durable sont traités via les critères du label Cantines durables[6]. L’aspect local y est couvert différemment, via un critère de renseignement sur l’origine des produits, du fait qu’il est illégal dans les marchés publics de sélectionner un produit sur un critère d’origine (pour des raisons de libre concurrence).

Un objectif d’autosuffisance alimentaire est-il évoqué dans ces différents documents?

ML. On parle de résilience plutôt que d’autosuffisance, qui sont deux concepts différents. Dans tous les cas, nous ne sommes pas dans une démarche d’autosuffisance à 100% et restons ouverts à des produits de l’extérieur. Notre approche est en cercles concentriques : si l’on ne trouve pas de produit durable proche de chez nous, on élargit les sources d’approvisionnement. Encore une fois, la priorité est au durable car il existe du local qui n’est pas durable.

Vous appuyez-vous sur des définitions officielles des circuits courts et/ou de proximité ?

ML. Le local est l’un des aspects de la durabilité mais il n’est pas défini de manière précise dans le référentiel wallon, par exemple en nombre de km. La région définit plus précisément les circuits-courts, en fixant un intermédiaire maximum[7]. Notre charte les définit de manière plus large, en demandant à chaque intermédiaire d’avoir une plus-value, donc plus qu’un intermédiaire si cela se justifie. On peut par exemple avoir un maraicher, une coopérative, une légumerie et enfin la cantine.

ECL.Une légumerie a en effet un apport important dans le contexte de la restauration collective, qui a des besoins différents par rapport à des consommateurs à l’échelle d’un foyer.

Le terme d’agroécologie est-il repris dans ces différents programmes ?

ML. Il n’est pas utilisé non. Nous cherchons à davantage l’intégrer dans notre approche mais nous sommes dans un secteur qui travaille majoritairement par l’intermédiaire de marchés publics, ce qui nécessite d’objectiver les critères. Avec le bio par exemple, c’est facile : on demande un label bio ou équivalent. C’est beaucoup plus compliqué avec des produits issus d’une démarche agroécologique, même si on pourrait théoriquement prendre séparément différentes composantes objectives de l’agroécologie, par exemple le non-labour. Mais nous sommes très intéressés par les approches agroécologiques et sommes donc preneurs de toute suggestion pour résoudre ce « problème » des marchés publics.

Les systèmes participatifs de garantie (SPG)[8] ne pourraient-ils pas être utilisés ?

ML. Non car ils ne bénéficient pas d’une reconnaissance légale. Les marchés publics ne nécessitent pas nécessairement un label, mais quand c’est le cas, il faut un audit externe et indépendant. En l’absence de label, il faut prouver l’équivalence, toujours sur des critères très objectifs. Je ne vois pas comment appliquer ces principes des marchés publics, très binaires, à des processus dynamiques tels que les SPGs. Nous avons cependant un juriste dans l’équipe qui se renseigne sur ces points, en cherchant notamment à s’inspirer d’autres pays.

Quels moyens ont-ils été mis en place pour faire le suivi de ces politiques d’alimentation durable, pour mesurer leur impact sur le territoire ?

ML. Un baromètre de l’alimentation durable est en projet au sein de l’administration. Il y a encore beaucoup de questions en termes de méthodologie, par exemple la part de données quantitatives vs. qualitatives. Mais il devrait reprendre des données existantes et n’aurait pas pour vocation d’en créer de nouvelles.

Qu’en est-il de l’Etat des lieux de l’alimentation durable publié par MD ?

ML. Avoir une vue d’ensemble sur les territoires fait partie de nos missions chez MD. Nous n’essayons pas ici d’avoir des données chiffrées ou de quantifier où on en est dans le processus de transition. C’est plutôt un « bottin » des initiatives à connaitre quand on s’intéresse à l’alimentation durable en Wallonie. On va y retrouver des formations, les GAL[9], et plein d’autres dynamiques. Elles sont référencées soit à l’échelle de la région wallonne, soit par province, pour aussi avoir une vue au niveau local.

Sur quelles étapes des systèmes alimentaires wallons faut-il d’après vous maintenant se concentrer, notamment en matière de financements ?

ML. Au sein de la cellule MD, la priorité est donnée aux débouchés et à l’accessibilité. Beaucoup d’efforts, notamment dans le cadre du plan de relance, ont été faits sur les étapes en amont – la production, la logistique, la transformation. Or, on sait que cela bloque au niveau des débouchés, en particulier sur la question des prix. C’est pour cela que l’on essaie d’orienter les financements publics sur cette question des débouchés. On accepte l’idée d’une part qu’un aliment de qualité soit plus cher, notamment car il est plus rémunérateur pour les producteurs. D’autre part, les cantines doivent conserver un coût bas pour les usagers et ne pas, par exemple, appliquer des doubles prix assiettes classiques vs. durables. On sait bien que le pouvoir d’achat des particuliers baisse, que la priorité n’est pas toujours donnée à l’alimentation et qu’il y a un fort mouvement vers le hard discount, comme le montre l’Observatoire de la consommation de l’APAQ-W[10]. Pour toutes ces raisons, une intervention des pouvoirs publics est nécessaire pour rendre l’alimentation durable concurrentielle par rapport à l’alimentation de moins bonne qualité. C’est sur ces principes que nous avons développé les Coups de pouce « Du local dans mon assiette » et « Du local dans mon point de vente». On travaille sur les débouchés pour que tout le travail fait en amont porte ses fruits et fasse sortir l’alimentation durable d’une niche de privilégiés. D’après l’Observatoire de l’APAQ-W, les circuits-courts ne représentent encore que 7% des achats alimentaires. Il faut passer à la vitesse supérieure si l’on veut que cette transition fonctionne.

 

Patrick Veillard

Notes

[1] En anglais FSFS, pour “Framework for Sustainable Food Systems”. Voir aussi : Ghijselings A. Septembre 2023. Pacte vert européen. Une loi-cadre ambitieuse pour des systèmes alimentaires durables. Note politique CNCD 33#.

[2] Référence à la Politique Agricole Commune (PAC), qui a longtemps été (et continue majoritairement à être) la politique façonnant le contenu de nos assiettes, nos paysages, les revenus des agriculteurs/trices, ou l’impact des systèmes alimentaires sur le climat et la biodiversité. Voir aussi : IPES Food. 2019. Vers une politique alimentaire commune pour l’Union Européenne. Les réformes et réalignements politiques nécessaires pour construire des systèmes alimentaires durables en Europe.

[3] Les CPA locaux sont définis sur le site de MD comme des structures de gouvernance collaborative rassemblant des acteurs d’un même territoire et gravitant autour des différentes dimensions de l’alimentation, en vue d’y soutenir une dynamique de transition vers un système alimentaire durable. Fin 2023, il y avait en région wallonne 11 initiatives de CPA en cours, notamment à Liège, Namur et Charleroi, couvrant près de 70% de la population. Le site de Canopea référence de nombreuses ressources sur les CPA, véritables plateformes collaboratives multi-acteurs. Voir notamment l’étude 2022 « CPA : définition, raison d’être et balises méthodologiques » ainsi que le diagnostic de situation de février 2023.

[4] Ce plan d’action Food Wallonia est composé de 19 actions qui contribuent aux six objectifs stratégiques du référentiel « Vers un système alimentaire durable en Wallonie ».

[5] Voir l’article 10 de la Convention de transition écologique du GD CD.

[6] Voir le Vademecum du Label Cantines durables et ses critères (version septembre 2022).

[7] A noter qu’il existe également une législation européenne, moins précise puisqu’elle définit les chaines d’approvisionnement courtes comme impliquant « un nombre limité d’opérateurs économiques, engagés dans la coopération, le développement économique local et des relations géographiques et sociales étroites entre les producteurs, les transformateurs et les consommateurs ». UE. 11/03/2014. Règlement délégué (UE) n°807/2014 de la Commission complétant le règlement (UE) n°1305/2013 du Parlement européen et du Conseil relatif au soutien au développement rural par le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER).

[8] Les systèmes participatifs de garantie sont « des systèmes d’assurance qualité orientés localement. Ils certifient les producteurs sur la base d’une participation active des acteurs concernés et sont construits sur une base de confiance, de réseaux et d’échanges de connaissances » (définition IFOAM 2008). Wikipedia. Système participatif de garantie. Consulté le 19/12/2023.

[9] Les « Groupes d’Actions Locales » (GAL) sont des groupements de partenaires des secteurs public et privé permettant de mener des projets intégrés sur plusieurs communes (semi) rurales. Leur objectif est de dynamiser économiquement et socialement les campagnes tout en réduisant la pauvreté. Ils ne sont pas limités au secteur alimentaire, couvrant de manière multisectorielle des thèmes comme l’économie rurale, la mobilité ou l’énergie. Aujourd’hui, 20 GAL composent le territoire wallon. Tellier C. 29/09/2022. Nouvel appel pour la création ou le renouvellement de 20 Groupes d’Actions locales (GAL).

[10] L’Agence Wallonne pour la Promotion d’Une Agriculture de Qualité (APAQ-W) est un organisme d’intérêt public qui vise notamment la promotion de l’image et des produits agricoles, l’assistance commerciale et technique et la promotion des labels, marques et appellations d’origine.